Docteur
CHRONIQUE DU PASSAGE
ENTRE
Entre Lucien
19ème ‘chronique du lundi’. Lundi 12 mars 2007. L’effaceur de mémoire.
Je crains que cette lettre ne heurte la sensibilité d’un certain nombre d’entre nous, ils s’en doutent. Il est préférable qu’ils ne la lisent pas et qu’ils nous rejoignent la semaine prochaine si le travail de mémoire leur fait peur. Mais que les autres restent prudents, et critiques !
Je viens de voir un film très émouvant qui devrait bientôt passer sur Arte, je crois. Les auteurs veulent encore le peaufiner et ont besoin d’autres appuis car leur tentative vient heurter des tabous et n’est pas bien reçue partout. C’est donc un film de combat à la recherche de la vérité. Bertrand Dessolier et Paule Muxel, ces mêmes auteurs qui autour de Ville-Evrard avaient déjà fait un travail de mémoire sur un espace précis. Cette fois là en 1993 c’était sur la psychiatrie, « Histoires autour de la folie ». Lucien Bonnafé les avait soutenus et m’avait demandé de les accompagner. Je l’ai fait bien modestement dans leur travail d’approche naïf, (ils découvraient le monde de la psychiatrie) avec des membres de notre équipe de secteur, (à un moment où nous hésitions beaucoup dans l’effort à réaliser la psychiatrie de secteur), et j’ai beaucoup apprécié leur démarche attentive et discrète qui a duré plus de deux ans ; pour la peine, 10 ans plus tard, lors de la publication récente du DVD, ils m’ont demandé de réagir à nouveau à leurs questions autour de cette histoire. Ce film à l’époque m’avait valu de vives critiques de mes collègues en CME ayant vu mon nom dans le générique, car ils trouvaient que peindre avec de tels détails douloureux l’histoire de la psychiatrie donnait une image bien piètre et trop négative, cela risquait de détourner le public de la psychiatrie. Tout en estimant que je n’étais vraiment pas pour grand-chose quant à la qualité du film, je le trouvais très pertinent et utile, étant donné l’effort de mémoire remarquable que les auteurs avaient su déployer (‘comment déplier la mémoire’). Il me paraissait tellement indispensable de montrer à quel point la société française avait abandonné ses malades et dans quelles conditions inhumaines elle les avait maintenus pendant si longtemps (plus de 100 ans). J’avais moi-même été tellement effrayé, bouleversé, mis hors de moi de découvrir à la fois la folie et les malades dans ces anciens asiles qui avaient été conçus pour les protéger, quand j’ai commencé mon internat (1965) ; tellement bouleversé que s’était inscrite là toute ma détermination pour travailler dans le service public et œuvrer à sa transformation profonde. Je craignais que quand ces conditions inhumaines disparaitraient, la maltraitance des malades surgirait à nouveau étant donné leur vulnérabilité ; j’avais compris que cette vulnérabilité prend une force considérable dès que les malades sont regroupés, rassemblés en grand nombre et séparés des leurs. Je pressentais que lorsque cette ‘preuve’ serait effacée, les nouvelles générations n’auraient plus autant d’énergie pour se battre pour que cela ne recommence plus. Et en effet aujourd’hui il semble que beaucoup de psychiatres, sous l’effet de l’effacement de mémoire que leur apporte l’enseignement des universitaires sur l’histoire humaine et inhumaine récente, se mettent à penser que si les médicaments s’améliorent et si une solide éducation comportementale et cognitive est donnée, la guérison et l’avenir des malades sont assurés. La dimension scientifique domine en effet la scène aujourd’hui et les universitaires associés aux grands laboratoires font croire que le bien être des malades est facilement obtenu, car pour eux le fonctionnement de l’esprit est déterminé par la vie des cellules et ses gênes. Point n’est besoin de s’interroger sur la matière humaine dont sont faits ces moments de la vie, ni combien le ‘sens’ lui apporte la valeur dont chaque être humain a besoin.
Leur nouveau film est totalement différent, il porte sur un moment précis de l’histoire de la France, un moment où la mémoire est en panne depuis la fin de la dernière guerre : « L’année dernière à Vichy ». Son tournage s’est prolongé sur 4 années et a rencontré de nombreuses réticences et même de fortes oppositions. C’est vrai ! Pourquoi reparler d’un moment si douloureux de ‘notre’ histoire ! Même si en raison de votre âge vous ne l’avez pas vécu, c’est ‘votre’ histoire aussi, vos proches l’ont partagée. Tout un chacun a eu autour de lui des personnes qui ont ‘bien’ accueilli les allemands au début de la guerre et ont même eu des liens avec eux, d’autres se sont impliqués clairement dans la collaboration…alors qu’un petit nombre, très petit au début, un peu plus important la dernière année, ‘s’enfuyait’ discrètement dans la résistance, ‘en cachette’ forcément, sinon c’était la disparition promise. Ainsi une succession de clartés publiques, et de choses cachées. Et le résultat global tel qu’il a été ‘jugé’ à la libération a partagé brutalement la France en deux camps : les ‘résistants’ et les ‘collabo’. A la lueur d’une bascule instantanée : la France s’est retrouvée en un instant entièrement ‘résistante’. Seul l’oubli et l’effacement rapide de la mémoire a permis à la France de ne pas plonger dans la culpabilité, dans la fierté, dans l’arrogance, dans la honte, dans la tristesse…
La réalité vraie est toute autre sur le récit des évènements pendant 5 ans, et elle écartèle les acteurs entre l’insouciance totale de certains qui n’ont rien vu passer jusqu’à ceux qui ont été pendant des mois voire des années torturés, en France… ou ailleurs (un autre continent: « Le fourgon des fous », Carlos Liscano, Belfond, 2006, 17 ans de prison à 23 ans en Uruguay !).
En fait la réalité retracée simplement par des acteurs très divers de ces années là, comme nous l’apporte ce film, montre comment devant l’emprise progressive de l’envahisseur, ici violent, là politiquement correct, la compréhension de ce qui se passait réellement a été pour beaucoup ‘illisible’, et pendant longtemps, parfois même elle persiste encore ! Entre autre parce que chacun n’avait devant les yeux qu’une partie de la réalité : une disparition ici, là des français inspirés par un projet politique lointain, ailleurs des nouvelles incontrôlables à type de rumeurs, des discours officiels contradictoires : zones claires, zones sombres…
On apprend que le tronçonnage d’une réalité en petites sections limitées, bien cloisonnées les unes des autres, permet de masquer la finalité de l’entreprise dans laquelle nous travaillons en toute tranquillité. Cela évoque l’inhumain découpage du travail prôné par certaine civilisation.
Mais ici la froide commande de destruction massive de populations entières a pu rester méconnue de la grande masse des acteurs contemporains pendant des années. Les témoignages recueillis dans le film l’exposent, et nous démontrent que nous sommes incapables de dire comment nous-mêmes nous aurions réagis si nous y avions été plongés. Les ‘preuves’ étaient exceptionnelles, et demandaient un effort de recherche et d’analyse qui représentait un risque considérable, car il bousculait l’ordre établi, ‘ce qui n’était pas accepté’,… c’est là peut être que la vérité montrait le bout de l’oreille…
La question fondamentale est là, comment, à tout moment de notre vie, pouvons nous faire les recoupements nous permettant de comprendre dans quelle direction va la civilisation dans laquelle nous sommes engagés ?
Même là nous apprenons dans ce film que ‘toutes les versions de la réalité existent’, même quand toutes les preuves de l’horreur sont rassemblées 60 ans plus tard. Nous comprenons aussi que la vérité toute seule n’est pas suffisante pour défendre un projet de société. Une bataille est nécessaire pour faire reconnaître les valeurs auxquelles nous sommes attachés.
Alors ‘suivez mon regard’, comme le disait Lucien, sur notre civilisation actuelle, et sur la question qui nous occupe. Demandons-nous si pour la question de la folie et la réponse sociale conjoncturelle qu’est la psychiatrie dans notre civilisation, un même processus « d’effacement de l’histoire » n’est pas en train de se produire, ‘avec notre collaboration’ ?
Les efforts conjugués de méthodes de contrôle et de gestion nées sous d’autres sociétés (USA) et pour d’autres domaines (la médecine ‘pointue’ bardée de science) veulent imposer un mode de pensée ‘politiquement et scientifiquement correct’, où la dimension ‘humaine’ de l’homme n’a plus sa place, en effet celle ci n’est pas comptabilisable, et échappe à l’éducation ! Une telle position parait absurde n’est ce pas ?
Et pourtant ! regardez comment tout le travail réalisé dans le cadre de l’application de l’hypothèse de la psychiatrie de secteur, c'est-à-dire une psychiatrie hors les murs, implantée dans le tissu de la commune, et s’appuyant fondamentalement et quotidiennement sur l’entourage relationnel du patient…, comment tout ce travail est sournoisement, progressivement ‘effacé’. Toutes les ‘preuves’ de la qualité de ce travail, tout ce que déploient dans le tissu humain, hors les murs, les infirmiers n’est pas pris en compte…, seulement ce qui se déroule entre les quatre murs de l’hôpital a droit à recevoir le label « scientifique ».
Les équipes de secteur entourées par de jeunes psychiatres pour lesquels les réunions n’ont aucune valeur objective et qui sont férus de chimie et d’éducation avancent en toute honnêteté, ils n’ont pas connu cette psychiatrie d’hier et ne sauraient la défendre…
Ainsi la psychiatrie de secteur va être « ‘doucement’ effacée de la carte de l’expérience humaine », sans heurt, sans violence, par étouffement progressif…
Les familles n’y ont pas cru beaucoup au secteur, on ne saurait leur en vouloir, étant donné le peu d’ouverture des psychiatres à leur égard, elles sont pourtant l’allié au long cours du soin.
Seuls les patients, usagers de la santé mentale résistent et vont résister, et jusqu’au bout, eux !
Mais pourquoi les professionnels de la psychiatrie ne se révoltent pas aujourd’hui ? Pourquoi ne se mettent ils pas aux côtés des militants du champ social, qui n’attendent que cela pour se révolter, car l’ombre de la fausse science ne va pas les entrainer dans l’erreur, eux.
Ne nous laissons pas maltraiter, nous n’avons jamais dit que la science était inutile, elle fait des découvertes formidables dans tous les domaines, y compris en psychiatrie, mais elle doit rester sous l’analyse critique de la réflexion humaine, nous l’avons assez défendu pour ne pas être pris dans une critique qui voudrait démontrer que l’autre, nous, ne défend que la bêtise.
Mais regardez et décrivez ce qui se passe aujourd’hui dans le champ concret des équipes de secteur dominées par les directives hospitalières, écrasées par les ‘accréditations’, et autres oukases, et restez critiques, même lorsque nous entendons nos amis dire que l’accréditation leur a permis de reconnaître des erreurs dans notre activité hospitalière, et de conclure qu’elle est justifiée. Qu’un contrôle du travail des équipes soit nécessaire, c’est évident, mais qu’il s’appuie sur l’activité de ‘l’hôpital’ alors que toute la dynamique du secteur est de s’appuyer sur la ville et sur les liens avec tous les acteurs de la ville, c’est mettre en évidence la détermination d’un effort discret, mais bétonné, destiné à réduire la psychiatrie à une prise de médicament et à un programme éducatif, car la comptabilité est là aisée…
Un rouleau compresseur ‘effaceur de mémoire’ est en train d’annuler toute cette expérience acquise avec la continuité des soins, le travail dans les interstices des soins, autour des liens à tisser avec le champ social uni à la psychiatrie dans le cadre de l’ensemble ‘santé mentale’.
Allons-nous rester les bras croisés sans faire revivre cette histoire toute récente ? Allons-nous ployer le dos, comme en 1942-44, sous le regard scientifiquement correct de l’establishment ?
Allons-nous accepter de perdre notre identité ? Ne pouvons-nous reconnaître la valeur de notre héritage ? Qui sommes nous ? Que faisons-nous ?
N’est ce pas autour d’une réflexion sur la continuité du soin, face à l’histoire de la personne et de son groupe relationnel que peuvent se rassembler les fils de cette mémoire ?
Mais tout de même oser comparer les horreurs de la collaboration avec un processus scientifique !!! C’est dépasser les bornes ! disent ils.
Certes c’est osé, à ceci près que l’on peut se demander s’il n’y a pas là programmation de ‘mort d’âmes’ dans ce qui se déroule actuellement ? N’oublions pas que la science a constamment étayé les programmes d’extermination jusque dans la vie quotidienne des camps. Alors mettre la science sur un piédestal intouchable présente peut être quelque danger. Ce danger est ‘à décrypter’ tant qu’il est encore temps. C’est cette analyse de la réalité actuelle qui est le fil conducteur, et il passe, entre autre, par la mémoire et par ses liens.
« L’effaceur de mémoire » est l’outil
indispensable du politique totalitaire, et à l’homme de la rue, il lui permet
de se vouer à son seul maitre, son ‘confort’ personnel. Le confort cet ennemi
quotidien, qui permet à chacun de survivre quel que soit le régime politique...
et demain ?