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CHASSEURS DE FOUS

 

 

            Journal officiel de l'Etat :

Loi L4 n° 3000 : « Attendu le coût de plus en plus important des hôpitaux psychiatriques et des structures de soins extrahospitalières. Attendu le déficit grandissant de l'Etat. Attendu le risque de déclassement du pays dans la compétition mondiale.

L'Etat décide de la fermeture de tous les hôpitaux psychiatriques du pays, ainsi que la fermeture de toutes les structures de soins extrahospitalières.

L'Etat décide que la folie est illégale, les fous sont donc des délinquants et doivent être traités comme tels.

L'Etat institue la création des « Brigades de chasseurs de Fous », les BCF. 

Décret d'application DA n° 3000 – 1 : « Application immédiate ».

 

            8h30. Marcel allait prendre son service. Marcel était un ancien infirmier de secteur psychiatrique comme on les appelait dans le temps d'avant la grande transformation. Après la parution de la loi L4 n° 3000, il avait eu le choix : soit il intégrait les nouvelles BCF par voie de mutation, sans perdre ses échelons et ses points d'indice retraite, soit il était répudié, licencié et mis directement au chômage dans l'enfer du pôle emploi. Marcel avait réfléchi un peu. Marcel avait des enfants, Marcel avait des emprunts. Finalement, il avait assez rapidement mis ses problèmes de conscience de coté et il avait intégré les BCF.

 

            En fait, cela ne lui avait pas demandé de si gros efforts que ça car il avait été déjà un peu habitué. Quand le médecin chef de son pôle lui avait demandé de se rendre chez les malades mentaux afin de vérifier qu'ils ne dérangeaient personne et, le cas échéant, d'augmenter leurs doses de neuroleptique ou même de les faire hospitaliser contre leur gré, il avait un peu rechigné pour la forme, mais il avait vite accepté car il avait été convaincu que c'était pour leur bien. Petit à petit, au fil de ces dernières années, il avait bien su refouler sa réflexion éthique et la petite voix de son Gemini cricket s'était tue. Il ne s'en était pas vraiment rendu compte, c'était comme une sorte d'involution progressive, lente et la dérive répressive étatique était devenue normale et banale. Maintenant, il ne se posait plus de questions et il pouvait continuer à payer ses emprunts. Une chose avait changé : il ne se rasait plus et se laissait pousser la barbe. Chez lui, il avait supprimé tous les miroirs, mais il s'était persuadé que cette barbe était là uniquement par goût esthétique.

 

            En tant que membre de la brigade des chasseurs de fous, son travail était relativement simple et il avait tout pouvoir pour le faire. Il devait repérer les fous dans les rues, de plus en plus nombreux depuis la fermeture des hôpitaux, les arrêter et prévenir la brigade de ramassage afin qu'ils soient retirés de la circulation. Si, lors des interpellations, il y avait des pertes en vies de fous, pour rigoler il se qualifiait parfois lui même de « vide fous », peu importe c'étaient juste des croix dans une autre case de ses statistiques personnelles. Pour faciliter son travail et pour une bonne rentabilité, il disposait d'un outil imparable et diablement efficace élaboré par le collège national des psychiatres et psychologues de la loi d'Etat, à savoir « le test ». Pas besoin de parler, pas besoin de dialoguer, au moindre doute il suffisait d'appliquer le test et le verdict tombait en quelques secondes : positif ou négatif. Si le test était positif, la sentence tombait en direct, sans discussion ni négociation possible, la brigade de ramassage et le retrait pur et simple de la circulation, un point c'est tout. Depuis que la nouvelle classification internationale des troubles mentaux et des troubles du comportement, plus connue sous l'appellation de CIM 30, la nosographie psychiatrique avait été étendue, le test ratissait large. Névrosés, psychotiques, psychopathes, déviants, dépressifs, suicidaires, alcooliques, Alzheimer, drogués, obsessionnels, phobiques, déments, délirants, imbéciles, hallucinés, idiots, maniaques, bipolaires, mendiants, saltimbanques … et tous autres comportements bizarres et étranges étaient irrémédiablement catalogués positifs.

 

            Il se moquait de savoir ce qu'il advenait aux fous après qu'ils aient été ramassés, ce n'était pas son problème et cela dépendait d'une autre brigade indépendante de la BCF. En bon fonctionnaire de l'Etat qu'il était resté, il appliquait les ordres et faisait son travail, un point c'est tout, c'était son devoir institutionnel. C'était devenu la nouvelle morale sociale édictée par l'Etat.

 

            8h45. Marcel terminait de s'habiller, il posait sur sa poitrine son badge estampillé BCF sur fond de drapeau de son pays. Bien sur, il n'oubliait pas de prendre le test car même son expérience ne suffisait pas à détecter à coup sur un fou. S'il avait un doute, le test le balayait et posait une certitude. Alors, plus de doute. C'était bien pratique car il n'avait même plus besoin de réfléchir. Le test était son guide suprême, il ne se trompait jamais, par définition il ne pouvait pas se tromper, il était infaillible.

 

            8H50. Marcel sortait de chez lui et se rendait au bâtiment local de la BCF de l'est. En parcourant la courte distance qui séparait son domicile du bâtiment local, il pensait quand même. Il pensait à sa plus jeune fille qu'il avait fait entrer dans un pensionnat de l'Etat. C'était un des avantages de sa fonction : pour un coût plutôt abordable, sa fille était totalement prise en charge par l'Etat et il n'avait quasiment plus rien à s'occuper. D'ailleurs, il ne l'avait pas vue, ni le lui avait parlée depuis la dernière rentrée. Il pensait aussi à Paul, son fils aîné, qui avait quitté la maison. Un matin, Marcel s'était réveillé et il avait eu beau l'appeler, il avait bien fallu qu'il se rende à l'évidence, Paul n'était plus là et les jours suivant il n'était pas revenu. En marchant, il se demandait où il pouvait bien être, c'est tout.

 

            9H00. Marcel poussait la porte et entrait dans l'austère et grise bâtisse qu'occupait, avant la promulgation de la loi L4 n° 3000, un centre médico psychologique couplé à un hôpital de jour. Au début, c'était bien pratique car point besoin d'aller courir après les fous, ils venaient d'eux mêmes croyant bénéficier de soins. Evidemment, point de soins et c'est par wagons entiers qu'ils étaient directement retirés de la circulation. Décidément, l'Etat faisait bien les choses et pensait à tout. Mais, maintenant fini tout ça car le bouche à oreille avait bien fonctionné et les fous avaient compris qu'il ne fallait plus venir ici. Alors, les membres de la BCF étaient obligés de sortir pour aller les arrêter et ça faisait du travail en plus. Salauds d'fous.

 

            9H05. Marcel entrait dans son bureau, enfin le bureau qu'il partageait avec sa coéquipière Fanny. Fanny était une jeune femme, plutôt bien de sa personne, enfin c'est ce que se disait Marcel qui la trouvait même mignonne. Elle avait intégré la BCF il n'y a pas si longtemps et, contrairement à lui, elle n'avait aucune formation antérieure. C'était la politique de l'Etat. Quand les BCF avaient été créées, il avait été décidé de souscrire à une revendication pourtant molle du seul syndicat apathique qui restait encore, à savoir recycler dans les BCF les anciens infirmiers qui travaillaient en psychiatrie. Mais, ce recyclage terminé, la politique d'embauche était claire et, sous couvert de lutte contre le chômage des jeunes, n'étaient plus acceptés que des jeunes gens sans formation et avec un niveau d'études le plus bas possible. L'Etat pensait que pour faire partie des BCF, il ne fallait pas réfléchir et encore moins se poser de questions. Il fallait appliquer les consignes c'est tout. Fanny était fille unique et orpheline. Très rapidement, elle s'était retrouvée en échec scolaire. Son avenir était donc quelque peu bouché et elle n'avait pas hésité pour répondre à la petite annonce de recrutement de l'Etat. Cet Etat qu'elle considérait maintenant comme son sauveur et à qui elle pensait tout devoir. Ce sentiment balayait toute velléité de critique et, pour l'Etat, elle était une employée idéale, dévouée, servile et soumise. Elle ne risquait pas de mordre la main qui la nourrissait.

 

            Dès le début de leur collaboration, Marcel avait senti une attirance envers Fanny. C'était une sensation un peu étrange car même si Fanny était mathématiquement déjà trop âgée pour être sa fille, quand il la regardait il ne pouvait s'empêcher de penser à elle. Mais, quand il la regardait, il ne pouvait aussi s'empêcher de penser à autre chose … de beaucoup moins avouable. Il ne pouvait dévoiler ces pensées là à personne et encore moins à la zélée Fanny. Il faut dire que, en la matière, la règle instituée par l'Etat était stricte et sans ambiguïté : pas de relations amoureuses, même si elle n'était que physique, entre coéquipiers. L'Etat ne voulait surtout pas prendre le risque qu'une connivence, autre que professionnelle, s'installe car cela pourrait ramollir la chasse aux fous. C'est vrai que le sentiment amoureux pouvait rendre plus indulgent et l'indulgence envers les fous était un sentiment proscrit par l'Etat. Et puis, pas question de transgresser car il était persuadé que Fanny, en bon agent, l'aurait aussitôt dénoncé. Marcel en nourrissait une grande frustration et les plaisirs solitaires, voire tarifés, ne suffisaient pas à l'apaiser. Il réfrénait sans cesse un bouillonnement intérieur qu'il arrivait pour l'instant à canaliser en développant une intransigeance à nul autre pareil vis à vis des fous. Et d'ailleurs, cela en faisait un des meilleurs chasseurs de la brigade. Cette tactique étatique était donc bien payante.

 

            9H15. Ils étaient équipés et le binôme était prêt à partir en chasse. Fanny, comme tous les matins, piaffait d'impatience et Marcel faisait grimper son agressivité en pensant à tout ce qui lui était interdit avec Fanny. Comme d'habitude, la journée s'annonçait prometteuse. Leur équipement était sommaire mais efficace : leur arme de service qui leur permettait de tirer à vue en cas de refus d'obtempérer, leur téléphone professionnel pour être en contact avec le bâtiment local de la BCF et la brigade de ramassage, sans oublier, bien sur, le test. Ce matin là, il faisait un temps plutôt agréable, idéal pour la chasse, ni trop chaud, ni trop froid et pas de pluie. Cette journée de travail commençait décidément sous les meilleurs auspices.

 

            Pour aujourd'hui, leur secteur d'activité comprenait la place Rolesqui, les rues qui l'entouraient et le parc 1984. Marcel et Fanny étaient contents car cette zone était très fréquentée et les fous y étaient souvent très nombreux, qui pour mendier quelques subsides, qui pour essayer de se camoufler parmi les normaux, prenant ainsi le risque d'être dénoncés et livrés en pâture aux chasseurs. La délation était devenue une valeur d'Etat. Elle était non seulement fortement encouragée, mais aussi rémunérée. Qui plus est, malheur à celui qui ne dénonçait pas en connaissance de cause, il s'exposait à des poursuites judiciaires et les tribunaux automatiques étaient intraitables, prononçant systématiquement des sanctions lourdes et sévères. Ne pas dénoncer étaient même considéré comme une déviance et, devant toute déviance, le test répondait toujours de la même manière : positif. Le mot de collaboration avait repris tout son sens ancien.

 

            D'humeur réjouie, c'est Fanny qui commença à parler :

-        Alors Marcel, tu as des nouvelles de ton fils ?

-        Non, pas depuis que ce petit con a foutu le camp.

Si discussion il y avait, elle était tolérée mais elle devait être concise et synthétique. Là encore, l'Etat n'avait pas imposé cette règle par hasard. En effet, plus les conversations étaient longues et plus elles nuisaient à la concentration nécessaire au repérage et à la neutralisation des fous. On pouvait se parler à condition d'être bref et d'aller à l'essentiel.

-        Tu es dur avec ton fils, moi qui n'ai jamais eu de parents, je sais ce que c'est que ce manque là, lui dit Fanny.

-        Toi, tu n'as pas de parents et moi je n'ai plus de fils, on fait la paire tous les deux.

En disant ça, il avait une arrière pensée mais il ne pouvait en dire plus pour cause de risque de conversation trop longue et de sentiments inavouables. Mais quand même, il avait le secret espoir qu'elle saurait décoder ses propos, sait-on jamais se disait-il …

 

            9H30. Ils arrivèrent sur la place Rolesqui. Leur embryon de dialogue avait été immédiatement interrompu, Fanny avait flairé quelque chose. Décidément, elle avait vite appris et, en peu de temps, elle était devenue très performante. La jeunesse et la fougue d'un coté, l'expérience de l'autre, ils formaient vraiment un beau couple de coéquipiers.

 

            C'était un homme, barbu et portant un long manteau. Il n'était que de profil et Fanny ne pouvait voir ses yeux. C'était le fait qu'il portait un manteau qui avait attiré son attention. En deux secondes, elle s'était dit : « il n'y a qu'un fou pour porter un manteau par un beau temps pareil » et, immédiatement, l'instinct du chasseur avait repris le dessus, stoppant net la conversation avec Marcel. D'ailleurs, ce dernier avait immédiatement perçu le changement d'attitude de Fanny. C'était ça l'expérience. Immédiatement et instinctivement sa main s'était discrètement porté sur la crosse de son arme. C'était une des premières choses qu'on lui avait apprises : quand il y a un doute, il n'y a plus de doute et comme il vaut prévenir que guérir, le premier réflexe, dans ce cas de figure, doit être la main sur la crosse, au cas où …

 

            C'est Fanny qui hurla en premier :

-        Hep vous là bas, on se fixe;

Pendant ce temps là, selon une tactique bien rodée, Marcel se décala pour arriver dans le dos de l'homme, réduisant ainsi sa possibilité de fuite ou de nuisance. En entendant l'injonction de Fanny, l'homme tourna la tête vers elle, dévoilant ainsi son regard. Il comprit tout de suite ce qui allait lui arriver et son instinct de survie se déclencha immédiatement. Une décharge d'adrénaline lui fournit la poussée nécessaire et il commença à fuir. Tout cela s'était passé si vite que ni Marcel, ni Fanny n'avaient eu le temps de le rejoindre, ce qui lui donna une certaine avance. Fanny avait tout de suite compris que l'homme n'obtempérerait pas, elle avait déjà sorti son arme et les premiers coups de feu commencèrent à claquer. Les trois premières détonations se firent entendre, mais aucune n'atteignit sa cible, devenant donc des balles perdues. Enfin, pas perdues pour tout le monde … Une femme s'écroula, elle était morte sur le coup, frappée en pleine tête. Les autres passants avaient eu le temps de se jeter au sol et il n'y avait donc qu'un dommage collatéral, perte largement acceptable. Marcel avait eu le temps de tirer un coup, ne réussissant qu'à faire exploser la vitrine du magasin d'un fleuriste, détruisant un vase et le magnifique bouquet de fleurs des champs qu'il contenait.

 

            Dans la confusion, l'homme avait réussi à quitter la place Rolesqui pour s'engager dans une rue adjacente. Marcel et Fanny se lancèrent à sa poursuite, bien décidés à ce que l'homme ne leur échappe pas. Il courrait vite, mais les deux chasseurs étaient bien entraînés. Ce fut au bout de la rue que Marcel l'atteignit à une jambe et Fanny à l'épaule opposée. L'homme chuta lourdement sur la pavé. Marcel avait pris une légère avance sur Fanny et il se rapprochait inexorablement de l'homme. Ce dernier trouva la force de se relever. Il ne pouvait plus fuir et décida de faire face sachant pertinemment ce qui allait lui arriver, car non seulement il fit face mais il porta ostensiblement sa main à sa ceinture, faisant mine de prendre une arme. La réaction de Marcel fut sans hésitation, une balle dans le ventre. Fanny le rejoint et comme elle ne voulait pas être en reste, elle tira directement dans la poitrine. L'homme s'écroula dans le caniveau dans lequel son sang commença à s'écouler.

            Quand ils arrivèrent près du corps, l'homme n'était pas mort. La première réaction de Fanny fut d'appliquer le test afin de vérifier si son doute était bien fondé. La réponse fut claire et sans appel, l'homme était bien un fou, plus exactement un déviant de classe P4, plus communément appelé « bizarroïde ». Sans se préoccuper de l'homme, Marcel téléphona à la brigade de ramassage la plus proche pour qu'elle puisse remplir son office. C'est à ce moment là que l'homme, après un dernier gargouillement de sang dans sa bouche, mourût dans le caniveau, les yeux ouverts tournés vers ce beau ciel bleu immaculé. Il n'était même pas armé et avait préféré le suicide indirect par chasseur interposé plutôt que d'être pris par la sinistre brigade de ramassage. Alors, Marcel sorti une feuille et inscrivit une croix dans une colonne. La journée commençait vraiment bien et les statistiques s'annonçaient bien remplies.

 

            12H00. La matinée s’achevait et les deux chasseurs voyaient la pause déjeuner arriver avec grand plaisir. Bien sur, ce temps là aussi était sous contrôle et ils disposaient de vingt minutes, pas une de plus. Assis sur un banc en train d’avaler un sandwich, Marcel rompit le silence.

-          Décidément c’est une belle journée, nous en sommes à cinq tests positifs dont deux tués directement. Avec un peu de chance, si ça continue comme ça on pourra décrocher une prime d’efficacité.

-          Ouais, répondit Fanny, et en plus on pourrait atteindre notre objectif du mois et avoir nos photos affichées à la brigade. Ça serait le pied.

 

12H30. La pause était terminée depuis dix minutes et leurs déambulations les conduisirent au parc 1984. C’était un îlot de verdure au milieu du béton. Les arbres et les taillis foisonnaient. Mais, Marcel et Fanny ne voyaient pas ça. Ils ne voyaient que des cachettes potentielles pour les fous et devaient redoubler de vigilance.

-          Tu te rappelles le troisième qu’on a arrêté ce matin, il était vraiment bizarre, dit Fanny.

-          Ouais, répondit laconiquement Marcel tout concentré qu’il était à surveiller les alentours.

-          Ça devait être une sorte de phobique, ou un truc dans l’genre, car dès qu’il nous a vus il s’est arrêté pétrifié et tétanisé de peur, il ne pouvait plus bouger et les gars de la brigade de ramassage ont du le porter pour le mettre dans le fourgon. Putain de cinglés, on voit d’ces trucs.

-          Ouais, répondit Marcel, encore plus évasivement qu’auparavant.

Fanny comprit alors qu’elle devait se taire si elle ne voulait pas avoir une mauvaise appréciation dans le rapport obligatoire de fin de journée de Marcel.

 

            Soudain, ce dernier s’arrêtât tout net devant un buisson, tel un chien d’arrêt bien dressé. Il avait vu quelque chose bouger.

-          Eh toi, qui que tu sois, sors de là, hurla-t-il.

Sa main s’était déjà refermée sur la crosse de son arme, toujours au cas où … Fanny avait déjà amorcé le contournement du buisson afin de prendre celui qui s’y cachait à revers.

-          Pour la dernière fois sors de là ou je tire, vociféra à nouveau Marcel.

L’homme dans le buisson s’exécuta. C’était un grand sec, ses cheveux étaient longs et sa barbe avait quelques jours. Mais, au premier regard, ce qui choquait c’était sa maigreur qu’il ne parvenait pas à dissimuler sous des vêtements sales et usés jusqu’à la corde.

En voyant sortir l’homme du buisson, Marcel pensa tout de suite :

-          Celui là, même pas besoin de test, c’est sur il est fou, il le porte sur lui.

Mais, une autre pensée plongea Marcel quelques courts instants en état de stupeur. Il connaissait cet homme, il en était sur. A peine eut-il le temps de réfléchir une seconde que l’évidence sauta aux yeux de Marcel. C’était Paul, son fils.

-          Qu’est-ce que tu fais là ? Lui demanda-t-il quasi automatiquement.

-          J’essaye de t’échapper, lui rétorqua Paul du tac au tac.

-          Je vois que tu n’as pas changé, toujours aussi irrespectueux … Enfin, en attendant tu vas passer le test.

Paul n’eut pas le temps de réagir et peut-être avait-il l’espoir secret que ces retrouvailles inattendues se déroulent autrement. Dire que ce n’était pas le cas de Marcel était un doux euphémisme. En effet, passée la première seconde de stupeur, il était resté le chasseur de fous qu’il n’avait jamais cessé d’être. L’application du test ne dura que quelques secondes, juste assez pour confirmer l’intuition de Marcel : Paul était fou.

Au même instant, Marcel, sans état d’âme, ordonna à Fanny :

-          Appelle les gars du ramassage, nous avons un client de plus.

Paul n’entendait plus rien. Il avançait vers son père et il le saisit violemment par le col.

-          Espèce de salaud pourri et vendu à l’Etat. Tu vas même faire ramasser ton propre fils. T’es devenu pire qu’un robot car au moins lui il n’as jamais eu ni âme, ni conscience et il ne peut donc pas les perdre. Toi, tu as eu une âme et une conscience et tu as voulu les perdre, tu as choisi. Finalement, tu n’es qu’une merde exécutant tous les ordres même les pires.

Au moment où Paul avait saisi Marcel par le col, ce dernier avait déjà commencé à sortir son arme. Faut dire qu’il était bien formaté. Paul eu tout juste le temps de terminer sa phrase et le premier coup tonna, puis un deuxième, puis un troisième. Sous l’impact rapproché, Paul fut propulsé en arrière et s’écroula lourdement au sol. La dernière chose qu’il eu le temps de faire fut de tendre sa main vers son père …

 

            C’est cette main tendue qui a servi d’étincelle pour mettre le feu aux poudres intérieures de Marcel. Subitement, il fut atteint frontalement par ce que certains fous très spéciaux nommaient encore un retour du refoulé. Ça arrivait parfois à certains chasseurs et, dans ces cas là, ils étaient bien vite rebriefé et de nouveaux objectifs de chasse leur étaient donnés. Mais là, le retour du refoulé prit tout de suite une énorme ampleur. Marcel pleurait et hurlait en même temps.

-          J’ai tué mon propre fils, j’ai tué mon propre fils, salaud, salaud, putain d’Etat de merde.

Mais, il ne faisait pas qu’hurler et pleurer, il s’agitait aussi beaucoup, son arme toujours en main. Il sautait dans tous les sens et commençait à prendre les passants à parti. Pendant un bref moment d’accalmie, Fanny trouva l’opportunité d’appliquer le test sur Marcel. Elle ne perdait pas le nord et restait très professionnelle en toutes occasions. Elle avait déjà téléphoné à la brigade de ramassage pour Paul et elle se disait qu’elle allait faire d’une pierre deux coups avec Marcel. Le test avait été sans appel : positif et Marcel était devenu fou.

 

            Marcel connaissait le résultat du test et il était bien placé pour savoir ce qui allait se passer. Alors, il devint de plus en plus agressif et menaçant envers Fanny. Il commença à se diriger vers elle, les bras tendus et de drôles d’éclairs dans les yeux. Au bout d’un de ses bras, il y avait son arme, au bout de l’autre bras son index était pointé sur Fanny.

-          Espèce de petite salope d’allumeuse arriviste, je vais t’avoir, je vais t’avoir et pas plus tard que tout de suite, ça va pas faire un pli.

Le « je vais t’avoir » était à entendre dans plusieurs sens et le retour du refoulé commençait à provoquer ses premières conséquences. L’accumulation des frustrations qui, même mises sous le tapis, surgissaient et la certitude que rien de ce qu’il avait depuis longtemps et secrètement espéré avec elle n’arriverait venaient de convaincre Marcel. Il fallait impérativement la tuer. C’est ce qu’avait immédiatement compris Fanny en croisant les éclairs dans le regard de Marcel.

            Quelques coups de feu désordonnés claquèrent et se perdirent dans ce ciel bleu si profond. Comme par hasard, lui qui d’habitude était si bon tireur rata sa cible. Sans réfléchir, ce qui ne changeait pas grand-chose à ses habitudes, Fanny riposta. Bang, bang. Tir parfait, en plein cœur. Marcel s’écroula, il était mort avant même d’avoir touché le sol.

 

            Après le ramassage de Paul et Marcel, Fanny avait fini sa journée et regagnait le bâtiment local de la BCF. Son humeur était toute guillerette et elle se surpris même à siffloter une petite ritournelle toute gaie.

 

            Aujourd’hui avait été, pour elle, un jour faste car elle avait pulvérisé ses objectifs. Cela allait obligatoirement lui valoir une prime d’intéressement et l’affichage de sa photo de chasseur du mois, pour atteinte et dépassement d’objectifs. Mais, surtout, le point d’orgue de la journée fut le test positif et l’élimination de Marcel. Si tester positif son chef était déjà rare, alors l’éliminer directement était rarissime et en plus ça allait la rendre célèbre. C’est pour ça qu’elle était toute enjouée, elle pensait que cet exploit majeur, qui venait couronner une journée pleine de bonnes statistiques, ne manquerait pas d’impressionner positivement sa hiérarchie qui allait, c’était sur, la nommer chef.

 

FIN

 

Hervé BOYER

Novembre 2010