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LA CHRONIQUE du LUNDI

Guy Baillon





Docteur Guy Baillon, Psychiatre des Hôpitaux

CHRONIQUE DU PASSAGE ENTRE LA PSYCHIATRIE D’HIER ET LA PSYCHIATRIE DE DEMAIN - (novembre 2006 à Avril 2007).

Entre Lucien Bonnafé et les jeunes de demain, déjà au travail aujourd’hui.

 22ème ‘chronique du lundi’. Lundi 2 avril 2007. ‘le handicap psychique et la sociologue’.

J’ai eu la chance cette semaine de participer à la soutenance de thèse de doctorat en sociologie de Claire Le Roy sur le handicap psychique «Lorsque les troubles psychiques deviennent un handicap : le salarié et l’entreprise à l’épreuve du maintien dans l’emploi ». Je ne puis qu’espérer qu’elle soit bientôt publiée, tellement ce regard vient à point nommé pour nous aider à éclaircir ce domaine ; et en même temps à la lire nous comprenons brusquement qu’il n’appartient plus au milieu fermé de la psychiatrie. Le handicap psychique fait bien partie de l’ensemble du champ social. La candidate l’a abordé d’une façon originale qui devrait nous faire avancer sur cette question qui nous tient tous tant à cœur : comment les patients en dehors des soins peuvent ils s’insérer dans la société environnante ? Cette thèse porte sur le handicap psychique apparaissant au cours d’une activité professionnelle. C'est-à-dire qu’au lieu de s’interroger sur la façon dont une entreprise accueille ou refuse une personne reconnue comme handicapée psychique, notre docteur en psychologie nous emmène dans cette aventure que constitue l’apparition du handicap psychique au cours du travail. Cette enquête inattendue va être le point de départ d’un questionnement nouveau qui rafraîchit considérablement la façon dont la psychiatrie s’interroge sur le handicap psychique.

Je ne vais pas rapporter ici tout le débat passionnant que les sociologues, psycho-sociologues et anthropologues ont construit ce jour là autour de la candidate ; il était trop pointu pour que je puisse le résumer ici. Je pense que ce débat fera lui aussi l’objet d’une publication complémentaire. Je me bornerai à vous faire part succinctement de mes réactions, celles d’un psychiatre de base qui s’interroge comme vous sur le handicap psychique et qui prend connaissance de ce travail.

Je connais comme vous les réticences qui existent dans notre milieu professionnel, et je pense qu’elles ne peuvent être comprises et ensuite levées que si nous nous accordons le plaisir de faire un retour sur l’histoire de la psychiatrie en France. Je crois aussi que ces réticences seront profondément remaniées par la lecture de ce travail.

Thèse considérable de 474 pages dont une bibliographie impressionnante de 27 pages et 6 annexes. Elle traverse bien évidemment d’abord le champ de la psychiatrie, et nous voyons ce que pense une sociologue prudente des classifications des maladies mentales. Nous comprenons ensuite que la question du handicap a commencé à être abordée en France bien avant 2005, avant 1975, et a ses sources avant guerre, nous constatons que les sociologues partagent au départ notre difficulté à définir le handicap psychique. Nous faisons connaissance avec la démarche multiple des sociologues défrichant le monde du soin psychique. Puis nous écoutons leur description du monde du travail, et nous mesurons là notre ignorance, alors que nos patients y sont eux profondément confrontés ; nous apprenons aussi la richesse de la législation française récente dans ses efforts pour tenter de réparer l’injustice des inégalités des citoyens dans l’accès au travail, enfin nous découvrons ce que sont les accords d’entreprise qui permettent (idéalement) aux personnes dites handicapées psychiques d’être acceptées dans le monde du travail, et nous en mesurons les difficultés.

L’intérêt aussi de cette thèse est que l’auteure a commencé à la travailler et à s’y engager par ses enquêtes avant la promulgation de la loi du 11-2-2005, donc elle se situe exactement au moment où la société française s’est trouvée confrontée à cette notion nouvelle et continue à s’interroger, alors qu’un certain nombre d’entreprises avaient commencé à y réfléchir.

L’astuce (je vais m’en expliquer plus loin) de notre chercheure est d’avoir choisi un abord ‘marginal’ de la question du handicap psychique et de l’emploi : en se limitant au « maintien dans l’emploi » des handicapés psychiques et en effectuant une enquête approfondie de cet aspect précis ; elle a pour cela réalisé le tour de force de se faire accepter par 5 grandes entreprises françaises qui s’interrogeaient sur l’application des lois de 1975 et 1987 dans le club « Etre » les rassemblant Air France, EDF, IBM, SNCF, TOTAL.

Déjà vous vous doutez à quel point, j’ai pu, comme beaucoup d’entre vous je pense, mesurer dans ce long parcours l’étendue de mon ignorance du champ social et du monde du travail. Cette thèse constitue une mine d’informations, nous pourrons donc nous y reporter souvent.

Je ne vais pas détailler la méthodologie utilisée, elle met en évidence comment ces milieux des grandes entreprises sont des systèmes où l’ensemble des acteurs réagit collectivement et chacun avec ses responsabilités, à un phénomène aussi précis que celui de la réponse au handicap psychique survenant en son sein.

Thèse audacieuse enfin car elle se présente au carrefour de deux domaines bien distincts, celui de la sociologie, et celui de la psychiatrie, elle prend donc le risque de soulever des querelles dans les deux champs à la fois, mais ce choix se justifie du fait que c’est bien à ce croisement que se situe le handicap psychique.

Je me bornerai à ne vous rapporter ici que trois points qui m’ont paru les plus novateurs pour notre réflexion de soignants.

Ce sont : -l’effort à faire pour arriver à une définition du handicap psychique, -ensuite ce qu’apporte de novateur la question du maintien dans l’emploi des personnes handicapées psychiques, et -enfin quelle pourrait être la nature de la compensation au handicap psychique dans le milieu du travail.

Pour nous éclairer dans la définition du handicap psychique il est bien nécessaire de faire un rapide détour par l’histoire de la psychiatrie :

La psychiatrie s’est évertuée à chercher à construire un cadre ‘spécifique’ pour défendre son terrain, d’où la loi de 1838 sur l’internement des aliénés, fondant l’aliénisme, nous connaissons la stigmatisation qui en a découlé, renforcée par la loi de 1990 rendant légal l’arbitraire de la privation de liberté, ainsi une partie de la population est écartée de la société.

Pourtant la naissance de la psychiatrie avait bien commencé avec la découverte de Pussin (l’infirmer) et Pinel (le médecin) qui avaient montré que lorsque l’on met fin à la contrainte des malades guérissent ; ainsi ils ont pu affirmer que la folie complète n’existe pas, et qu’il n’y a donc pas deux races d’être humains, les fous et les normaux. Chez tout malade mental existe une part saine et une part troublée. Malheureusement aussitôt après, Pinel, constatant que la levée de la contrainte ne guérissait pas tous les malades, commence à classer les malades en curables et incurables ; depuis la psychiatrie ne s’en est jamais remise et n’a pas arrêté de classer, ainsi l’exclusion n’a jamais cessé et donc la stigmatisation s’est étendue.

Cependant après 1800, depuis 1900 et 1952 des progrès constants (psychothérapie, chimiothérapie) ont parallèlement permis aux malades, surtout à partir de la guerre, de réintégrer la vie sociale, mais ils ont trouvé là des obstacles considérables qui sont les ‘conséquences des troubles psychiques dans la vie relationnelle’, et qui ne sont pas modifiés par les traitements. Le contraste est devenu tellement grand entre l’amélioration des troubles et les conséquences sociales persistantes dans la vie quotidienne que les associations de familles et de patients ensemble ont obtenu du Président de la République en 2002, puis du parlement, de reconnaître l’existence de facteurs psychiques des handicaps, et la nécessité de proposer des compensations. Ce fut la loi de 2005 sur l’égalité des chances.

Au total aujourd’hui le contraste est frappant entre des classifications des maladies mentales se voulant spécifiques et qui sont multiples et insatisfaisantes, et leurs conséquences les handicaps psychiques qui eux ne sont pas spécifiques (on ne distingue pas ceux de la schizophrénie, de la PMD, des borderline : retrait, absentéisme, difficultés relationnelles, …).

De plus le handicap a une dimension qui, au lieu d’exclure, met en contraste une personne par rapport à d’autres, on est handicapé par rapport à d’autres, et les réponses qui leur sont données sont collectives et rassemblent. De plus le lien de la personne avec l’environnement est évident même si la loi de 2005 reste attachée à l’individu ; mais notre chercheure n’a pas cessé de mettre en évidence l’interférence constante entre la personne et les paramètres de la situation que traverse la personne, et tout au long de son travail elle ne peut s’empêcher de montrer que le handicap est le produit de l’ensemble de ces interactions, de ce fait il n’est jamais figé, mais toujours évolutif.

Il apparaît donc clairement que tout trouble psychique profond s’accompagne, est suivi, voire précédé, par un handicap complexe, et que les deux retentissent constamment l’un sur l’autre, chacun bénéficiant des améliorations de l’autre.

Le handicap psychique apparaît ainsi, non pas comme un état figé, mais comme un « processus, une expérience de vie », ce qui n’est donc pas que limitation de ses capacités, mais laisse la voie ouverte à la créativité dans le quotidien.

Seconde remarque : la fécondité essentielle de ce travail est due à l’abord par notre auteure de la question du handicap psychique dans le milieu ordinaire du travail: elle choisit la question, qui nous parait limitée, du « maintien de la personne handicapée psychique dans l’emploi ».

Ainsi dans ces 5 grandes entreprises sont repérées les façons dont, chez un certain nombre de personnes qui étaient jusqu’alors intégrées normalement dans leur travail, un trouble psychique puis un handicap psychique, (ou à l’inverse un handicap non encore officiellement ‘étiqueté’ mais bien présent peut se faire jour avant le trouble psychique patent), se signalent, par exemple par un absentéisme, un retrait, un trouble relationnel. Des attitudes qui sont utilisées par une large partie de la population. Et à partir de là elle note les réactions diverses qui apparaissent dans l’entreprise et remarque que au lieu d’être d’emblée négatives ou dans le rejet, elles sont souvent à la fois solidaires et distantes. Puis lorsque le handicap est ‘officialisé, par un passage en psychiatrie et un étiquetage officiel, tout le système du maintien dans l’emploi, prévu pour toute entreprise importante et rassemblant un certain nombre d’acteurs, se met en place, certes de façon variable, selon la tradition et l’organisation interne de l’entreprise (elles sont étudiées ici minutieusement de façon comparative avec beaucoup de précision et de méthode). On perçoit de façon très évidente, en fonction des exemples, le poids considérable dans toutes ces réactions des ‘représentations sociales’ de la folie, de la maladie, du handicap. Ainsi puisque, ici, dans le maintien dans l’emploi, les troubles et le handicap surviennent sans préavis, on note qu’ils ne sont pas ‘devancés’ par le retentissement de la représentation de la maladie mentale, et du coup celle ci a un caractère moins lourd. La tolérance existe, et des solidarités se font jour.

J’ai tenu à souligner qu’il est fort intéressant de rapprocher cette description de ce qui se passe dans une famille quand un de ses membres tombe malade ; chacun étant témoin de la qualité ‘adaptée’ de l’état antérieur, reste témoin que c’est la même personne qui un temps plus tard présente un trouble ; la représentation n’est pas d’emblée négative ; les réactions positives coexistent avec des retraits ou des inhibitions. C’est en même temps ce qui explique la trop grande tolérance des familles qui attendent si longtemps avant de consulter,...en raison du poids des représentations sociales de la maladie mentale

L’auteure note que dans l’entreprise (comme dans la famille) se constituent des « savoir-vivre ensemble » avec une personne qui présente un handicap psychique.

Se confirme sa définition du handicap psychique, ce n’est pas le trouble psychique, mais une conséquence de ce trouble dans la vie relationnelle de cette personne ; une tentative de réponse thérapeutique à un handicap serait inadéquat et sans effet, et puisque le handicap est essentiellement une difficulté relationnelle, la réponse adéquate sera relationnelle ; mais alors est ce une réponse spécifique ou non ?

 

Nous aboutissons à ma troisième remarque qui se déroule autour de cette question. Il est intéressant de remarquer que l’auteure, sans le dire, est très embarrassée ; elle accumule en effet tous les arguments en faveur de la ‘non-spécificité’ de la réponse au handicap psychique, mais ne peut l’énoncer clairement, car elle sait aussi (on le perçoit) qu’elle va avoir à s’affronter au ‘sacro-saint’ « savoir » de la ‘docte’ psychiatrie. Elle rencontre une fois de plus la difficulté qu’il y a à explorer un champ que deux ‘discours’ théoriques se partagent, ici le soin et le social, et où chacun veut rester le maître.

En ma qualité de psychiatre je me permets de prolonger son propos dans le champ de la santé mentale, et de traduire en clair ce que l’auteure a exprimé en filigrane.

Notre auteure demande, après ce qu’elle a constaté dans le champ du travail pour le maintien dans l’emploi de personnes en situation de handicap psychique, s’il n’est pas possible que chacun des interlocuteurs de ces personnes se mette à développer de simples qualités humaines, ‘non-spécifiques’, et que ceci se déploie dans un mouvement qui associe le singulier et le collectif, est ce que ce n’est pas de cette façon que l’intégration peut se réaliser?

Parce que au cours de l’apparition des troubles et du handicap psychique l’interrogation auprès du monde sanitaire a pu engager un traitement, et qu’au décours de celui-ci, la reprise du travail a lieu, il persiste un handicap psychique avec ses conséquences complexes dans le travail, les réactions du milieu sont variables, selon le contexte que s’est construit l’entreprise sur cette question du maintien dans l’emploi, l’entreprise s’interroge. L’auteure poursuit son effort de définition du handicap psychique, et souligne le « flou » des interactions relationnelles chez la personne. En continuant son propos ne pouvons nous dire qu’il s’agit d’une « malhabileté relationnelle », à laquelle, comme nous y incite l’auteure, il est adapté de répondre par l’exercice de simples ‘qualités humaines’, c'est-à-dire, la capacité de donner là le temps qu’il faut pour rencontrer l’autre et être perçu comme ‘présent’, l’attention à tout ce qui fragilise ou renforce les liens de l’autre avec ce qui l’entoure et avec sa propre histoire, une perméabilité permanente à tout ce qui crée ‘l’ambiance’ de chaque moment, la capacité de s’arrêter pour percevoir en nous ce que l’autre suscite comme inquiétude, intérêt, joie, sans s’y laisser enfermer, le souci permanent ‘d’ajuster’ (mot qui revient souvent sous sa plume) notre attitude et ces données distinctes, tout en étant sensible à l’attention aux différences… Au total nous voilà invités en réponse à une personne en situation de handicap psychique à partir en nous mêmes à la recherche des meilleures qualités propres à permettre une rencontre humaine épanouie, féconde, appréciant l’échange.

Remarquons que tout ceci ne constitue en rien un ‘traitement’ : il n’y a pas là de ‘recherche de sens’, d’interprétation, de travail sur le déni et le clivage…, il n’y a pas plus de démarche éducative, ni de chimie bien sûr. Non, c’est une simple attitude humaine, non-spécifique, faite d’attention à l’autre, d’ajustements mutuels (car elle est source d’interactions) ; en plus, ce que ne fait pas l’attitude thérapeutique classique mobilisée par les seuls troubles, cette façon d’être est perméable à la ‘créativité’ de la personne, elle devient en fait une occasion pour que soient révélées les capacités humaines du collectif où cette personne évolue.

Certes, la vie moderne et sa recherche de satisfactions immédiates, le travail en entreprise et son appétit de productivité, tentent, avec violence, de nous écarter de cette attitude ‘humaine’, basale. Le handicap psychique ‘nous force’ à y revenir. Et ceci existera tant que la folie sera.

En même temps cette démarche n’est pas simple générosité, il s’agit d’une démarche sociale qui peut prétendre à un statut ‘scientifique’ car elle est vraiment ‘reproductible’.

Ceci nous invite à envisager un vaste ‘travail pédagogique’ dans l’entreprise (puis dans la société) portant sur la compréhension du handicap psychique et sur l’importance et l’efficacité de cette réponse adaptée, ajustée, n’ayant pas de caractère spécifique, et ne prenant pas la place d’un traitement, lequel devient quand c’est nécessaire un recours moins stigmatisé.

Il est passionnant de conclure sur ce fait que le handicap développe des réponses individuelles et collectives. Ainsi il continue la démarche de Bonnafé et ses amis invitant tous les acteurs de la société à participer à la Santé Mentale. L’attitude requise est en toute simplicité de s’appuyer sur les potentialités de tout homme.                                   Guy Baillon


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