Docteur
CHRONIQUE DU PASSAGE
ENTRE
Entre Lucien
25ème ‘chronique
du lundi’. Lundi. 23 avril 2007. Avons-nous perdu le sens des mots ?
De quoi je parle quand je cite ‘le travail d’accueil’, ‘les hommes plutôt que
les pierres’, ‘pas de chambre d’isolement’, ‘Surréalisme’? M’a-t-il été
demandé.
Je réagis en
comprenant bien tard que je n’ai pas su transmettre le sens de la REVOLTE que
soutenait Lucien Bonnafé.
(La tension monte. Nous sommes entre les deux tours de
l’élection présidentielle. L’avenir ‘sera’ difficile, même pour ce pays très
riche. La lucidité est une exigence. La connaissance du contenu des mots aussi.
Même mon PC perso, -sans jeu de mot-, s’est mis en panne, et m’oblige à aller à
Bondy demander asile ( !) aide à l’association de mon ancien secteur, …et
puis c’est la fin de cette aventure de 6 mois d’écriture hebdomadaire ; de
ce fait l’écriture est un peu ‘secouée’ ; à chacun de la reprendre à son
compte)
I - Répondons à ces questions posées d’abord, nous suivrons
les découvertes qu’elles nous forcent à faire ensuite.
N’ai-je pas été très prétentieux ? Toutes ces questions
qui m’ont été posées ces jours derniers par d’anciens collaborateurs sur mes
lettres précédentes arrivent certes à point nommé pour continuer comme promis
mon propos sur l’accueil, la crise, dans cette avant-dernière lettre. Mais elles
concernent toutes aussi le travail de Lucien Bonnafé, elles sont toutes
d’actualité, et elles continuent, aujourd’hui comme à son époque, de ‘déranger’,
nous, comme les autres.
Ce terme de surréalisme d’abord. C’était impudent de ma part de l’employer m’a-t-il été dit. C’était surtout à l’époque de sa naissance, très impudent de le créer. Toute l’histoire du surréalisme le prouve : occasion de manifestes subversifs et simultanément d’exclusions successives d’un groupe qui voulait profondément bousculer le monde conventionnel de l’époque, avec violence et générosité à la fois. « Lucien Bonnafé était il surréaliste ? » a-t-il été demandé par un auditeur voulant en découdre et exclure à son tour, lors des échanges organisés par Stéphane Gatti en octobre dernier !
Certes c’est une question, mais je la laisserai flotter autour de sa mémoire. Nous savons qu’il y tenait. Il était poète et tribun. Il n’y cherchait pas un plaisir personnel, c’était sa façon d’exprimer le grand désir qu’il avait de transmettre des valeurs autour de la folie, la créativité et sa subversion essentielle étant à ce carrefour un creuset magistral pour faire ‘la connaissance’ de l’homme, au plus près de sa liberté.
Quand à moi, je me rends compte que j’emploie en effet ce mot bien à la légère par rapport à ces origines. A l’avenir je serai plus attentif. Je tiens pourtant à me l’approprier, même s’il est plus sérieux que ce que je prétendais. J’en garde l’humour et la subversion, une certaine violence peut être, mais j’en refuse la dimension destructrice et d’exclusion que certains ont voulu imposer et que Bonnafé n’avait pas.
Je rappelle ici que mon contrat avec SERPSY a été de proposer pendant 6 mois de faire lien entre le souvenir de Bonnafé et la recherche des jeunes générations, dont nous reparlerons plus loin, sans ménagement peut être, pensant qu’il était possible à la fois de faire du nouveau et de tenir compte des projets qu’avaient nos ‘anciens’, promoteurs de la psychiatrie de secteur. A ce titre c’est une chance pour moi d’avoir eu l’occasion de faire ce détour par l’Italie il y a une semaine, et de vous en avoir parlé aussitôt. Cela m’a permis d’élargir l’enjeu, et de faire éclater le discours nombriliste franco-français sur la psychiatrie, en associant dans un même projet Franco Basaglia et Lucien Bonnafé, l’Italie et la France : des deux côtés une psychiatrie centrée sur l’homme ‘et’ sa cité.
Est-ce si sérieux, m’a-t-il été demandé, il y a deux jours
par mes anciens collaborateurs, de répéter que le pari à tenir est de ‘mettre
les hommes avant les murs’ en psychiatrie, de faire croire que l’on pourrait se
passer des murs, et d’en rajouter en faisant croire que l’on peut soigner ‘sans
chambre d’isolement’ ? J’avoue en être resté ‘interdit’. Se passer de
chambre d’isolement, Lucien Bonnafé l’avait prouvé dans sa pratique et dans ses
écrits dans les années 50, donc avant même les neuroleptiques, mais c’est il y
a si longtemps, me dit on… Ah! Bon. Mais les patients d’aujourd’hui,
pensent ils, même avec les neuroleptiques, seraient plus violents qu’alors !
…Ah Bon. Et les psychiatres italiens se passeraient d’isolement à Trieste (à
Rome, à Florence rajoute
II – Un peu de lucidité.
Arrêtons là ! De quoi parlons-nous ici en vérité ? De notre angoisse à nous soignants, de notre peur à nous ! Soyons lucides un instant. Nous ne parlons pas du tout du patient! Nous ne lui accordons même pas attention. C’est notre confort qui prime.
Regardons le patient, nous comprenons alors que tant que la contention n’est pas perçue par nous comme une atteinte à la qualité d’humanité de la personne, tant qu’elle n’est pas l’occasion d’une identification à l’autre faisant comprendre la violence, le mépris, l’emprise que la contention constitue pour cette personne, la blessure qu’elle installe, le désir de résistance qu’elle provoque chez elle, cela veut dire que l’on accepte dans l’instant que la psychiatrie régresse de deux siècles, avant la découverte de Pinel et Pussin !
III – « Avoir de l’expérience » pour un
soignant et un médecin en psychiatrie est une exigence de base pour aborder les
moments difficiles de notre pratique.
Comment critiquer deux jeunes infirmiers de vouloir utiliser la contention lors d’une difficulté complexe dans un pavillon, comment critiquer un interne de ne pas oser laisser sortir un patient d’un service hospitalier alors qu’il délire encore ? Ce sont deux situations qui ne peuvent être travaillées et ‘dépassées’ que si ces acteurs ont une pratique clinique suffisante. Et ils ne peuvent l’avoir encore à ce stade de leur carrière. Demande t-on à une jeune infirmière de chirurgie d’organiser seule une salle d’opération ; en chirurgie encore demande t on à un interne d’ouvrir et de fermer un estomac ? Ne faut il pas une même solide expérience pour prendre des décisions clés en psychiatrie, décisions qui vont ‘déterminer’ un patient à se sentir compris, ou à percevoir que tout le monde lui est hostile ? Comment considérons nous le travail de la psychiatrie ? Pourquoi avons-nous aussi peu de considération pour les décisions et les gestes forts et précis de la pratique psychiatrique ? La nécessité de former les jeunes doit elle passer avant le respect humain envers la personne qui souffre ? Ce n’est pas parce que l’on dit que le soin en psychiatrie est d’abord humain, que cela annule la nécessité d’avoir acquis une grande expérience pour le mener à bien. Ce n’est pas dévaloriser ces jeunes soignants que de dire qu’ils n’ont pas encore cette expérience.
Le choix du mode de réponse à la violence, comme la décision
d’entrée ou de sortie d’un espace hospitalier, sont des gestes lourds qui
demandent au moins dix ans de pratique, parce qu’il faut au moins dix ans pour
ne pas perdre pied devant la folie et pour arriver à ‘penser’ en psychiatrie, dix
ans pour ne plus être rongé par
Je sais que cette constatation est insuffisante pour convaincre que chacun dans une équipe ne peut jouer le même rôle, contrairement à ce que nous voudrions depuis 68, et pourtant 68 était un moment fort, elle risque même de faire enrager les jeunes qui arrivent et qui s’appuient sur leur enthousiasme à faire ce travail.
IV – Mettre à nu avec assez de force et de clarté les contradictions internes de la folie et de la psychiatrie.
Deux autres points sont plus essentiels à considérer en psychiatrie :
Nous comprenons en effet que toutes ces situations sont faites de contradictions internes que seule l’expérience permet de dénouer.
Essayons de les éclairer en sachant que l’essentiel est de garder notre capacité d’émotions.
Notons les contradictions internes à la folie :
La folie n’est-elle pas d’abord violence fondamentale, bouleversante, douloureuse, faisant perdre les repères, les attaches ? à ce titre nous devons refuser qu’elle envahisse tout, nous allons donc établir des limites à son extension. En même temps n’est-elle pas porteuse d’espoir, nous donnant à entrevoir en éclair des pans entiers de la réalité qui nous avait été maintenus cachés et qui peuvent être source de joies, de construction psychique forte ?
Notons aussi les contradictions internes à la psychiatrie :
La psychiatrie est aussi porteuse de contradictions. Quand elle est occasion de contention, elle est blessure, mépris, violence, sur une personne. Alors elle justifie aussitôt que nous nous élevions pour refuser cette contention. Au point de pouvoir dire que si le soignant ne s’y oppose pas, la psychiatrie qu’il va réaliser est mortifère. Elle tue l’homme.
Mais il n’est pas possible pour autant d’en rester là, de ne rien faire, de laisser la souffrance s’installer, prendre toute la place, et de laisser le malade en proie à ses douleurs. Là aussi, c’est la mort de l’homme qui s’installe. Il faut donc intervenir.
V – La ‘révolte’, cette vague de fond qui peut lever des armées : base d’une militance face à la violence de toute souffrance psychique.
Ainsi dans la rencontre avec la part violente de la folie, comme avec la pratique d’une certaine psychiatrie avec contention, c’est notre capacité de nous REVOLTER qui va être le maître mot.
Au total il est bien question de se battre ensemble, aux côtés de la personne, en refusant toute destruction comme en refusant toute contention ; et il est question de se battre tout en laissant l’autre libre, c’est donc un long chemin.
Nous l’avons dit, soulignons encore un aspect supplémentaire de la gravité de la contention, c’est qu’une fois appliquée, chaque soignant prend goût à la tranquillité apportée ; le désir de confort l’invite à ne plus s’en passer. La contention, la chambre d’isolement deviennent la ‘drogue’ du soignant dès que son angoisse grandit devant un patient.
La contention masque le fait que la réponse que nous cherchons devant une personne qui souffre dans la violence, de façon paradoxale, ce n’est pas simplement la fin immédiate de la souffrance, c’est aussi d’accéder à la compréhension de tout ce qui participe à son apparition, recherche nécessaire si l’on veut qu’elle soit l’objet d’une élaboration psychique par la personne ; nous cherchons à prendre en compte un conflit apparemment insoluble, un soignant ne saurait trouver sa solution dans l’instant, seule l’implication directe de la personne concernée pourra le faire évoluer.
Dans l’urgence de la douleur violente, le souci est de la diminuer certes, mais sans la faire disparaître, car elle constitue l’énergie qui lui est associée et joue le rôle d’un réservoir de force permettant à la personne de chercher à la résoudre ; le conflit continuant à exister va continuer à faire souffrir, et va donc montrer que notre travail de soin est encore insuffisant, il va continuer à inviter chacun à se battre.
Alors que faire ?
VI – Quiproquo sur les termes que nous avons choisi : inconsistance de la ‘crise’, mollesse de ‘l’accueil’.
Notre proposition a été en effet dans notre équipe et avec les autres équipes de commencer par réaliser un ‘travail d’accueil et de crise’ (en réalité nous avons commencé par l’accueil seul comme je le rappellerai plus loin).
Mais un quiproquo s’est installé autour de ces notions : ainsi beaucoup ont voulu attribuer au terme de ‘crise’ une référence clinique ; en fait malgré les insistances de certains elle n’en a pas en psychiatrie, c’est une notion très floue, au carrefour de différents langages techniques : économique, médical, judiciaire. Nous voulions cependant en l’utilisant donner une représentation du ‘climat’ nécessaire au soin à ce moment : il exige en effet la présence chez le patient d’une certaine ‘tension psychique’, qui n’est pas encore le désir d’un soin, mais qui est seulement la preuve d’une difficulté inacceptable, non compatible avec la vie quotidienne, donc forcément douloureuse ; contemporaine d’une attitude ‘passive’ elle ne saurait être laissée à elle-même, car elle tourne en rond. Cette tension nous allons la canaliser.
Un changement dans le fonctionnement psychique est donc souhaitable, mais pour que ce changement soit satisfaisant pour la personne sa participation volontaire et lucide est nécessaire.
Dans le cadre du travail que nous appelons ‘de crise’ et que pensons pertinent malgré ce terme, nous décidons deux choses :
-d’une part nous nous donnons un objectif limité celui de faire naître chez le patient n’ayant pas la conscience que sa souffrance est de nature psychique, un intérêt pour la comprendre, un appétit qui l’amène à être désireux de la faire disparaître, (alors qu’au départ souvent il la dénie),
-d’autre part tout en nous donnant une limite à moyen terme (arbitraire), cad a priori plusieurs semaines à deux mois, nous prenons pendant cette période le temps suffisant pour y répondre.
La plupart du temps les équipes ont choisi de parler ‘d’accueil’ et non de crise. Mais cela amène à réduire tout l’échange que nous venons d’évoquer à un ou deux entretiens ; car comme les soignants n’ont pas préparé ce temps comme un moment d’élaboration psychique durable pour le patient, ils n’ont le plus souvent comme but que de renvoyer vers un autre partenaire le besoin de soin qui a été constaté (besoin, rappelons le, qui n’est pas perçu par la personne elle-même). C’est le danger d’utiliser le langage de l’urgence pour la psychiatrie ; ce langage, il est indispensable de le subvertir, pour transformer la démarche ponctuelle dite urgente en ‘processus durable’, établissant un lien entre une rencontre et la continuité d’un soin, la continuité étant le terrain sur lequel un travail psychiatrique peut effectivement se développer. La continuité a besoin d’être préparée par un temps d’élaboration psychique.
C’est là où nous percevons que notre langage, notre attitude,
prouvent la méconnaissance de la gravité de ce que vit
Notre ‘révolte’ doit être constante au cours de notre rencontre (sachons que cette révolte existe fortement chez les familles). En effet la douleur psychique dans sa violence, son vécu d’éclatement, de morcellement, de dispersion, de flou total, de fin de monde, cette douleur est inhumaine, injuste, inacceptable, révoltante. Pour la famille c’est une révolte contre une autre douleur : une blessure profonde, irréparable, l’effondrement d’un rêve de continuité de cette famille, d’un espoir, d’un idéal.
Notre révolte doit être constante, sinon au fond de nous, persiste sans cesse ce désir d’y mettre fin immédiatement par une mesure de contention ; mais celle-ci nous soulage par l’obstacle qu’elle oppose à une action physique, cependant elle ne modifie pas le vécu psychique de la personne, mais au contraire lui ajoute une agression supplémentaire.
En effet il n’y a de fin possible à cette souffrance que lorsque la personne a pu retrouver sa liberté de choisir ce qui va dans le sens de sa vie, et ce qui lutte contre ce qui l’étouffe, qui l’écrase, l’abandonne, la détruit ; pour faire ce chemin elle a besoin d’être en confiance et d’être accompagnée pendant un temps suffisamment long.
VII – Des liens qui soudent les acteurs les uns aux
autres : nécessité absolue avant tout combat.
Pour faire face à cette douleur et donner une solution à cette révolte, il faudrait bien percevoir ensuite qu’il n’y a de soin possible en psychiatrie que si le groupe de personnes qui veut se constituer en équipe (et l’équipe est bien le noyau indispensable de tout soin psychique : c’est le ‘contenant’ de base) choisit de se ‘coopter’, et de coopter ses nouveaux membres pour mener un combat commun.
Il n’y a pas de psychiatrie sans ‘COOPTATION’. Il n’est pas possible de s’engager dans un soin sans que tous les soignants aient construit entre eux des liens suffisamment solides pour pouvoir résister à la violence des émotions et à la violence de la folie, et ceci en employant des armes communes.
Dans ce cadre chaque équipe va tenir compte du contexte dans lequel elle travaille (qui est donc différent avec chaque secteur : sa géographie, sa population, l’histoire de celle-ci, sa vie, son économe, sa dynamique, ses projets …), chaque équipe tient compte du contrat établi avec les élus et la population de son secteur, elle peut esquisser alors un projet de travail, qui est certes chaque jour à reconstruire, mais qui de toute façon engage profondément chacun de ses membres.
Seule cette cooptation interne permet d’établir les alliances autour desquelles le soin va se construire, avec le patient d’abord, avec la famille et le généraliste, parfois avec eux avant le patient quand celui ci est hors d’atteinte, avec les proches.
Cette alliance indispensable avec ce terrain relationnel proche explique que ce type de travail ne peut se mener à bien qu’à l’échelle d’un seul secteur ; sinon l’anonymat vient vite effacer la qualité des liens, et à nouveau l’ombre de la contention vient proposer ses services inhumains, désincarnés pour combler l’absence de liens.
Ainsi lorsqu’une équipe construit un travail d’accueil et de crise, qui, comme nous venons de le voir, met en place une technique précise, ceci nécessite le soutien direct du chef de service, l’accord global de l’ensemble de l’équipe de secteur, la cohésion précise des membres de l’équipe d’accueil et de crise ; il est donc impossible de confier la responsabilité médicale de cette petite équipe à une jeune recrue médicale n’ayant pas passé suffisamment de temps à s’y former, et n’ayant pas donné son accord préalable à cette forme de travail. Cette recrue laissée seule va immédiatement se recentrer sur sa formation initiale ‘diagnostic, pronostic, traitement’, qui est certes la base incontestée de sa formation médicale, mais qui pour autant ici n’a pas de sens. Elle va retrouver son fonctionnement ‘individuel’ alors que la fonction requise est un travail ‘de service public’ qui associe santé publique et soin individuel, dans un travail d’équipe. Exigence d’autant plus fondamentale que la formation médicale de base classique ne passe pas par une formation de santé publique, et que la psychiatrie telle qu’elle est enseignée ne prend en considération que l’individu, ne tient pas compte de son appartenance ‘vitale’ à un groupe, d’abord représenté par sa famille ; le soin des psychoses s’appuie toujours sur la dimension collective, ici celle d’une équipe. Il en est de même des nouveaux soignants de l’équipe.
Il est donc bien question de ‘transmission’ ici, celle ci ne peut se faire que dans le ‘compagnonnage’ et par des séminaires réguliers de formation permanente, qui sont une nécessité.
Ce n’est que lorsque les soignants ont bien en main cette technique d’accueil crise, qu’ils peuvent la dépasser et remettre au premier plan du soin leur attention à l’homme, avant d’utiliser cette technique de crise, mettant cette technique au service de l’humain.
La ‘cooptation’ est donc une dimension incontournable du travail en équipe de secteur, comme collectif remplissant un rôle de service public.
La question théorique difficile est la limite que l’on donne au travail d’accueil :
-ce n’est pas un geste d’urgence qui se suffit à lui-même, et ne dure qu’un à trois entretiens
-c’est un « processus », et pour autant il est limité dans le temps, car il a un but précis : entrouvrir la carapace de refus du monde exprimé par le patient, et provoquer chez lui du désir de comprendre, de vivre, d’échanger, … mais sans aller plus loin dans le cadre du travail d’accueil, pour que le patient trouve le goût et le désir de continuer ce temps par un soin au long cours avec les autres membres de l’équipe de secteur, disponibles et plus expérimentés pour cet autre outil de travail.
Portés par la certitude que dans toute souffrance psychique, existe en même temps une part d’espoir. Mais il faut se battre et souffrir pour que le patient découvre ce désir, pour qu’il sorte de sa gangue de conviction, pour qu’il prenne son élan, son souffle vers un but extérieur.
Au total nous
comprenons que la question fondamentale pour chaque soignant est de garder son
sens de la « révolte » contre l’aspect négatif de la folie, et contre
l’aspect inhumain de la psychiatrie, pour que puissent s’épanouir leurs aspects
positifs.
De ce fait, je me vois obligé de remettre en cause le langage que nous avons utilisé car il masquait la réalité de notre démarche
VIII – Des raisons qui nous ont amenés à cultiver la mollesse et le luxe dans le travail d’accueil et de crise, malgré les appels à la réalité par les usagers : les pièges.
Pour comprendre ce détour par l’accueil au début de notre secteur, je dois expliquer que j’ai été tellement révolté du spectacle des lieux de soin psychiatriques rencontrés entre 1961 (date de mon premier contact avec la psychiatrie) et 1971 (date de ma première responsabilité comme médecin chef), que cela a masqué la violence de la réalité de la folie ; celle ci en effet existera toujours, quel que soit le lieu où elle se déroule ; de même cela m’a masqué jusqu’en 2001 l’autre violence, celle vécue par les familles.
De ce fait dans les exposés et les écrits j’ai toujours donné de l’accueil une description ‘gentille’, trop gentille.
Des mots nouveaux sont à trouver pour représenter avec ‘force’ la démarche ‘dure’ qui est entreprise dans ce travail essentiel.
J’emploie ce mot ‘accueil’ depuis 30 ans, date de notre premier ‘projet de secteur’ en 1977, ce projet comprenait une unité d’accueil intra hospitalière effectivement créée à ce moment.
Il a fallu la violence des paroles de patients lors d’une réunion publique à Bondy en 1979 pour que notre équipe et moi percevions que ce que nous demandaient les patients, ce n’était pas un accueil dans un ancien asile stigmatisé, qu’ils rejetaient avec force, c’était une vraie disponibilité des soignants en ville, en permanence.
Nous avons compris que cette demande était essentielle, mais je n’en ai pas pour autant changé de terme, j’ai gardé ‘accueil’ alors que tous les éléments de compréhension étaient déjà présents pour le désigner autrement.
Ainsi avec l’équipe nous nous sommes battus pour déplacer cette
unité ‘d’accueil’ depuis l’hôpital jusqu’à Bondy et la rendre effectivement
disponible 24/24h en 1982 ; après avoir travaillé avec Andréoli en 1985, l’équipe
a accepté de la transformer en « unité d’accueil et de crise » en
1987 unité que
Il est donc nécessaire de mettre des mots nouveaux sur l’activité complexe et difficile qui, s’y déploie. Commençons par la décrire avec plus de précisions :
Certes le premier temps de ce travail dans cette unité est bien celui là :
D’abord devant un nouveau patient ou un patient en ‘rupture’ de soin le but est d’établir un ‘lien’ avec lui.
C’est ainsi que souvent j’ai pris l’image de la ‘rencontre’, et j’ai insisté pour décrire ce qu’il faut déployer comme ‘efforts’ si on veut qu’elle se déroule dans les meilleures conditions…
Je parle de la disponibilité du soignant, de ma disponibilité, de nos regards, de la poignée de mains, de la présentation que le soignant fait de lui, je précise à ce moment là que ‘je fais comme si je recevais cette personne chez moi’, espérant que la personne qui souffre va faire de son côté un même mouvement, ‘comme si elle me recevait chez elle’ ; ceci se déroule à chaque rencontre quel que soit le lieu où elle se déroule, dans un lieu de soin, au domicile de la personne (donc peu importe le lieu, c’est le lien à tisser là qui est important). Mais cela demande un travail considérable sur soi, on ne saurait trop le minimiser.
Ainsi se construit peu à peu une confiance qui va se consolider au fur et à mesure de nos entretiens.
Nous voyons donc clairement que le terme ‘accueil’ est un piège, et qu’il est insuffisant : en effet on se laisse aller à penser qu’un accueil se fait une fois, on se présente, on se comprend, on explique, puis on a envie de conclure… qu’il faut que la personne aille ailleurs pour se faire soigner, on se contente de lui donner une adresse, et on lui dit adieu, … en n’oubliant pas d’ajouter que si ça ne marche pas… on est toujours là ... ce qui est un vrai tour de passe-passe (en effet on le laisse tomber en lui laissant entendre que ‘tout peut recommencer’, ce qui a la vertu de le culpabiliser d’emblée, et on ajoute que par contre nous, nous restons disponibles… ce qui nous met en position de supériorité).
Alors, il faut en convenir, tout cela est tout à fait nul ! C’est tout juste un guichet de renseignement dans un hall de gare ! Mais ce n’est pas du travail de psychiatrie !
Après avoir constaté que notre équipe d’accueil était épuisée par son renouvellement quotidien de l’accueil en 1984, j’ai cru dépasser cet épuisement en 1985-7 en ciblant mieux notre travail après avoir rencontré Andréoli, en parlant de « travail de crise », et en proposant à l’équipe une technique difficile, où tout en continuant les missions précédentes, (celle de la disponibilité permanente sur le site et de la disponibilité à toute demande des urgences de l’hôpital général de l’AP tout proche), nous décidions de nous appuyer sur la nécessité qu’il y avait à créer le lien et la confiance avec le patient en faisant intervenir un ‘noyau’ dur de deux infirmiers qui seraient les mêmes, pendant une durée suffisante, tout en limitant l’intervention pour construire une démarche ayant un but thérapeutique précis celui de diminuer un peu les mécanismes de défense du psychisme des patients pour qu’ils passent d’un état de passivité, et de déni, inconscients de la nature psychique de leurs souffrances, à un début d’intérêt et d’appétit pour leur propre vie psychique. Un tel travail de crise, ne le cachons pas, est complexe et difficile (établir des étapes complémentaires pour soutenir le dialogue pendant un à deux mois autour d’interaction, hypothèse, intervention de crise), et nécessite une formation permanente.
Mais ce travail a été très efficace, a révolutionné le travail de l’équipe de secteur, montrant que cette unité faisait un travail de soins intensifs meilleur que celui que l’on faisait avec les longues hospitalisations. L’équipe l’a vivement apprécié puisqu’elle continue depuis 1987.
Deux indicateurs de cette efficacité sont à noter :
-le nombre de patients hospitalisés sous contrainte a fort diminué et l’est resté
-et l’AP de Paris cette année encore donne officiellement les urgences de Bondy comme la meilleure formule par rapport à tous les hôpitaux de la région (elle associe qualité des liens et des résultats, le pourcentage de problèmes psy reste modeste (7 à 10%), et dont le coût est le plus bas).
J’ai cru par fidélité avec notre origine que le terme de ‘travail d’accueil’ suffirait à rassembler, à convaincre, tout en précisant qu’en réalité il était une ‘étape du travail de crise’, son temps premier (pour nous la même conception théorique les soutenait : durée suffisante mais n’excédant pas deux mois, même noyau infirmier tout au long de cette durée, aboutissant à un appétit pour un soin, concrétisé par un ‘passage’ triangulé avec soignants d’avant et d’après). Il n’a convaincu personne parmi nos amis des autres centres qui n’ont pas adopté la théorie du travail de crise. Par la suite de nombreux centres d’accueil, ou de centre d’accueil et de crise ont fermé au fil des années.
J’ai déjà affirmé cela dans de précédentes lettres, mais je
ne l’ai pas approfondi, en particulier, quand j’ai évoqué le travail de
l’équipe du docteur
IX – Une exigence de base du service public en psychiatrie : d’abord faire face aux personnes qui sont dans les plus grandes difficultés, malades dits difficiles, incasables, rejetés…
Tout au long de ces années, je n’ai pas assez mis en
évidence la complexité, la force et l’efficacité du travail qui se déroulait
dans cette équipe de Bondy, j’ai privilégié à chaque fois la dimension humaine
de
En effet il s’appuie, comme je l’ai dit plus haut, sur deux mouvements profonds chez les soignants qui l’exercent, il s’appuie à la fois :
-sur une double révolte : d’abord une révolte contre la part destructrice de toute folie, contre sa violence, et ensuite contre la part inhumaine de la réponse immédiate de la psychiatrie, que nous ressentons en réaction en nous-mêmes chacun d’entre nous,
-puis sur un double engagement de la part de chaque soignant : un engagement pour se battre contre les deux ennemis que je viens de désigner, et un engagement pour se battre pour que vienne au jour chez le patient sa part saine, son désir de vivre, d’un côté, et de l’autre pour que le soin qui lui soit proposé le respecte, écarte toute contention, s’appuie sur la construction de la confiance, sur les capacités de la personne, sur les ressources psychiques et concrètes de l’entourage relationnel.
Les termes d’accueil, de travail d’accueil sont donc très insuffisants pour décrire la réalité du travail réalisé, même s’ils marchent sur les plates bandes de mes amis de la psychothérapie institutionnelle. J’ai même reçu d’eux un anathème vers 1989, je comprends mieux pourquoi aujourd’hui, 20 ans après le manifeste de « la psychiatrie d’Accueil » que nous avions lancé avec notre grand ami Tony Lainé. Lucien Bonnafé l’avait signé bien sûr. Nos amis avaient cru que nous prônions une psychiatrie ‘se limitant’ à l’accueil. Nous avions écrit le contraire, mais le titre les a trompés, leur critique était donc juste, ils avaient raison, le mot accueil trompait sur la réalité du travail à faire et du travail fait.
Le même écueil subsiste aujourd’hui. Je vous laisse chercher les mots plus adéquats qu’accueil, ou que crise. A vous de travailler aussi ! Ainsi vous nous aiderez. En attendant je reste attaché à dire que nous faisons là clairement un « travail de crise », ne serait ce que parce que ça dérange. D’autres pièges, facteurs d’incompréhension, nous attendent comme nous l’avons déjà dit plus haut à propos des termes de crise et d’accueil que chacun veut s’approprier.
La psychiatrie est faite d’amour et de sang, disait avec force Tosquelles.
La psychiatrie est ‘dure’, c’est évident, elle n’est pas seulement complexe, cela n’empêche qu’elle est indispensable et que sa pratique est absolument passionnante.
Peut être que nous devons dire que le rôle de la psychiatrie de service public est de faire des recherches, des propositions théoriques pour se montrer capable d’assumer sa mission, qui est de faire face d’abord à cette part difficile de la folie, part qui fait peur, et de montrer qu’il est possible de lui répondre sans utiliser violence et contention, sans avoir recours systématiquement à l’enfermement, à l’hospitalisation.
C’est une psychiatrie qui doit d’abord être disponible pour les malades dits difficiles, dits dangereux, pour ceux qui se montrent en grande souffrance et ceci pas toujours de façon bruyante, mais aussi à bas bruit, comme le fait l’équipe de Piel (voire le récit fait à St Alban en juin dernier).
X – La vraie disponibilité : aller sur l’agora et demander « Qu’y a-t-il à votre service ? » ce n’est pas s’asseoir à une table et attendre sous une guérite ! C’est aller là où ça va mal. Dernier contre sens de la parole de Lucien Bonnafé.
Alors il faut aussi affirmer d’emblée que je suis certain qu’il est possible que dans chaque équipe de secteur soit formé un groupe de soignants dits groupe de crise, essentiellement ‘mobile’, allant au domicile quand c’est pertinent, allant dans une unité de soin ‘débordée’ par les troubles que présente un patient, encore faut il qu’elle le demande.
‘Equipe de crise’ ou , ‘groupe pour patients en grande
difficulté’, choisissez
Ce n’est pas pour autant devant le signalement d’une
situation difficile qu’il faut se croire Zoro (ça arrive !) et vouloir eu
‘un’ geste tout résoudre, ce travail de crise n’a pas la prétention d’apporter
‘la’ solution. C’est faux et fatiguant. Il veut seulement établir un ‘lien’.
De toute façon une technique précise est nécessaire, elle est possible, nous l’avons expérimentée. Elle nécessite la poursuite d’une formation permanente et le soutien actif du responsable du secteur.
Conclusion
Il n’est jamais trop tard pour accéder à ce qu’il est
important de faire pour les patients
Ce qui compte c’est avoir la volonté d’établir ‘le contact’
d’emblée, contre vents et marées. Et avec la plus extrême attention installer
la ‘rencontre’ avec l’autre… ce qui demande du temps.
A partir de cette démarche, l’équipe de secteur appréciera à quel point comme dans cette équipe dite d’accueil, qui est en fait une équipe ‘disponible’ tout simplement, être accessible à toute demande de soin complexe permet de désamorcer une escalade dans le symptôme, et de proposer un soin simple et adapté.
La psychiatrie au long cours sur laquelle elle débouche rassemble des groupes de soignants se partageant entre des tâches psychothérapiques individuelles et collectives, en particulier familiales, et des tâches d’accompagnements divers en particulier auprès des acteurs sociaux consolidant les liens des personnes avec leur tissu social.
Guy Baillon