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LA CHRONIQUE du LUNDI

Guy Baillon





Docteur Guy Baillon, Psychiatre des Hôpitaux

CHRONIQUE DU PASSAGE ENTRE LA PSYCHIATRIE D’HIER ET LA PSYCHIATRIE DE DEMAIN - (novembre 2006 à Avril 2007).

Entre Lucien Bonnafé et les jeunes de demain, déjà au travail aujourd’hui.

18ème  ‘chronique du lundi’. Lundi 5 mars 2007. Il y a une urgence pour la psychiatrie aujourd’hui : nous devons faire appel à « l’humanité » des candidats à la présidentielle !

Pour y réfléchir je vous invite à la lecture de « Psychiatrie populaire. Par qui ? Pour quoi ? », de Lucien Bonnafé, écrit entre l’été 1980 et l’été 1981.

(au passage, notons que dans l’histoire de la psychiatrie des cent dernières années les deux hommes politiques qui se sont occupés à fond de la santé mentale ont été un ministre de la santé et un président de la République ; lors de l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, le ministre de la santé communiste, Jack Ralitte, demande le rapport Demay, qui sera suivi par le train de réformes de 1983 à 1986  légalisant la politique de secteur et la rendant opérationnelle ; puis…un Président de la République, Jacques Chirac reconnaît le handicap psychique en 2003, ce qui entraînera la loi du 11-2-2005 sur l’égalité des chances, apportant le complément social du soin pour les mêmes malades en situation de handicap psychique.

L’appel au politique est tout à fait pertinent et urgent dans la période actuelle.)

Ce livre publié fin 1981 est à relire : collection dirigée par Roger Gentis ‘L’ouverture psychiatrique’ ayant pour argument ce texte: (guillemets, soulignés et ‘en gras’ sont de votre serviteur).

‘La psychiatrie est entrée dans une phase de profonds remaniements. Ce n’est pas seulement l’hôpital psychiatrique traditionnel qui est en voie de liquidation, c’est aussi toute une conception des maladies mentales. Pratiques d’assistance, pratiques de soins, tout se bouscule et se redistribue dans la plus extrême confusion. Deux choses du moins sont certaines :

-L’avenir de la psychiatrie ne se joue pas dans les institutions psychiatriques : c’est dans l’ensemble de la société, dans les remaniements économiques et sociaux en cours, que se fait et se défait le visage de l’assisté, du handicapé, du malade, du fou, de l’exclu. D’où l’exigence d’un questionnement ‘politique’ de la psychiatrie. -De là également une seconde certitude : la psychiatrie ne concerne pas uniquement les travailleurs de la santé mentale, elle a cessé d’être l’affaire de spécialistes. La psychiatrie doit être faite et défaite par tous. C’est ‘la double ouverture’.( c’est seulement cette démarche qui aboutira à la déstigmatisation, enfin).

Et en page de garde : ‘Lucien Bonnafé, fut à notre connaissance, le premier à formuler nettement à l’époque de la Libération « Il faut détruire le système asilaire et bâtir son contraire sur ses ruines ». Depuis, l’idée de ‘détruire les asiles’ a fait beaucoup de chemin, mais celle de ‘bâtir le contraire du système’ demeure trop balbutiante et velléitaire. L’idée de ‘psychiatrie de secteur’ qui portait au départ les espérances des psychiatres ‘désaliénistes’, tend ainsi à s’enfermer dans des institutions très conformes aux principes aliénistes…il faut résolument tourner le dos à l’élitisme dominant, …il est faux que les solutions ne puissent venir que d’en haut. Avec tout le poids de son expérience Bonnafé affirme encore une fois que la psychiatrie doit être « faite/défaite par tous ».

Et dans ce livre Bonnafé précise comment dans sa pratique il a constamment rencontré des interlocuteurs lui permettant, malgré le climat coercitif régnant, de montrer comment chacun, comme acteur social, dans sa fonction ‘humaine’, trouvait des ressources pour établir des liens avec la personne malade, à la fois en tant qu’homme et en tant qu’acteur social précis, pour la guider vers le soin et la vie. Le commentateur explique la pensée de Bonnafé :

‘Bonnafé souhaitait que le ‘rapport entre la Psychiatrie et le peuple se modifie profondément. Et le peuple auquel il pense est composé des gens les plus divers : il y a des docteurs de famille et de quartier, des maires et secrétaires de mairie, des supérieures de couvent, des assistantes sociales, des directeurs d’hôpitaux, des maîtres d’école, toutes sortes de travailleurs d’institutions sanitaires et d’autres.. Il y a surtout plein de gens du commun, très ordinaires et capables … de faire, dans des circonstances extraordinaires, des choses extraordinaires.’

C’est ce qu’il déploie tout au long de ce livre.

C’était il y a plus de 25 ans ! Cette prise de position et les termes employés sont à méditer pour en retravailler le sens. Que d’expériences positives depuis ! Que de dérives aussi !!

Il est intéressant de remarquer que les dérives fâcheuses déjà dénoncées se sont accentuées : ‘le maintien de l’hôpital, la construction d’institutions conformes aux principes aliénistes…’.

La dérive des mots vaut d’être relevée aussi : nous avons été ces dernières années bien étonnés d’entendre une majorité de professionnels, dont certains défendant la psychothérapie institutionnelle et donc proches du secteur, s’élever farouchement contre l’emploi de mots qui seraient ‘nouveaux’ et stigmatisants : ils étaient tous déjà utilisés simplement par Gentis et Bonnafé : handicap, santé mentale, souffrance psychique, usagers,…en fait par ces critiques actuelles sont bien un recul de la pensée qui continue à se manifester aujourd’hui contre les propositions de la psychiatrie de secteur, chacun défendant son seul pré carré, hors solidarité.

Je voudrais ici insister sur un des aspects les plus douloureux de la pratique psychiatrique vécue sur le terrain aujourd’hui par tant de soignants, je parle de la tentative de ‘maîtrise’ sauvage et d’écrasement, manifesté par un certain nombre de directeurs d’hôpitaux à l’égard des équipes de secteur, la liste des hôpitaux où règne la guerre est longue, celle-ci se poursuit.

Mais je voudrais attirer votre attention aussitôt sur le fait que ce ne sont pas les hommes qui sont en cause, mais la contradiction entre la fonction de directeur et la réalité de la psychiatrie. Il y a une contradiction majeure entre la concentration hospitalière et la pratique psychiatrique. Ce fut déjà le constat de nos prédécesseurs et Bonnafé, ils faisaient à l’époque le procès de l’asile et non celui des hommes, et constataient que le contexte de l’asile entraînait les hommes à des conduites inhumaines. Aujourd’hui une même analyse, dans le détail de ce que ‘produit’ l’hôpital sur la psychiatrie et sur les hommes, est à mener.

D’abord soulignons que la localisation des soins de psychiatrie dans un hôpital est de plus en plus inadaptée, inadéquate (pour employer un mot cher à la Sécu), car ce soin se déploie à peu près uniquement dans le travail ‘relationnel’ entre soignants, avec l’entourage affectif du patient, et avec le tissu de l’environnement relationnel, « sans salle d’opération ni de réanimation ! ». Donc sa place est au sein du tissu social de la ville sur des modes très variés ; ajoutons qu’en psychiatrie le temps de la nuit n’est pas un temps de soin, mais un simple temps de repos, de retrait dans la non-conscience, qui doit se faire dans le calme chez soi.

Dans les cas où l’hospitalisation parait un moment indispensable, alors rappelons (‘ils’ semblent l’avoir oublié) qu’en psychiatrie, contrairement à la médecine, la chirurgie, l’obstétrique, il n’y a pas de danger d’infection (nosocomiale) donc pas besoin d’asepsie, aucun matériel chirurgical n’est utile, et quasiment pas de matériel médical autre que celui du généraliste, et même celui du généraliste n’est utile que quelques minutes par jour. Il faut, au lieu de séparer les malades par crainte de contagion, maintenir le contact avec leur entourage personnel. Aucune salle d’opération, ni même de réanimation, n’est utile. Les locaux nécessaires sont simples, ce ne sont que des chambres banales, à une ou deux personnes, ainsi que quelques pièces où l’on peut se réunir à 4 ou à 10, au maximum à 20 (il est essentiel de ne pas chercher à être plus nombreux dans une seule pièce, sauf pour des réalisations théâtrales, qui sont il est vrai de bon aloi), des pièces où l’on peut avoir des activités régulières (activités n’ayant rien, mais vraiment rien de médical) cad. pour faire du dessin, de la peinture, du chant, de la danse, etc., toujours pour un nombre modeste, comme celui d’une grande famille. Tout regroupement plus important provoque un climat d’anonymat, de foule, qui devient aussitôt anti-thérapeutique, et que l’on ne retrouve dans notre société que dans les salles de spectacles, les stades et les transports en commun (il n’y a plus l’armée), ou lors des débats politiques et dans des lieux de culte ; ce qui n’est pas du tout le terrain du soin, ni de la vie sociale quotidienne.

Le soin en psychiatrie est donc constitué d’échanges verbaux, d’entretiens duels ou collectifs (dés que l’on est plus de 12 ou 15 dans une même pièce la dimension humaine des échanges se dégrade à toute vitesse et s’inverse en un climat ‘inhumain’). Tout ceci n’est pas un ‘principe’, ni un dogme, c’est le simple constat de la pratique quotidienne du soin.

Et surtout l’essentiel est que tout ce travail de soin, même et surtout au cours d’une hospitalisation, soit en continuité constante avec les liens à établir entre ces moments de soins divers passés dans ces espaces modestes, avec tout le tissu relationnel de la ville, du quartier, pour que chacun de ces acteurs de la ville, comme le relate Bonnafé dans ce livre, puisse constamment appuyer et enrichir le travail du soin.

De ce constat il est facile de déduire que le rassemblement de la totalité des espaces de soin d’un secteur en un seul endroit est néfaste si l’on veut que les liens avec la ville soient aisés.

La persistance de services d’hospitalisation plein temps dans de grandes concentrations hospitalières installe une coupure, une barrière entre ce soin et les autres pour un même secteur, et oblige ce service à s’uniformiser avec les autres services, ce qui va, contrairement au but recherché, entraîner une coupure avec le fonctionnement du reste du secteur ; ces coupures viennent en contradiction avec l’effort de continuité des soins à installer pour chaque patient, invitant les différents soignants à rester en liens et dans la proximité

Avec le soin psychiatrique moderne nous ne sommes pas dans le cadre d’une usine de production ! Nous ne sommes pas non plus dans une structure de ‘formation’ ni d’éducation. Nous sommes dans le champ de l’échange humain, avec le souci constant de l’invention que peut faire chacun dans ces échanges, et qui va redonner à ‘l’autre’, qui souffre, du plaisir à penser, du désir d’échanger, du goût à vivre.

De ce fait tout le soin se déploie dans la connaissance de l’autre, le soutien de ses liens.

Une équipe, dite de secteur, ayant grâce à ses divers acteurs une multiplicité de capacités professionnelles (psychothérapie, chimiothérapie, éducateurs divers, acteurs sociaux, artistes…), reçoit la mission d’assurer la variété des soins utiles et de mener la politique de santé mentale adaptée à la population de ce secteur.

Une direction administrative est bien évidemment nécessaire, là, pour le recrutement de ce personnel, son organisation administrative, la gestion des véhicules et des espaces utiles.

Mais le travail d’une équipe psychiatrique, nous venons de le voir, n’est pas une ‘entreprise’.

Donc réunir 5, 10, 20 équipes de secteur en un seul hôpital, qu’il soit psychiatrique ou général, est une véritable catastrophe, car tous les professionnels sont engagés à contre- emploi. En effet le directeur, par exemple, va être obligé de ne pas s’intéresser aux besoins quotidiens des patients, car ils varient avec la population de chaque secteur, ces besoins ne peuvent être reconnus que par le contact direct et quotidien avec elle, que le directeur n’a pas ; mais, comme il a la responsabilité de ‘gérer’ de 400 à 2000 personnes il va se croire obligé de tout diriger en faisant du ‘management’, comme si c’était vraiment une grande entreprise ! Il ne va pas se rendre compte qu’il va dès lors « produire de l’inhumain », surtout si les 5 à 20 équipes de secteur qui dépendent de lui, ont des conceptions variées de leur travail. Lui de son côté, comme bon ‘manager’ conscient et organisé, va s’efforcer de les standardiser, de les homogénéiser, de tout décider de son point de vue de directeur et de sa place de l’hôpital, sans percevoir que cette place est éloignée de la vie sociale quotidienne et sans prendre en compte les liens constants à établir avec les différentes personnes de la population. Il analyse, décide en se centrant sur l’hôpital, mais il s’agit de se centrer sur la ville. Le directeur d’hôpital a été formé pour diriger et ‘manager’ un hôpital, il est donc aussi très déstabilisé s’il lui est demandé de se pencher sur le fonctionnement de petites structures éparses dans le tissu social de la ville, des CMP aux CATTP, et de toute façon il va chercher à les gérer comme des espaces hospitaliers, parties d’un grand ensemble, et non comme des espaces de vie, ouverts sur la ville. La finalité des espaces de soin en psychiatrie est d’être ouverts sur la ville.

Tout est donc fait depuis le début de la psychiatrie de secteur, par une administration ignorante des spécificités de la psychiatrie et en fait surtout impuissante, pour que s’installent des conflits majeurs entre le directeur et les équipes ou certaines catégories professionnelles. Le directeur voulant mettre au pas les équipes, parfois avec les meilleures intentions du monde, en voulant des tâches ‘ciblées’, en voulant les objectiver avec précision, en les comptabilisant avec minutie, tenant compte des dépenses de temps et demandant qu’elles soient collectées, vérifiées, contrôlées, va faire subir à tous les acteurs du soin des contraintes qui entraineront chacun à ne plus être attentif à ses émotions, à ses changements d’humeur, qui sont les vrais outils dont il a besoin. Tout doit être minuté, expliqué, décrit, consigné,…  tout le contraire de la disponibilité d’esprit et la capacité de réagir, requises à tout instant. Certes nous savons que dans de nombreux autres endroits, il n’y a pas de conflits, hélas ! en effet l’hospitalocentrisme du directeur, convient très bien au désir de soumission et d’immobilisme d’un nombre important de psychiatres et d’infirmiers ! Car c’est vrai qu’extraire tous les outils de soin hors de l’hôpital implique que chacun se retrousse les manches, change ses habitudes, établisse de nouveaux modes de travail obligeant à rencontrer familles, amis, entourage, acteurs sociaux les plus divers, découverte déjà faite par la majorité des équipes infanto-juvéniles. C’est éprouvant, car cela dérange, mais c’est passionnant !

A l’inverse un responsable administratif plongé sur le terrain et attentif aux activités multiples et mouvantes d’une, deux ou trois équipes de secteur au maximum, sera disponible pour comprendre le poids de cette vigilance psychique avec laquelle travaillent les soignants, il cherchera ce qui peut les rendre libres au maximum ; il les verra directement travailler et n’aura plus besoin de les faire surveiller, ni de leur faire ‘remplir des fiches’.

Pourquoi, me direz-vous, dépenser tout ce temps sur une question qui est du ressort de l’administration centrale, alors qu’acteurs locaux, directeurs ou soignants sont impuissants ?

Je vous répondrai que non seulement c’est parce que nous sommes en période électorale, mais parce que l’évolution de la psychiatrie dépend en fait profondément des hommes politiques, tant les liens entre la psychiatrie et la Cité sont étroits : en effet la perspective porteuse d’espoir pour le soin est celle d’une cité vivante, dynamique où chacun, même malade, même porteur d’un handicap, a l’espoir d’avoir sa place et de jouer un rôle. Cela donne encore plus de pertinence à la psychiatrie de secteur qui déploie ses outils de soin en les appuyant sur la solidarité quotidienne des habitants, dans la mesure où le soin en psychiatrie est le travail sur les liens de la personne avec les siens, les proches, et les cercles successifs de l’entourage.

Il s’agit ici de l’humain de la société que nous voulons les uns et les autres construire.

L’humain ne saurait être la chasse gardée d’un seul parti, gauche, droite, centre. Il faut que tous les partis s’engagent : vous avez vu qu’un élu de gauche et un élu de droite, se sont succédés pour réaliser deux étapes décisives de l’évolution de la santé mentale en France.

Les soins comme la compensation des handicaps dans le champ social, en continuité les uns avec les autres, doivent être vigoureusement soutenus aujourd’hui autour de ce fil conducteur qu’est la place primordiale de l’humain dans les soins. La nomination de directeurs spécialisés en psychiatrie comme le sont les médecins et devraient l’être les infirmiers, est une décision « politique » que seuls les élus peuvent prendre : un directeur pour 1 à 3 secteurs incluant la psychiatrie infanto-juvénile serait la dimension de base. Ces directeurs auront la mission d’installer en ville la totalité des espaces de soin y compris les lits d’hospitalisation, et ceci hors toute concentration hospitalière même générale, pour être en osmose avec le tissu social. Etant donné le niveau de leur responsabilité, dans cette dimension ‘humaine’ ils sauront élaborer alors les solutions adaptées à la psychiatrie de secteur, cad. privilégiant l’humain.

Les soignants et le tissu social se chargeront du reste, c’est ensemble que tous pourront enfin : ‘faire et défaire la psychiatrie’ avec ses habits d’humanité.

Aujourd’hui chacun d’entre nous doit faire appel aux candidats : ‘Que l’humain soit le fil conducteur de la psychiatrie. Que les élus donnent aux directeurs une responsabilité humaine’.


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