Marie RAJABLAT
n° 3 Bécassine au pays des autistes – Myrtille
J’ai attendu plus de trente ans pour venir travailler en
pédo-psy parce que j’avais peur. Peur d’être trop touchée par la douleur
enfantine. L’expérience me montre ce que je savais déjà : la résonance que
provoque en soi une situation de soin n’est pas différente, que nous
travaillions avec des adultes ou des enfants. L’écho est plus ou moins là dans
tous les cas.
Vous aurez compris à travers le récit de mes aventures en
pédo, qu’une collègue a été un personnage phare. Cela ne retire absolument rien
aux qualités de mes autres collègues, à la pertinence de l’enseignement qu’ils
m’ont apporté, que ce soit théorique ou pratique. Mais elle a partagé avec moi
les rouages de sa pensée et de ses actions en situation clinique.
Je compare souvent notre métier à celui des Compagnons
bâtisseurs et nos unités de soin à des ateliers. D’une certaine façon, nous
construisons des cathédrales, non pas de pierres, mais de sable, de vent et de
chimères dont nous ne voyons jamais le résultat. Certains compagnons sortent du
lot dans cette confrérie d’excellents artisans. Je prends mon passage de 5 mois
à la Villa comme un stage d’apprentissage où Nathalie fut comme un Maître
artisan référent.
Son savoir ne repose en rien sur du faire. D’ailleurs, elle
ne sait pas faire, dit-elle. Et elle sait d’autant moins faire que ça ne
l’intéresse pas. Son savoir à elle (qu’elle ne reconnaît pas comme tel) repose
sur sa façon d’être avec les enfants et à entrer en résonance avec eux. Je
précise que ce n’est pas une aptitude qu’elle cultive mais avec laquelle elle
compose. Un truc du genre : plutôt que de se battre contre elle-même pour
ne pas entendre l’écho, elle se façonne écho. Il y a dans cette manière d’être
son propre outil de soin quelque chose d’étonnant. C’est en cela qu’elle est,
plus que n’importe lequel d’entre nous, capable de se mettre en position de
« tabula rasa »[1] pour
com-prendre ce qui n’est pas com-préhensible.
Peut-être vous souvenez-vous de ma rencontre avec Myrtille.
Elle en est un exemple. Cette petite fille de 8 ans, admise à l’hôpital de jour
il y a 3 ans environ pour autisme infantile, reste encore pour toute l’équipe
soignante aujourd’hui une énigme. Elle me semblait recluse dans son
monde et bien entendu au fil des semaines, j’ai pu repérer qu’il n’en était
rien et je l’ai vue évoluer au cours des mois passés à l’hôpital de jour. Ses
colères aujourd’hui sont moins fréquentes et moins intenses. S’il lui arrive
encore de se taper la tête contre les murs ou le sol, c’est plus rare et moins
violent. Même si elle est régulièrement absorbée par ses activités solitaires
(égrenage de terre, sable, ballons ou stylos …), elle s’intéresse de plus en
plus au monde et aux personnes qui l’entourent. Elle interrompt régulièrement
ses déambulations pour regarder les autres enfants jouer, un camion manœuvrer,
un avion sillonner le ciel. Son regard ne nous traverse plus mais elle le pose
plus souvent et plus longtemps sur nous. Elle semble se prendre au jeu de
l’échange avec les adultes et s’enhardit vis-à-vis des autres enfants. Même si
elle ne parle toujours pas, elle bouge et le chemin parcouru par rapport à son
arrivée est colossal.
Si tous sont d’accord pour
reconnaître cette évolution, personne ne sait dans l’équipe comment les choses
se passent avec cette enfant et donc, chacun improvise. Je regarde Nathalie et
m’en inspire. Lorsqu’elles jouent l’une à côté de l’autre avec des stylos, si
Myrtille les lui retire de la main, Nathalie les lui reprend illico pour
continuer son dessin comme elle l’entend. C’est aussi la seule enfant que
Nathalie prenne à bras le corps. Alors que Myrtille se tortille dans tous les
sens pour lui échapper, elle revient régulièrement pour se faire prendre à
nouveau dans les bras ou sur les genoux.
Le contact qui provoquait des colères intenses avant, provoque aujourd’hui de l’intérêt, de
l’amusement, voire même parfois du plaisir. Comme ce jour où elles jouent aux
chatouilles et où Myrtille se débat un peu, puis s’arrête et murmure en la regardant
avec un grand sourire : « core ! ».
Plus Nathalie lui résiste, plus ça a
l’air de l’intéresser. Cà m’intrigue d’autant plus que Myrtille est tellement
déconcertante, on aurait tendance à la laisser faire plutôt que de la contrer. Cela
dit, si Nathalie lui tient tête régulièrement, elle sent aussi à la seconde
près, quand il ne faut pas le faire. Elle repère immédiatement la panique qui
sourd comme une menace d’anéantissement.
Nantie de ces observations, je me
lance. Pour nous apprivoiser l’une l’autre, je me laisse d’abord guider par
Myrtille. Elle me balade dans la Villa, nous égrenons ensemble du sable et des
ballons, je la pousse comme elle veut sur la balançoire, je la laisse monter
sur mes genoux sans bouger... A ce moment là, j’ai l’impression que je pourrais
tout aussi bien être un objet que Myrtille utilise à sa guise. Cela dit, je
vois bien qu’elle m’observe à la dérobée sans que jamais nos regards se
croisent. Après quelques jours à ce rythme, je commence à
« renâcler ». Je refuse de prendre le stylo qu’elle veut me mettre
dans la main, résiste quand elle me tire par la manche pour aller au jardin, ou
pars en courant en sens inverse. Etonnée que ça ne marche plus comme elle veut,
Myrtille me regarde droit dans les yeux. Plus elle revient à la charge plus je
l’entraîne ailleurs et … elle me suit. Une relation s’installerait-elle ?
Il me semble mais au fond, je n’en sais rien. Pas grave. J’introduis du
changement pour lui signifier tout de même que j’existe. Si elle me saisit les
mains pour faire la ronde et tourne sur ses jambes raides, je plie les genoux
et danse d’un pied sur l’autre. Elle suit le mouvement de mes jambes et finit
par le reproduire. Je complexifie au fil des jours les figures. Son corps se
délie au regard/contact du mien. Si nous jouons à la balançoire, elle doit maintenant
toucher mes mains avec ses pieds … Les nouveaux jeux que j’invente pour elle
deviennent alors de nouveaux rituels entre nous, comme cela se passe avec
chacun des soignants qu’elle choisit. Et
lorsque je sens la panique ou la colère monter en elle, je l’emmène sur la
balançoire, la pose dos contre moi et la berce jusqu’à se qu’elle se calme.
Je deviens donc capable à mon tour de
décoder les variations de son humeur et de son côté elle se sent sans doute suffisamment en sécurité pour accepter d’explorer de
nouvelles pistes avec moi. Désormais elle s’asseoit sur mes genoux face à moi.
Elle me regarde toujours un peu étonnée dans les yeux. Elle peut même dénouer
mon foulard de mes cheveux pour le poser sur sa tête.
Dans cet « atelier » où
j’ai été formée pendant 5 mois, je me suis certainement rapprochée le plus de
celle dont la palette de couleurs était la plus proche de la mienne. Mais tous
ont contribué à mon enseignement. Je n’ai surtout pas eu honte de ne pas
savoir. J’ai harcelé mes collègues de questions et de réflexions et jamais ils
ne s’en sont lassés. Au fond, je les ai peut-être rassuré, eux qui doutent
toujours et se posent aussi mille questions …
Marie
Rajablat
[1] Concept
d’Esther Bick (à rapprocher de celui de neutralité de Freud) qui consiste à
tenter de faire abstraction de toute théorie, de tout préjugé et de tout projet
de soin