Docteur
CHRONIQUE DU PASSAGE
ENTRE
Entre Lucien
‘24ème chronique du lundi’. Lundi 22
avril 2007 Du rêve à
Certes cela n’aurait pas étonné Lucien Bonnafé :
La psychiatrie est purement une histoire d’hommes, faite par les hommes, loin des pierres, il n’a cessé de le proclamer.
Nous l’avons constaté. A Trieste nous avons vu que la psychiatrie de secteur existait… en Italie, oui ! et qu’elle dure depuis longtemps.
Les critiques portées sur la psychiatrie italienne
Après ce séjour, je ne veux pas vous cacher ma révolte à l’égard de tous ceux qui en France ont maltraitée ou traînée en dérision la psychiatrie italienne et continuent à le faire : selon eux les malades y seraient abandonnés dans les rues ou enfermés dans les prisons, les psychiatres feraient des discours politiques et seraient absents de leur travail, et suprême injure si quelque chose marche un peu ici ou là, à Trieste peut être, le reste de l’Italie irait mal, ce qui marche ne serait le fait que de quelques psychiatres, d’ailleurs à les croire les autres psychiatres, dès qu’ils en auront la possibilité, demanderont de changer de loi.
Tout cela est mensonge.
Cependant à la
réflexion, je ne suis pas meilleur que ces mauvaises langues. Je comprends seulement
aujourd’hui pourquoi tout au long de mon activité je ne suis pas venu visiter
les équipes de Trieste (même si je suis venu à quelques congrès !) :
c’est bien parce que je pressentais ce que je constate aujourd’hui : ce
qui se passe ici nous oblige à remettre en cause profondément ‘la voie
française de la psychiatrie de secteur. Inconsciemment, moi aussi, j’en ai eu
peur. Stupidement j’ai voulu me contenter de creuser mon sillon, pensant que je
n’avais de leçon à recevoir de personne, sans conseil ni remise en cause !…,
de ce fait les attaques qui vont suivre sont autant dirigées contre moi que
contre mes collègues.
Prenons le dernier argument évoqué, celui des prétendues querelles entre psychiatres italiens : il faut savoir que ce débat a déjà eu lieu, il y a quelques années ; la question est réglée maintenant ; les psychiatres italiens ont eu à se prononcer à la demande de l’Etat pour modifier ou maintenir la loi dite ‘Basaglia’ sur la psychiatrie : ils ont tous décidé de ne pas changer leur loi, qui a fermé les asiles psychiatriques et organisé des services d’urgence dans les hôpitaux généraux, mais surtout qui a créé partout des centres de santé mentale (CSM) communautaires ! Pourquoi continuer à faire croire que ces psychiatres se déchirent entre eux ? Quand à l’inégalité de fonctionnement des services d’un bout à l’autre de l’Italie, c’est vite oublier que la même inégalité existe en France ; nous savons déjà très bien que ce n’est pas une question de moyens, tout dépend des hommes et de leur histoire, en particulier de leur désir de faire une psychiatrie dynamique, ou une psychiatrie ‘plate’, objective, routinière. Cela ne veut pas dire qu’il faut baisser les bras devant ces inégalités, mais plutôt s’interroger sur leurs raisons. C’est encore, simplement le fait des hommes, car c’est eux qui décident de ce dont ils ont envie. Est ce reproductible cela ? le désir des hommes ?
A ce propos une nouvelle accablante m’est arrivée de France juste pendant notre séjour.
Comme le nouveau directeur de Ville-Evrard n’aime pas la psychiatrie et n’y comprend rien,
mais veut se faire bien voir du ministre, il veut diminuer les temps médicaux, aussi s’est il mis
en conflit avec toutes les équipes du 93. Une Inspection Générale de l’Action Sanitaire et
Sociale a été décidée, elle vient de publier son rapport. Il donne entièrement raison au
directeur et condamne les médecins en disant qu’ils sont mauvais car, oh horreur, ils font une
« psychiatrie idéologique »… Certes, grâce à cette ‘idéologie’ Ville-Evrard est un des seuls
hôpitaux de France où la moitié des 17 services a complètement quitté l’ancien asile en 2000,
après 8 ans d’élaboration consensuelle de l’ensemble des acteurs et grâce à notre ancien
directeur, CH Marchandet ; il était prévu de continuer, mais ce nouveau ne le veut pas ! Il
semble que les Inspecteurs Généraux continuent à confondre le métier de fonctionnaire et
celui de psychiatre ; comment leur faire comprendre qu’un fonctionnaire est incapable de faire
une bonne psychiatrie ! car il lui faut un minimum de liberté de pensée et de créativité avec un
zeste en effet d’idéologie ! C’est ce qui manque le plus à nos collègues français en ce
moment, tellement on les écrase de contrôles plus fonctionnaires les uns que les autres !
Ma colère étant calmée, je vais pouvoir vous raconter ce que nous avons vu à Trieste.
Le séjour s’est déroulé sur 48 heures, guidé par Dolorès
Torrès chef de secteur à Marseille accompagnée de 3 membres de son service
(infirmier, psychologue, éducatrice), ainsi que le père et la mère d’un usager
de La Ciotat, et Farid Kacha, professeur de psychiatrie à Alger, donc huit
personnes de statuts fort différents.
Enfin je peux témoigner qu’à Trieste nous n’avons pas vu de patients abandonnés dans les rues, et tout à l’heure je vous expliquerai pourquoi il n’y a dans les hôpitaux psychiatriques judiciaires italiens aucun malade mental originaire de Trieste. Alors, regardez autour de vous ! Qui donc transmet ces fausses rumeurs sur l’Italie ? Interrogez les sur leurs objectifs ; demandez leur s’ils ont été à Trieste, invitez les à y aller, et à conclure en toute honnêteté.
Trieste et son histoire.
Bien sûr, direz vous, Trieste est une ville où la vie est facile, la population aisée et sans histoire ! Vous croyez cela ?…certes Trieste a été un port d’attache pour Venise du temps de sa splendeur, puis surtout elle a été la seconde ville de l’empire austro hongrois, pendant 150 ans, et son seul port … En réalité elle n’est italienne que depuis la dernière guerre, elle a abrité en pleine ville un camp de concentration, utilisé à deux reprises, par deux occupants différents, une tour en briques rouges en témoigne encore ; les occupants américains ne sont partis qu’en 1954 ; sur les 250.000 exilés slovènes reçus par l’Italie, Trieste en a gardé 75.000. Les guerres récentes serbo-croates étaient à ses portes. Aussi la population actuelle est-elle très mélangée entre plusieurs groupes d’origine différente et au moins trois langues ‘étrangères’, la plupart des habitants ont donc des racines culturelles mixtes, séparées. Car quand la frontière a été dessinée en 1954, ‘au couteau’, par les américains, Trieste a été séparée de l’essentiel de sa province rurale, sur 250.000 habitants, il n’y a que 40.000 ruraux.
Certes la ville est belle, tout le long de la mer, enchâssée dans l’écrin de verdure de la forêt, mais la frontière est toute proche. En ville, de solides façades, souvenirs somptueux de sa splendeur passée, vénitienne et autrichienne,…un château blanc en bord de mer garde le souvenir de ce pauvre Maximilien promu empereur du Mexique par son frère, François Joseph et qui est allé là-bas au casse pipe, pour y être exécuté au bout de 2 ans… mais elle abrite aussi en son centre d’énormes usines, dont une de fer, aux odeurs si pestilentielles que l’on doit faire venir les ouvriers d’Afrique…
Il y fait bon vivre aujourd’hui, on y travaille beaucoup, le tourisme est encore modeste (les cartes postales sont rares), alors que la ville et la baie valent le détour, d’autant que la mer est d’un bleu qui se fait rare en Europe.
Une ville vivante, passionnante, pour toutes les raisons évoquées, d’autant plus que le sourire des jeunes ‘triestines’ est connu de toute la péninsule, car il ne quitte pas leurs lèvres, c’est vrai, nous les avons vues.
Trieste et la psychiatrie
La psychiatrie autrichienne s’est faite là dès 1906, date de
la création de l’asile de Trieste, copie de celui de Vienne, de ce fait grandiose,
sur un terrain très pentu, à l’est, avec une trentaine de pavillons imposants.
On y entrait par la porte du bas, et on en sortait par en haut,… à côté de
Moins d’un siècle plus tard, la psychiatrie asilaire italienne s’est défaite là, quand en 1971 le directeur de la province de Trieste Michele Zanetti, a eu le courage et l’audace (ça lui a d’ailleurs coûté sa carrière) de donner carte blanche à Basaglia, venant de Gorizia, pour y faire pendant 7 ans la psychiatrie dont il rêvait. Il est donc évident qu’il faut aussi en finir avec cette fable qui taxe Basaglia d’antipsychiatre. Venez à Trieste, plongez vous dans son histoire et constatez avec ses successeurs, quelle belle psychiatrie s’est construite à Trieste,… il est vrai, en dehors de l’asile. Celui-ci s’est plus tard reconverti totalement. Pour en connaître toute l’histoire, reportez vous au livre de Mario Colucci et Pierangelo Di Vittorio « Franco Basaglia, portrait d’un psychiatre intempestif », Erès, 2005. Nous avons eu la chance que Mario Colucci et Massimo Marsili soient nos hôtes pendant ce séjour.
Vous verrez là de vos yeux une psychiatrie toute simple, sans vitrine spectaculaire, cette réalisation n’est pas une grande bâtisse clinquante, brillant dont ou peut exporter la photo sur la scène internationale, mais un tissu humain mobile, une psychiatrie où tout se décline, comme le demandait Lucien Bonnafé, à l’échelle humaine. De toute évidence, ce n’est pas le résultat d’un projet abstrait, c’est le résultat d’une histoire d’hommes, encore.
Décrivons la psychiatrie italienne:
Massimo, médecin chef, et Mario son médecin associé, dirigent l’un des quatre centres communautaires, ‘Domio’, dans le faubourg est de Trieste. Il semble que les trois autres (dont deux en centre ville) que nous n’avons pas vus, fonctionnent de façon analogue, le résultat est identique ; d’ailleurs ils sont tous les quatre associés au service d’urgence qui est situé à l’hôpital général, ainsi que dans plusieurs actions communes, comme nous allons le voir.
Quelques chiffres : la population de Trieste est de 250.000 h ; il y a quatre centres communautaires, et un service commun aux urgences de l’hôpital général avec 8 lits, dont peu sont occupés, car les patients n’y restent que peu de temps, et une équipe solide.
L’ensemble de ces 5 ‘unités’ est dirigé par un ‘Directeur de
L’équipe de Domio comprend 4 médecins, 2 psychologues, 20 infirmiers, 2 techniciens de la réhabilitation psycho-sociale, une AS, une secrétaire, et 5 à 6 stagiaires de psycho et d’AS.
Deux notions clés, sans lesquelles les chiffres n’ont aucun sens ; remarquons que dans les descriptions de moyens, ces notions ne font jamais partie des ‘données objectives’ en France, alors qu’elles sont déterminantes ! : -ce centre travaille avec une « philosophie du soin » déterminée (ce serait ça l’idéologie de l’inspectrice générale de Ville-Evrard), nous y reviendrons - avec « une équipe » qui a une cohésion forte, évidente, faite d’échanges et de contrôles mutuels permanents ; il règne là « un réel esprit de travail d’équipe ».
Si bien que ce qui est le plus frappant lorsque l’on entre
dans le petit immeuble métallique de Domio,
en forme de bloc rectangulaire avec deux niveaux, au pied d’une envolée de
l’autoroute,
Question d’ambiance, cela me faisait repenser à l’hôtel où nous sommes arrivés la veille du premier jour à l’ouest de la ville, en bord de mer, avec un beau panorama sur cette adriatique, l’ambiance y était familiale, pour ces 30 lits une partie du personnel est constituée par des usagers de la psychiatrie, stagiaires pendant 2 ans, ils peuvent espérer avoir un emploi continu après (c’est l’Etat qui les rémunère, ce qui est autant de bénéfice pour l’hôtel).
Architecture du centre de santé mentale de Domio
Revenons à Domio.
A l’étage aussi angles droits et courbes modèlent l’espace ; sur la gauche l’unité d’hospitalisation, ouverte, comprenant d’abord la chambre de soin - chambre de garde pour les deux infirmiers de veille, puis les 6 chambres avec un ou deux lits (8 au total), chacune de forme différente, sobrement meublée (armoire, lit, table, chaise) avec chacune une salle d’eau spacieuse, aux murs blancs toujours agrémentés de décorations picturales vives et agréables ; une grande salle à manger donnant sur un balcon correspondant à la grande salle du rez-de-chaussée, cette salle redevient salle de détente entre les repas ; une pharmacie et un secrétariat où travaille une seule secrétaire. Ces trois derniers espaces justifieraient chacun un chapitre à eux seuls, car ils sont le lieu d’activités jouant un rôle essentiel pour le centre (je ne les détaillerai pas) ; -à la pharmacie sont distribués chaque jeudi les médicaments de tous les patients ‘suivis’ actuellement par Domio (et bien sûr les quelques hospitalisés), c'est-à-dire pour 150 à 200 personnes en ambulatoire, ces médicaments sont prescrits sur cahier, sans ordonnance, ce qui permet un moindre coût, car ils sont livrés hebdomadairement par l’hôpital général, y compris les traitements ‘retard’ ; -les repas sont faits par une coopérative générale comme pour les autres centres ; enfin -au secrétariat sont comptabilisés tous les soins des patients, suivis par Domio, ainsi que les hospitalisés, ceux ci le plus souvent pour de courtes durées (12 j en moyenne), et sont établis les dossiers des patients, ceux ci allant au-delà de la file active annuelle, ils restent toujours ‘ouverts’, de là partent toutes les données pour la comptabilité générale à la direction générale…, et en interne tous les compte rendus des réunions (les débats concernant les patients sont placés dans leurs dossiers), les plannings…
Le fonctionnement de
l’ensemble
Est affirmée d’emblée une coordination très forte entre l’administratif et le médical, ce qui est facilité par le fait que le médecin responsable de chaque centre, comme Domio, assume la double responsabilité. Son axe principal de travail est la psychiatrie de proximité réalisée à partir de ce centre vers les habitants, la santé mentale des 63.000 h. Cela veut dire que les actions de soin plus ‘focalisées’ et limitées, justifiant une action coordonnée avec les autres centres (voir plus loin) seront faites en étant mises ‘au service’ des centres communautaires, c'est-à-dire que des actions ‘intersectorielles’ existent bien pour plusieurs questions, mais se réalisent sans structures intersectorielles (ce qui doit commencer à nous faire réfléchir fortement sur nos erreurs en France où l’on voit le développement de ces structures intersectorielles mettre en miettes le fonctionnement des secteurs, par démission successive de chaque équipe de secteur sur de nombreux aspects du soin).
I Au centre de santé
mentale de Domio
Ouvert 24/24h, avec ses 8 lits ; son activité se partage entre les soins sur place et les soins réalisés dans la ‘mobilité’ au plus près de la vie des patients.
La nuit et les jours fériés, l’activité médicale est couverte
grâce aux astreintes des médecins.
Le centre élabore son fonctionnement autour de la « réunion quotidienne de 13h 30 à 15h », du lundi au vendredi : elle est basée sur l’étude clinique de la personne dont on a parlé, nouvelle ou connue, dont on met en évidence des besoins variés ; insistons d’emblée sur le fait que les questions médicales et sociales ne sont pas dissociées mais examinées simultanément ; sont présents tous les soignants en activité à ce moment, et sont invités diverses personnes, ceci en fonction des questions à débattre, famille, usagers, voisins, acteurs sociaux divers ; c’est un temps essentiel pour les décisions médicales comme pour les décisions institutionnelles ; on ne craint pas la diversité des avis, voire l’arrivée de conflits, mais il doit en sortir une proposition commune ; chacun ensuite la soutient.
A partir de là chaque acteur dans sa responsabilité propre organise son travail, et en découlent des mobilisations personnelles ou collectives autour des patients.
Ainsi la philosophie du soin de ce centre, dans son
expression initiale, jusqu’à
Ceci a comme conséquence de permettre à chaque acteur du soin de s’interroger sur les étapes ultérieures de la configuration générale du soin. La base du soin étant la solidité des liens de chaque patient avec son entourage relationnel, leur diversité, et la recherche de ce que les soins peuvent lui apporter au fur et à mesure de son histoire personnelle.
II Actions spécifiques
réalisées en commun entre les 4 CSM dans le cadre du département de santé
mentale de Trieste et de ses 250.000h.
Pour chacun des 4 centres le tronc basal est bien la psychiatrie de proximité, assurant la continuité des soins.
A partir de là plusieurs questions précises vont demander des énergies et des attentions focalisées, justifiant non seulement la continuité générale dans l’histoire de la personne, mais aussi une continuité technique temporaire ciblée sur un besoin précis : plusieurs questions ont fait l’objet de cette préoccupation :
-l’hôpital psychiatrique judiciaire, -l’urgence à l’hôpital général, -l’emploi, -la réhabilitation psycho sociale, -les adolescents, -les enfants -les personnes à double diagnostic, -les personnes âgées. Nous avons abordé plusieurs d’entre elles, mais pas toutes.
A chaque fois il ne s’agit pas de laisser le centre démissionner de sa responsabilité et de confier tel patient à d’autres, mais de faire avancer une réponse plus focalisée, sans pour autant abandonner le soin de continuité. De ce fait la méthode choisie a été de créer un ‘groupe’ sur chacune de ces questions, constitué par l’implication d’un membre de chaque centre. Cela nécessite que chaque centre ‘forme’ des collaborateurs pour les diverses questions qui justifient la création d’un ‘groupe’. Ces collaborateurs vont suivre les patients de leur propre secteur dans chaque groupe, à chaque fois que nécessaire ; entre temps ils reviennent travailler dans leur centre. Cette méthode, et cette logique permettent la personnalisation du soin de chaque patient.
Nous avons approfondi quelques unes de ces questions :
a) la question judiciaire :
Les équipes et les psychiatres ont très tôt réfléchi à cette question et l’ont prise à bras le corps. Le Département de Santé Mentale de Trieste avec l’ensemble des 4 centres a pris une attitude déterminée : d’une part il a formé des soignants sur cette question, et a constitué un groupe avec un membre de chaque centre ; puis il a décidé que ce groupe irait visiter les personnes incarcérées reconnues comme malades et rencontrer les acteurs de la prison ; puis les accompagner à leur sortie, au lieu d’attendre la …récidive du délit ; cette attitude est renouvelée à chaque fois qu’un prisonnier est reconnu comme malade, ainsi tous les prisonniers-malades sont vus ‘avant’ leur sortie de prison.
En Italie il y a 4 hôpitaux
psychiatriques judiciaires pour un total de 1200 patients (malades qui ont commis un délit ou personnes qui
étaient en prison et qui sont tombées malades). De plus en plus, quand les
services de santé mentale marchent bien, les juges ont pris l’habitude de confier chaque patient à la
sortie de l’OPG à son centre communautaire. Le patient est donc suivi dans son
secteur à partir du centre, et celui-ci adapte son attitude à ses besoins.
Soyez attentifs au résultat obtenu : l’an dernier il y
avait ‘deux’ patients ressortissant de Trieste dans un OPG, cette année :
aucun !....
Par ailleurs à partir du travail
qui se déroule au centre, quand l’équipe se trouve devant une situation très difficile,
le centre constitue un groupe de soignants qui va suivre le patient, parfois en
permanence, 24/24h, là où il se déplace, le temps nécessaire.
Parallèlement Mario a commencé cette année à faire des formations ‘psy’ pour les agents de police…pour les aider à mieux comprendre les particularités des patients…Démarche pédagogique forte, proposée à l’un des partenaires sociaux importants, afin que ceux-ci jouent pleinement leur rôle propre.
b) l’urgence : elle fait l’objet de plusieurs réponses complémentaires. Et étant donné que la loi oblige, pour toute situation justifiant un traitement sous contrainte, que celui ci se fasse dans un service spécialisé d’un hôpital général, c’est donc à partir de ce service en lien avec les 4 centres que les diverses réponses à l’urgence vont se mettre en place.
Ce service d’urgence psychiatrique est donc situé à l’hôpital général en centre ville :
- son équipe comprend un psychiatre, 13 infirmiers dont un cadre,
- l’implication des 4 centres à cette activité se fait grâce à la participation des psychiatres des 4 centres aux astreintes des nuits et jours fériés,
-l’architecture interne joue un grand rôle, ici encore ; en réalité l’aménagement actuel ne date que d’un an, alors qu’il était demandé depuis 9 ans :
= ce service est situé au premier étage (auparavant il était dans les sous-sols délabrés, comme souvent en Europe, à Barcelone comme à Paris), le travail architectural a été remarquable : les pièces sont hautes de plafond ; on entre dans une salle d’attente brève qui donne sur un séjour subtilement occupé dans son centre par une sorte de cube où on peut à la fois se soustraire au regard des occupants de la salle et regarder discrètement un écran de télévision sans déranger le reste de la salle ; de part et d’autre, d’un côté plusieurs salles dont la salle de soin, la pharmacie avec une armoire ultramoderne aux tiroirs tournants, et une salle jouant le rôle à la fois de salle de repos et de salle de réunion ; de l’autre côté les 8 chambres, toutes de formes différentes, peintes en blanc, d’aménagement simple, chacune avec une salle d’eau moderne hyper fonctionnelle ; l’ensemble est décoré d’une façon résolument moderne, forçant l’émotion, tableaux abstraits de couleurs vives sans jamais être agressives, au contraire, attirant l’attention et apaisantes. On se sent émus et de ce fait ‘mobilisés’ par cette décoration !
A noter que contrairement à l’explosion de la demande en
France de la part des soignants, depuis que le diplôme des infirmiers
psychiatriques a été supprimé et que la loi de
Cette architecture simple, moderne, vivante, détendue, sans salle de contention, a un effet immédiat apaisant sur chacun, sur nous, sur les patients…, soignants aidant bien sûr. Mais allez expliquer cela dans nos grands hôpitaux et nos modernes CMP !!!
Le hasard a voulu qu’en y arrivant mardi après midi nous sommes montés dans l’ascenseur en même temps qu’une dame catatonique poussée sur un brancard, manifestement mélancolique : elle a d’abord été amenée dans le salon où on lui a dit que l’on préparait sa chambre ; et là nous avons assisté au ‘premier geste’ que les soignants ont l’habitude de faire à l’entrée : un soignant l’a aidée à enlever ses chaussures, et lui a mis à la place une paire de pantoufles neuves (blanches avec dessus le dessin du fameux cheval bleu, emblème de la psychiatrie triestine depuis Marco Cavalo, et Basaglia). –‘Dieu est dans les détails’, a dit un philosophe, ou un historien italien, Carlo Ginzburg, je crois. Ce détail pourrait être en effet l’occasion de profondes réflexions. Entre temps nous avons discuté de l’urgence avec une partie de l’équipe présente et Mario. Et quand nous sommes partis nous avons revu cette dame suicidaire, assise dans le ‘cube’ du salon, détendue, le visage mobile, prête à rediscuter son attitude suicidaire autour de son refus de rester dans la maison de retraite qui lui avait été trop vite imposée.
Les patients accompagnés par leur entourage, ou par les urgences, venant d’un autre service de l’hôpital, ou par la police, arrivent de façon inattendue et sont reçus ainsi. Nous avons vu un solide gaillard en processus délirant qui manifestement depuis plusieurs jours tentait de partir, arrivait à partir et acceptait de revenir, sans que son angoisse augmente, mais au contraire se montrant rassuré de cette ambiance, et acceptant à nouveau de rester…
Chaque matin l’équipe du service d’urgence prend contact avec les 4 centres pour les informer de l’arrivée des patients de leur secteur la nuit précédente, pour qu’ils viennent les chercher rapidement ; si les troubles sont trop complexes pour permettre le transport, certains patients vont rester plusieurs jours ; cela n’empêche pas qu’une partie importante des lits ne soit pas occupée, en général.
La sortie des urgences se fait dans trois directions différentes : -un nombre important de patients rentre directement chez au domicile, apaisés, -un nombre plus modeste est adressé à son généraliste, -un petit nombre va vers l’un des centres de santé mentale.
Soyez attentifs aussi au chiffre suivant, il a du sens : l’an dernier il y a eu, pour les 4 secteurs, en tout et pour tout : 14 patients placés sous contrainte (vous savez que nos deux modalités de contrainte sont réduites ici à une seule), et ceci sans chambre d’isolement !
- un travail de consultation d’urgence se fait aussi dans
les services de médecine et de chirurgie de l’hôpital général (notre
psychiatrie de liaison ou d’alliance) : mais au lieu que le psychiatre se fasse
peu à peu embrigader dans la politique de soin médical de chaque service de
médecine (son ‘idéologie’, pour notre Inspecteur), distante de la psychiatrie,
comme cela se passe souvent chez nous, ce sont les différents psychiatres des 4
centres qui interviennent à la demande ; les liens semblent de qualité
entre les deux professions, le résultat est que la médecine ne se défausse pas
sur la psychiatrie de ses ‘incasables’ (comme cela s’est ‘installé’ en France
avec la complicité des collègues qui assurent la psychiatrie de liaison sans
lien assez fort avec les équipes de secteur), mais travaille en réelle
collaboration avec la psychiatrie. Cette collaboration se poursuit à différents
moments.
c) l’emploi
( la réadaptation sociale, le retour à l’emploi, les
coopératives)
Cette question est au centre de la psychiatrie italienne.
Les points d’appui en sont : - un centre de jour commun aux 4 équipes à
Aurisina où se déroulent de nombreuses activités, -10 coopératives sociales, et
-12 associations diverses.
-je vous rappelle que notre premier contact avec Trieste a été de savoir et de voir que plusieurs employés de notre hôtel, modeste, mais de bon niveau (deux étoiles), familial, étaient des usagers en stage de deux ans ; mais nous avons compris ensuite que si les entreprises acceptent assez facilement de faire travailler aux frais de l’Etat, sans rien débourser, des usagers pendant deux ans, certes ils sont prêts à en reprendre d’autres ensuite, mais presque jamais l’usager ne trouve là un emploi définitif (alors que c’est l’objectif de cette mesure)
-notre second contact a été le repas pris dans un pavillon modernisé de l’ancien hôpital psychiatrique reconverti (voir en annexe), il était confectionné par un chef, ancien usager, comme le garçon - maître d’hôtel ; il y avait un menu varié avec trois plats du jour, nous avons choisi plusieurs types de pâtes, leur qualité rivalisait avec nos restaurants italiens parisiens ; c’était une coopérative sociale.
Les coopératives sociales existent depuis de nombreuses années, il y en a 10 actuellement ; leur statut a varié, elles sont subventionnées par l’Etat, ce qui leur permet d’employer jusqu’à 40 % d’usagers. Leur pérennité est assez précaire, en raison de la concurrence du marché, mais elles restent un élément fort de la politique sanitaire depuis le début de l’expérience de Trieste. Leur centre administratif est logé dans un des pavillons rénovés de l’ancien hôpital ; près d’un local utilisé par une radio locale ‘Fragola’ fort active ; près d’un atelier de fabrication de T-shirts déclinant l’humour autour de la santé mentale ; près d’un atelier de couture, où nous avons rencontré un autre ‘talent’, véritable artiste de mode venant partager sa créativité de haut niveau, autour de belles créations de tissus, organisant même des défilés de mode ‘of’ en banlieue. Exemples de coopératives.
Cette question est de toute évidence l’un des points les plus forts développés ici depuis le début de l’expérience italienne il y a 30 ans, et le plus novateur, constamment en évolution ; la dimension culturelle y joue un rôle essentiel.
Nous avons appris aussi qu’existent des « bourses de formation au travail » permettant à des patients d’obtenir une formation préparant à un emploi, avec deux niveaux de bourse jusqu'au statut de membre d’une coopérative ; le membre d’une coopérative est salarié par la coop.
Nous n’avons pas eu assez de temps pour approfondir tout ce champ lors de ce court séjour. Il justifie à lui seul une étude prolongée pour apprécier de quelle façon il s’intègre au soin, et comment le soin l’intègre. Le souci poursuivi dans le soin est de ne pas oblitérer, ne pas cacher ce besoin essentiel de toute personne, celui de garder envers et contre tout un maximum de liens sociaux avec son tissu environnant : il est clair ici que le travail, la recherche d’emploi, les formations, les engagements culturels sont des étapes complémentaires.
Cela explique que la notion d’handicapé psychique n’existe
pas en Italie (c’est un choc pour ceux d’entre nous, et j’en suis, qui font de
cette notion le fer de lance de la révolution à venir de la psychiatrie
française, le handicap n’a pas cours ici). Nous a manqué l’étude des ressources
financières des usagers de
Mon impression générale : de la hiérarchie des valeurs choisie par la psychiatrie en Italie, qui met au premier plan, non pas le traitement à suivre, mais le maintien des liens sociaux, il résulte d’une part que, de façon inattendue, paradoxale, ce traitement parait facilement accepté (nous reconnaissons là la marque paradoxale de la psychiatrie ; est ce que les patients n’auraient pas inventé eux aussi ‘le double lien’ à notre égard ?), d’autre part que la question de la recherche d’emploi, de la formation, le souci de la place sociale deviennent un souci partagé. On observe en effet une grande fluidité entre ces deux questions : le traitement et la place sociale ; elles sont l’objet d’une attention simultanée ; le lien avec le travail n’étant barré par aucun formalisme puisque le handicap psychique ne fait pas partie des étiquettes nécessaires pour obtenir un soutien social.
d) le vieillissement (signe de notre civilisation)
Nous n’en dirons qu’un mot, simple. Nos amis italiens ont
constaté que les hospitalisations entraînent des phénomènes de glissement très
rapide et vite irréversibles où la personne âgée se sent ‘aspirée’ par son
désir inconscient de dépendance ; celui ci s’installe en elle dès qu’elle
sent que ses besoins sont régulièrement anticipés. Pour cette raison les soignants évitent au maximum
leur hospitalisation, ou alors pour des durées très courtes et autour de questions
surtout organiques. C’est une occasion pour rappeler le petit livre récent et
si remarquable de P. Giannakapoulos et
A ce point de notre récit, je me permets un commentaire personnel sur le « lien entre les soins et la vie sociale » poursuivant la réflexion sur leur philosophie du soin :
Il nous semble que nos amis italiens pensent que ce lien entre soin et vie sociale doit être constant, et qu’en fin de compte il est « l’axe du soin ».
Il me semble qu’ils considèrent le trouble psychique, non pas comme un trouble que l’on pourrait observer et traiter de façon isolée, mais comme un-trouble-d’une-personne-qui-est-en-vie ; la vie étant la notion essentielle à travailler ; le trouble psychique fragilise la personne dans ses modalités d’échange avec sa famille, avec sa constellation, avec son environnement.
Ainsi le danger immédiat et constant est d’isoler ce trouble du reste de la personne, puis bien sûr d’isoler cette personne ; cette séquence est l’attitude médicale classique ; cette attitude dite ‘scientifique’ (‘dite’, car le temps est venu de savoir la critiquer lorsqu’elle déborde ainsi de sa mission) est exactement aussi ‘anti naturelle’ et sauvage que serait la prétention d’un pisciculteur qui voudrait examiner, puis bien sûr ‘remettre en forme’ (soigner) un poisson en dehors de son milieu naturel, l’eau, bienfaitrice car pourvoyeuse de tout ce dont il a besoin !
La comparaison parait caricaturale, les noms d’oiseaux vont voler vers moi…Mais ce qui en psychiatrie nous trompe constamment dans nos observations sur l’homme, c’est la capacité stupéfiante qu’a l’homme à « survivre » dans les pires conditions, et à dépasser ses limites. Il faut crier alors que « survivre n’est pas ‘vivre’ ». En psychiatrie Coulomb l’avait bien compris, même si certains l’ont fort critiqué, dans son aventure africaine. Tous ceux qui se sont lancés à corps perdu dans ce qu’ils ont appelé l’ethnopsychiatrie, l’ont démontré aussi, mais sans le vouloir ; ils ont cru découvrir et créer une « spécialité » ; en réalité faire de l’ethnopsychiatrie, c’est faire de la psychiatrie de secteur ‘pure’, c’est chercher à faire, non pas une psychiatrie in ‘vitro’ comme la psychiatrie classique enfermée dans un bureau ou dans un hôpital, mais une psychiatrie ‘in vivo’, c'est-à-dire au sein du milieu de la personne en s’appuyant sur son entourage relationnel (si ce n’est que lorsque ceci se passe pour des personnes ‘déplacées’, s’opère une course contre la montre entre la désinsertion de la personne de sa culture ancienne, et l’effort pour arriver à construire avec elle sa nouvelle culture de personne déplacée et vivant donc obligatoirement ‘entre deux’ cultures, c'est-à-dire sans elles ? ou avec elles ? la question est posée et à chaque fois à travailler).
En réalité il est impossible de soigner sur le plan psychique une personne sans s’appuyer et sans l’appuyer sur sa culture (ou ses cultures), profitant ainsi de toute la complexité de celle-ci et de toutes ses richesses. Sinon on lui enlève ce qui la fait vivre, sans même s’en rendre compte, car la culture c’est aussi fluide et transparent que l’eau : ce sont ses liens humains de toute sorte, jusqu’aux vestiges de sa vie antérieure, aux marques des traditions de ses ancêtres, de ses rêves, de ses projets, de ses idéaux.
Nous avons ‘malmené’ dans le mauvais sens la leçon de Freud, en ne regardant que le seul aspect intériorisé, intrasubjectif, de tous ces éléments. Nous avons cru que la référence à l’inconscient nous interdisait, pour éclairer une personne, de mettre aussi en évidence à quel point tout le ‘contexte’ de cette personne joue un rôle fondamental ; il est la marque, le rappel à portée de mains de toutes ces représentations, avec sa formidable capacité de stimulation de la vie psychique de base, consciente et inconsciente. Les scientifiques l’ont bien reconnu en nous démontrant que ‘désafférenter’ complètement une personne (l’expérience des caissons écartant toute stimulation sensorielle), entraine une désorganisation psychique de plus en plus grave, une ‘folie totale expérimentale’, expérience que nous ne rencontrons jamais, mais qu’au moins nous approchons dans toute réclusion, et peut être dans l’autisme.
L’idée centrale de la psychiatrie de secteur était, est toujours, de n’avancer dans un processus de soin qu’en s’appuyant sur la vie ‘proche’ de la personne, sur tout ce qui lui donne du sens et le nourrit.
L’homme ne peut vivre seul, même s’il a une capacité de survie et d’adaptation stupéfiante hors du commun (il faut avoir vécu ce qu’est un enfermement soit en prison, -tous les témoignages confirment que la prison est un traumatisme qui rend ‘malade’ toutes les personnes qui la subissent, il n’y a pas en prison un tiers de malades, mais bien plus ! -soit en hôpital psychiatrique contre son gré, -soit en camp). Lisons le livre de cet uruguayen qui en pleine santé à 18 ans a été enfermé, emprisonné, sans autre explication qu’une rafle politique, pendant 17 ans : « Le fourgon des fous » de Carlos Liscano, Belfond, 2006.
D’où notre inquiétude de voir ‘tous’ les candidats à la présidence de la république convenir en cœur que l’enfermement des jeunes peut les ‘guérir’ de leur ‘délinquance’, c’est vraiment méconnaitre la capacité d’écrasement psychique que constitue l’enfermement.
Donc la psychiatrie italienne semble avancer : -en
cherchant à éviter au maximum toutes les expériences de ‘survie’, -en
s’appuyant au maximum sur les proches de la personne, sur tous ceux qui ‘co-construisent’
sa vie.
C’est ainsi qu’ils n’hésitent pas à aller au domicile des malades, et là où ils vivent. Aussi cette psychiatrie se dit d’abord « mobile ».
Les espace-temps du soin doivent être des espaces neutres, et ne durer que des temps courts et transitoires, car ils ne doivent pas perturber le patient dans son parcours de vie, sa ‘trajectoire de vie’ ; alors que nous parlons si facilement de ‘trajectoire de soins’… ce qui veut dire que nous avons empiété en toute insouciance sur la vie,...avec nos soins ‘sans limites’ !
Le souci constant que l’on constate dans les espaces de ces centres c’est qu’ils cherchent à améliorer la fonction ‘santé mentale’ de la population dans les centres et dans les villes.
La fonction permanente de ‘laboratoire de recherche’, telle qu’ils la prônent, est de ‘mettre en crise’ la vision traditionnelle du psychiatre qui centre toute sa réflexion et son activité sur le malade, ou sur la maladie d’un malade ; au contraire de cette vision classique, le souci italien est de s’intéresser à l’ensemble constitué par le patient ‘et’ la cité ; leur souci est d’être un service public, non pas au service d’individus épris de liberté (et qu’en est il lorsque la personne est enfermée dans sa double aliénation sociale et psychique ?), mais au service d’une Cité et de ses personnes. La personne membre d’un groupe et citoyen, donc en liens avec les autres.
L’évaluation.
Le coût de cette expérience. On a raconté aussi que les
italiens n’étaient pas réalistes.
Pourtant leur volonté d’évaluation est clairement exprimée. Elle constitue une nouvelle remise en cause de cette psychiatrie que nous avons réalisée en France au travers de l’application que nous avons faite de la politique de secteur.
Ils ont mis en place une démarche de budget que j’appellerai ‘décentrée’ par rapport à l’objectif classique. Ceci leur a été, à mon avis, rendu possible en raison du choix qu’ils ont fait pour développer les soins. A la demande de la sécurité sociale, mais aussi selon les idées de certains de nos promoteurs, Lucien Bonnafé n’en faisait pas partie, nous avons multiplié en France les ‘structures de soin’ ; contrairement à nous, nos amis italiens sont restés attachés au travail autour du seul espace de soin créé, le centre communautaire, centre ouvert, à partir duquel ils ont aussi élaboré des actions variées, mais sans les prolonger par des créations de structures ‘spécialisées’.
De ce fait ils se sont intéressés, non pas à l’équilibre financier de différentes structures de soin, puisqu’ils ne les avaient pas, mais à l’évolution ‘espérée’ comme favorable d’un patient en voie de réintégrer son bien être et sa place sociale après l’arrivée soudaine d’un trouble psychique ; l’évolution espérée étant que ce patient ait de moins en moins besoin de soin et coûte ainsi de moins en moins à la société.
Deux avantages sont concomitants ici : -un avantage pour la personne du fait de l’amélioration de sa santé, -un avantage pour la société du fait de la diminution des soins et donc des coûts.
Le soin est, nous l’avons vu, assuré par les membres de l’équipe du centre communautaire, soit dans le cadre de l’activité du CSM, soit dans le cadre d’actions complémentaires plus limitées, mais impliquant aussi les membres du même centre.
Il leur est donc facile, au lieu de se limiter au seul équilibre budgétaire de ce centre, de faire une ‘évaluation’, non pas du fonctionnement des structures, mais une évaluation du coût annuel de chaque patient, celle-ci pouvant être rapportée aux catégories des pathologies, afin de lui donner une plus grande validité (40% de psychotiques, 10% de PMD, 10% de déprimés, 10% border-line, …).
Il est donc possible de mener une évaluation des réponses thérapeutiques, elle-même fonction de l’évaluation des besoins thérapeutiques.
Le budget 2006, toutes dépenses comprises, pour la totalité du Département de Santé Mentale de Trieste, a été de 16 millions d’ €. L’analyse met en évidence l’existence de trois groupes d’intensité de dépenses différentes :
-légères
-moyennes
-lourdes
Permettant de mener des analyses et de préciser les sommes nécessaires pour mener à bien les différents soins.
L’intérêt de cette perspective est de pouvoir suivre l’évolution d’une personne, et de ne pas se contenter de faire l’équilibre budgétaire de plusieurs structures ; ainsi on peut suivre l’amélioration ou l’aggravation des personnes année après année ; on ne veille plus à l’amélioration de la structure de soin, ce qui n’est pas le but du soin, on est à la recherche de ce qui pourrait améliorer la santé de la personne, Au fond n’est ce pas ce qui compte le plus ?
Ainsi nos amis italiens ont enfin mis ‘en phase’ évaluation et soin, finances et santé. En France nous avons voulu y résister. Nous avons vu les catastrophes que nous a renvoyées depuis 5 ans le ministère avec ses nouvelles règles comptables et budgétaires.
La ‘recherche’.
En fin de compte, existe-t-elle en Italie pour la psychiatrie ? En effet on a raconté aussi que les italiens sont des rêveurs sur le plan de l’efficacité thérapeutique et n’ont pas de critères dans ce domaine. Et pourtant leur activité quotidienne est basée sur la clinique, nous l’avons vu ; de plus ils mènent à bien différentes recherches, comme celle qu’ils viennent de publier et qu’ils ont présentée à Marseille en mars 2007 sur la prévention du suicide.
Le taux de suicide par population est un indicateur certain de la santé d’une population. Ils ont montré d’une part que leur taux de suicide était au départ proche de la moyenne nationale, si ce n’est supérieur, et d’autre part que par un protocole de prévention il était possible de le diminuer de façon très appréciable, preuve de la réactivité de leur population.
Ils ont fait deux programmes de prévention, très médiatisés, l’un en direction des personnes âgées, l’autre par la mise en place d’une ‘écoute’ téléphonique autour de « la tentation de suicide ». Avant le programme le taux de suicides était équivalent au taux italien général : 25,91 (de 1990 à 1996). Après, il est tombé à 16,75 (de 1997 à 2006) ! Un autre chiffre à peser.
Au total : la continuité des soins est toujours favorisée, alors que les tentatives de spécialisations sont refusées, écartées, au profit d’une psychiatrie généraliste.
La psychiatrie se construit dans la proximité du lieu de vie du patient et avec son entourage, rendant inutile la contention, elle sera à chaque fois personnalisée.
Le lien relationnel est l’objectif premier, le traitement se doit de le respecter toujours, exigence constante.
La psychiatrie choisie est une psychiatrie en évolution constante, se remodelant sans cesse à partir de l’étude de chaque personne troublée et par le regroupement de l’ensemble de ces études.
La psychiatrie est le produit d’une constante recherche, le centre communautaire étant un laboratoire de recherche.
Le maintien de l’intégration sociale est l’objectif fondamental.
L’évaluation se penche, non sur le coût des structures de soin, sur le coût des soins de la personne soignée, dans l’année, et les suivantes.
Annexes :
1)-Le devenir de l’ancien asile-village ‘monumental’ construit en 1906 sur une pente du faubourg est de Trieste. Cette question-clé qui a à voir avec le travail de mémoire autour de l’enfermement, afin qu’il ne vienne pas inopinément écraser les rêves d’avenir. (Question qui ne peut même être abordée en France …puisque les monstres asilaires habités par 200 ans d’expérience de réclusion ne sont toujours pas abandonnés,…le deuil de la vieille psychiatrie y est donc impossible).
Ses pavillons ont d’abord été sectorisés par Basaglia en 1973.
Puis l’hôpital a été fermé en 1978. Les derniers pavillons ont été évacués en 1980. Il a alors été abandonné. Quelques 20 ans plus tard en raison de sa localisation en pleine ville, et de la solidité de ses immeubles à deux étages, aux murs épais comme on n’en fait plus, il a commencé à intéresser divers acteurs sociaux. D’abord l’université : le département des sciences avec la géologie en particulier qui occupe plusieurs pavillons (y faire l’étude des couches de la terre que nous ne voyons pas ! Freud n’aurait pas résisté à saluer ce choix symbolique, pour redonner une autre forme de vie à la psychiatrie), des espaces culturels dans d’autres ; un pavillon siège de l’ancien théâtre, a repris le projet d’un théâtre, mais il est toujours en attente depuis 10 ans ! un restaurant a été créé dans un autre, y affluent les différents acteurs sociaux du lieu, lui donnant plus de vie.
Le grand pavillon à l’entrée est occupé par l’Agence pour les Services Sanitaires de la Santé Générale de toute la région de Trieste, dont Franco Rotelli, successeur de F Basaglia, est le directeur général.
Plus loin, donc plus haut, un pavillon est attribué en partie à la direction du centre communautaire de Domio, avec près de l’entrée, sur la pelouse la copie et l’original du Cheval Bleu de Marco Cavallo.
Un pavillon est divisé en appartements associatifs pour 25 personnes.
Nous n’avons pas eu le temps de détailler la reconversion de chaque pavillon, mais l’ensemble est vivant.
L’ancienne morgue dans une ancienne chapelle à la sortie en haut est définitivement murée, ouf !
Le spectacle final est assez surréaliste, et aurait enthousiasmé Lucien Bonnafé.
Car un souci esthétique et une recherche de sens se perçoivent dans l’effort remarquable des architectes italiens pour donner aux différents espaces reconvertis l’allure d’espaces où la recherche de l’humain se poursuit en accord avec le plaisir de vivre, le plaisir des yeux, et une fonctionnalité moderne discrète. Franco Rotelli poursuit un patient effort pour donner du plaisir et de l’éclat au jardin qui entoure tous ces bâtiments. De splendides glycines en avril explosaient partout leurs longues branches mauves, ici et là de grands pots de 2 mètres, comme ceux de la place de Marseille, mais eux en petit nombre, dispersés et peints en rouge… ; sur un pavillon restent pieusement conservés les slogans écrits en 1968 en français, ce qui, pour sûr, ne doit pas plaire aux visiteurs français ringards qui gardent une dent contre la liberté de parole de l’époque. Au total une vraie présence sans nostalgie aucune, mais avec quelques souvenirs, et fortement engagée dans la science, la modernité et l’humain.
2) Quelques données chiffrées relevées rapidement. Elles sont donc insuffisantes, mais ont au moins une valeur indicative de ‘tendances’ :
-Nombre global des acteurs de soin pour la ville de Trieste en 2006 :
228 acteurs : dont 26 psychiatres, 7 psychologues, 160 infirmiers, 15 aides-soignants, 15 techniciens, 12 administratifs.
-File active : les quatre centres avaient au total l’an dernier une file active annuelle de 4000 patients pour l’ensemble de la ville de Trieste et ses 250.000 h.
Celle du service d’urgence a été de 1000.
Pour Domio elle est autour de 850.
-Séjours :
La moyenne des séjours dans le service d’urgence a été de 3 jours par malade
Pour les lits de Domio, cette moyenne a été de 12 jours par malade hospitalisé (il y a donc eu quelques hospitalisations ‘durables’ de plusieurs mois)
-Placements sous contrainte (un seul type de placement) :
14 pour toute l’année, pour tout Trieste, dont deux pour Domio
Totalisant 100 jours d’hospitalisation pour ces 14 placements
-Présence en hôpital psychiatrique judiciaire (OPG)
Le chiffre de malades en OPG pour l’ensemble de l’Italie est de 1200, dont 100 femmes.
Pour Trieste il est de zéro cette année, il était de 2 l’an dernier
-Formation et emploi pour Trieste :
200 personnes ont bénéficié d’une ‘bourse de formation’ facilitant l’entrée au travail
Parmi eux 20 ont pu entrer en milieu ordinaire
-Appartements associatifs
Pour Trieste : 75 places en ville, dont 25 dans un pavillon de l’ancien hôpital.
-12 associations de soutien des différents protagonistes de la santé mentale (usagers, familles, associations sportives et culturelles)
3) La lecture du planning d’activités affiché à Domio cette semaine :
Lundi AM : 10h30 collation collective, 11h à 12 laboratoire de création de dessin ; PM 15h30 film
Mardi AM : 9h à 10 lecture des quotidiens, 10h 10h30 collation, 11h à 12 laboratoire de voix et de chant ; PM 16h à 18 cours de danse
Mercredi : 10h 11 collation, 11h à 12 activité théâtrale ; PM 15h30 à 17 groupe de cheval
Jeudi : 10h30 11 collation collective, 10h30 à 11h30 gymnastique et bien-être corporel ; PM 15h30 à 17 groupe de paroles et mélodies
Vendredi : 9h à 10 lecture des quotidiens, 10h 10h30 collation, 11h à 12 le groupe qui fait le point sur la semaine passée ; PM cours de danse plus jeune (selon l’image !)
Samedi :10h à 12 ‘alessio’ ; PM 17h à 18h30 respiration et écoute du corps
Un autre planning deux fois plus ‘actif’ est établi pour le centre de jour commun aux 4 secteurs.
Un souci constant : faire intervenir des « talents » dans les activités, des artistes.
C’est l’occasion de souligner le souci non de rendement, mais de ‘qualité’ de ce qui est offert et échangé, ainsi pour toute la décoration et l’architecture intérieure.
Belle revanche des hommes sur les murs, ceux-ci ne les écrasent plus, les hommes les ont enfin mis au service de l’homme, il les décorent à leur image.
Pour terminer je
remercie chacun des membres de cette équipe pour m’avoir soutenu dans la
préparation de ce petit texte, en particulier grâce à la confrontation des avis
de la famille d’un patient et de ceux de plusieurs soignants fortement engagés
dans une psychiatrie dure à Marseille, tout ceci aux côtés du professeur Farid
Kacha et son regard incisif sur ce qu’il voyait comme sur nos propos de
français ‘installés’ dans la richesse, mettant au service du groupe un sens de
l’humour inébranlable. Il est évident que faire un aussi court séjour en ‘triangulant’
le regard : la psychiatrie italienne aux côtés de la psychiatrie
algérienne et de la psychiatrie française, a été un enrichissement mutuel. Cet
écrit modeste se veut le point de départ d’une réflexion commune plus
respectueuse de l’homme et de son rapport avec son histoire ‘contextuelle’.
Certes la comparaison des moyens financiers faisait remarquer au professeur Kacha
que les moyens du département de Trieste correspondaient à ceux d’Alger et de
ses six millions d’habitants, alors que ceux de Domio étaient la moitié moins
si ce n’est moins encore que ceux d’un secteur moyen en France. Il a été clair
que ce ne sont pas les moyens qui permettent de déterminer le dynamisme d’une
équipe, c’est sa ‘militance’, disait Farid Kacha ; ce sont son appétit,
son dynamisme, sa joie de vivre, soutenus d’une réflexion constante à l’égard
de la souffrance psychique, comme à Trieste.
Félicitations à
Dolorès Torrès d’avoir réussi à convaincre ce groupe disparate de faire cette
fugue italienne de 2 jours. Rêve ou réalité ? Il vous appartient d’aller
le vérifier, et à nous tous de ne pas rester les bras croisés.
Un grand ‘bravo’ à nos amis italiens Massimo et Mario de tenir si bien le choc de la succession de Basaglia et de maintenir l’espoir à Trieste comme auprès des visiteurs internationaux.
Amitiés
Guy Baillon