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LA DECHRONIQUE de BACHI BOUZOUK
Dernière alternative
Emilio a 60 ans. Un âge qui permet depuis peu de partir en retraite, pourvu que ça dure diront certains pessimistes. Emilio a 60 ans dont une bonne trentaine passée au 45, l'Hôpital Psychiatrique du coin nommé comme ça car situé au 45 avenue de la République. Le 45 symbolisant l'endroit où sont les fous, la république comme chacun sait, la liberté, l'égalité, la fraternité.
Emilio a commencé sa vie comme tout le monde, c'est à dire comme vous, comme moi, comme n'importe qui. Emilio a commencé sa vie comme tout le monde sauf qu'a un moment donné, troublé psychiquement, son discernement aboli, il a perdu le contrôle de ses actes et agressé mortellement un de ses proches, un de ses très proches, son frère, qui paradoxalement ne le quittera jamais.
Pendant des années et à chaque fois qu'il demande à sortir, à en finir avec cette histoire, Emilio entend, écoute, la même ritournelle: " Monsieur, suite à ce que vous avez fait, les autorités judiciaires ont estimé que votre état mental nécessitait des soins, compromettait la sûreté des personnes et pouvait porter atteinte, de façon grave, à l'ordre public. Cela signifie que vous allez rester longtemps, très longtemps avec nous, près de nous, proche de nous… "
Emilio a 60 ans, nous sommes en France au début des années 80, une époque où depuis peu la peine de mort a été abolie, pourvu que ça dure diront certains pessimistes.
Évoluant de services contenant à d'autres moins contraignant, de la sûreté à la certitude, il installe sa vie, institutionnalise ses habitudes au gré des différents contextes soignants. De diagnostics en prescriptions, différentiels ou non, il stagne là, hanté par le fantôme de celui qu'il a tué, citant chaque jour et à qui veut l'entendre, l'évènement qui les a désunis et donc unis éternellement.
Emilio a 60 ans. Un âge qui lui permet depuis peu de partir en retraite. C'est ce que vient de lui dire le médecin chef de service et qu'il a des projets pour lui, une belle et grande maison pour les vieux, fous ou pas fous, dans le midi là où les cigales stridulent tsi, tsi, tsi.
Quelques préparatifs hâtifs, faudrait pas perdre la place, une valise pleine de vêtements neufs, histoire de repartir à zéro. Repartir à zéro ou ailleurs, Emilio a du mal en s'en faire une idée lui qui s'était fait à l'idée justement de rester ici, toute la vie.
Quelques heures de TGV, pas même une embrassade, la psychiatrie est une grande famille certes mais elle tient à garder une distance certaine avec les siens. Quelques heures de TGV, pas même une embrassade et le voilà à près de 1000 kilomètres de l'hôpital, à près de 1000 kilomètres de chez lui.
Quelques jours de méditerranée, sans passer par l'ambassade et le voilà dans un taxi qui le ramène sans poser plus de question quelques 1000 kilomètres plus hauts. Comment faire autrement que de payer les 3000 francs demandés par ce brave homme qui ne fait que respecter les souhaits de son client ? De toutes façons Emilio, ne se souciant guère de ce détail, est déjà reparti valise en main, rejoindre le lit qu'il occupait jusqu'ici.
Va falloir reprendre le projet. Le reprendre à zéro. Se soucier avec Emilio de " où se situe zéro " et pourquoi pas d'y corréler les autres chiffres de sa vie, 45, 60, 80, 1000, 3000… ? La psychiatrie est une science qui a du mal avec les chiffres mais ce n'est pas pour autant qu'elle doive les mettre à distance...
Va falloir reprendre le projet. Trouver une autre belle et grande maison pour les vieux, fous et pas fous. Pas dans le midi, y paraît que les cigales y stridulent psi, psi, psi…
Quelques mois plus tard, c'est dans une belle 4L de secteur que j'accompagne Emilio. Nous avons pris plus de temps mais nous avons trouvé la perle rare. Une petite maison de retraite préalablement visitée, située dans une banlieue voisine où nous pourrons aller le voir de temps en temps, le temps qu'il s'acclimate, qu'il réinstalle sa vie, se refasse des habitudes même si toujours hanté, habité par celui qui tout compte fait lui est le plus fidèle.
Quelques heures plus tard passées dans les embouteillages sans radio, je reviens au service. Pas peu fier de répondre aux questions des collègues étrangement intéressés par mon périple et le devenir d'Emilio. Un peu tôt pour se faire une idée, se forger un avis non ?
Surtout sans compter sur celui d'Emilio qui plein de ressources m'a pris de vitesse, est monté dans le premier métro pour rejoindre tranquillement le lit qu'il occupait jusqu'ici.
Bachi-Bouzouk