Marie RAJABLAT
Poisson d’Avril !
Après avoir exploré pendant 34 ans
tous les chemins de ce qu’on nomme parfois la « psychiatrie adulte »,
des structures les plus classiques aux plus insolites, c’est décidé, je rends
ma blouse d’infirmière. Ras le bol de me débattre dans cette mélasse technocratique
de plus en plus inhospitalière que sont devenues les unités de soin. Si c’est
comme ça que la psychiatrie est devenue « adulte », je préfère
reprendre mon baluchon pour découvrir ce qu’elle est « enfant ».
Autant dire que ce 1er
avril 2011, je débarque sur une autre planète, intimidée comme une débutante.
Ce qui me frappe en premier lieu, c’est
la différence de réactions de la plupart des enfants par rapport à la toute
première fois où je suis venue me présenter. En effet, la semaine précédente,
j’étais passée rapidement à La Villa avec la Cadre de santé. Les enfants
s’étaient, pour la plupart, agglutinés autour de moi, certains se collant à moi
d’autres m’entraînant visiter les lieux. Or, aujourd’hui, chacun attaque sa journée
comme si rien de nouveau n’était. Xième remplaçante dans cette équipe, les
enfants préfèrent-ils m’ignorer pour éviter un quelconque attachement ou fais-je
déjà « partie des meubles » ? Je laisse là mes interrogations
pour observer et me laisser observer, musant au gré des portes ouvertes ou fermées.
Je tâte, sniffe, écoute, regarde, bref, je goûte une ambiance.
La plupart des enfants partis en
activité avec les éducateurs, la maîtresse, la psychiatre, la psychologue et/ou
la psychomotricienne, les portes se referment un peu partout. Myriam, Nathalie
et moi-même, toutes trois infirmières, restons dans une pièce qui, outre un
lieu de secrétariat, semble surtout être un espace de
« récupération »[1] des enfants qui
interrompent l’activité programmée pour eux.
C’est là que je fais la connaissance
de Myrtille. Cette petite fille brune et bouclée, toute de violet vêtue, va et
vient, silencieuse et grave. Elle égrène sans relâche terre, sable, ballons et
stylos, dedans comme dehors. Absolument absente au monde qui l’entoure (en tout
cas, c’est ce qu’il me semble ce jour-là), elle est complètement absorbée par
son affaire du moment. Les mains à hauteur des yeux, elle regarde avec grand intérêt le sable lui couler des
doigts. Elle marche, s’arrête, penche la tête, l’air appliqué, fait mille
mimiques, de la plus gracieuse à la plus grimacière puis repart. Parfois, elle
s’interrompt, regarde ailleurs, comme si quelqu’un ou quelque chose requérait soudainement
toute son attention, puis elle reprend inlassablement son activité.
En dehors de ces déambulations
solitaires, elle tire Nathalie ou Myriam dans un but qui (me) semble difficile à
comprendre. Ou encore, elle les saisit, leur fourre un stylo dans la main et
exige qu’elles gribouillent, dessinent
ou écrivent. Soudain, alors que rien ne le laisse présager, l’atmosphère
tranquille bascule. Myrtille commence à s’agiter. Nous nous regardons pour
essayer d’interpréter sa demande sans réussir. Elle se met alors à hurler, à
mordre, à pincer, à se taper la tête contre le sol... Je pressens immédiatement
que cette colère est d’un tout autre ordre que celui du caprice et qu’il s’agit
certainement de quelque chose où elle joue sa peau. Son angoisse est palpable
et communicative. Myriam et moi parons les coups que l’enfant (se) donne
pendant que Nathalie, toujours à l’affût pour comprendre l’incompréhensible, rebouche
doucement un stylo. Miracle ! Myrtille arrête illico de crier et reprend le
cours tranquille de ses activités… Nous en restons coites.
Un peu épuisée par cette séquence, je
reprends moi aussi mon chemin et demande à Thomas si je peux venir m’asseoir
dans la pièce où il « joue ». Comme il acquiesce, je me coule tout
doucement sur un petit fauteuil, un peu en retrait pour ne pas le gêner. A mon
arrivée ce matin, il s’était serré contre l’éducateur en me regardant, et
n’avait pas arrêté de répéter en sourdine et en souriant : - « Bouh !
Bouh ! c’est le monstre … ». J’y vais donc comme sur des
œufs ! Il se tait, je me tais, nous nous taisons. Agenouillé sur le tapis,
il regarde silencieux un ensemble de petites constructions en bois, de petits personnages
et animaux. Au bout d’un moment je me risque à lui demander si c’est lui qui a
construit cet ensemble. Il m’explique alors qu’il a fait la ferme d’un côté et la forêt de l’autre et
me raconte un tas détails auxquels je ne comprends pas grand’chose. Je ne fais pas semblant de comprendre, expliquant
à Thomas mon inexpérience à travailler avec des enfants et m’excusant à
l’avance des bourdes que je risque de faire. A ma grande surprise, il se tourne
légèrement vers moi et sourit. Je ne suis pas sur que ce sourire soit vraiment
« motivé » mais je me sens en tout cas autorisée à lui poser des
questions sur sa ferme et ne m’en prive pas. Aussitôt il s’anime et me raconte
son monde, répétant à l’infini mes questions, utilisant parfois des
néologismes. Pas sur que nous soyons sur la même longueur d’ondes mais nous
faisons doucement connaissance…
Les activités sont terminées et c’est
la « récré ». Les portes
s’ouvrent à nouveau et les enfants se ruent dans les couloirs et dans le jardin
en criant. Thomas reste à l’abri près de sa « ferme » et Myrtille
vaque à ses déambulations, les mains sur les oreilles, évitant d’être percutée
au cours des cavalcades. Le tumulte augmente sensiblement. Terry, Brian et Nathan
braillent à qui mieux mieux. Les portes claquent. En moins de temps qu’il faut
pour l’écrire, la violence est paroxystique. Terry d’abord attaquant, se rue à
l’intérieur, comme épouvanté par les foudres de Nathan qu’il a provoquées. Il
me bouscule au passage et Nathan m’assène un grand coup de raquette dans le
dos. Brian, lui, rase les murs… Mais qu’est ce que je fiche donc là ?!
Que suis-je venue faire dans cette
galère ?! Je suis littéralement sidérée par la démesure infernale de ces
attaques.
Nathan et Terry partent à l’école. Laurent
et Tim en arrivent. Laurent, un petit garçon tout maigre, me demande de venir
« zouer à faire du manzer » avec lui. Je me laisse embarquer,
pendant que Tim, lui, m’observe une bonne partie de l’après-midi. Lorsque
l’activité « restaurant » est terminée, Tim s’approche de moi d’un
pas décidé et me déclare tout à trac : - « Maintenant, tu fais un
jeu avec moi ! On joue à celui qui fait tomber le plus de gouttes dans la
grille au fond de l’évier ». ?????? J’obéis illico à l’injonction
et m’improvise alors « passeuse de gouttes » jusqu’au soir, en
prenant bien garde de le laisser « gagner » car je sens confusément qu’il
y a là quelque chose de vital pour lui. Et c’est d’ailleurs la première chose
qu’il claironne au chauffeur de taxi en repartant chez lui : - « C’est
moi qu’ai gagné ! Tim est le plus fort ».
17h. L’hôpital de jour s’est vidé de
tous ces enfants étranges et le silence règne. Que penser de cette première
journée ? Je suis bien trop « lessivée » pour mettre des mots
précis sur tout ce que j’ai vu et ressenti. Je sais juste que j’avais raison de
penser qu’il faut être bien arrimé psychiquement pour travailler avec ces
mômes, bien plus encore qu’avec les adultes.
Arrivée chez moi, je découvre un
poisson d’avril qu’un des gamins a accroché dans mon dos… !
Marie
Rajablat