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BECASSINE

Marie RAJABLAT





n° 6 Bécassine au pays des Autistes – Thomas

 

Thomas, comme Myrtille restent pour moi des énigmes, chacun dans leur genre. En tant que novice, ma première découverte fut que des enfants diagnostiqués autistes puissent être aussi différents. Myrtille, recluse en deçà du langage dans des comportements stéréotypés, correspondait plus à l’idée que je me faisais d’un enfant autiste. Mais Thomas, lui, a accès au langage. Il a une bonne compréhension du langage oral, une bonne articulation et un stock lexical riche. Il peut même exprimer sa peur de grandir et de mourir.

Habituée à accompagner depuis de longues  années des patients psychotiques, l’étrangeté de Thomas m’était pour partie familière et c’est la raison pour laquelle, dans cet univers où tout était nouveau pour moi, je suis allée plus spontanément vers lui. Cela dit, son étrangeté à lui était tout de même différente sans que je puisse précisément repérer en quoi. C’est peut-être ce qui différencie la relation avec une personne psychotique de celle avec une personne autiste. Mais pour le moment, je n’en suis pas encore là et je découvre pas à pas ce petit garçon de bientôt 11 ans.

 

Tous les matins, Thomas arrive de chez lui à l’hôpital de jour en taxi et tous les après-midi, sauf le mercredi où il reste toute la journée avec nous, nous l’accompagnons à l’école (en CLIS). Chaque matin c’est à peu près le même rituel. Nous attendons les enfants dans le hall d’entrée en haut de l’escalier. Lorsqu’il arrive, la plupart du temps le premier, il file accrocher son manteau et son sac dans le couloir et revient se coller contre Jean-Michel[1] le long du radiateur. Notre collègue lui pose les questions usuelles auxquelles Thomas ne répond pas vraiment, si ce n’est par des – « Bouh ! bouh ! le fantôme ! », en agitant les mains sous son nez. Jean-Michel, tranquille, ne bouge pas, tout en accueillant les autres enfants.

Une fois le groupe au complet, Thomas, comme nous tous, va s’asseoir à la salle à manger, toujours à la même place comme chacun des autres enfants[2], pour commencer la journée autour d’un jus de fruit et du « Bout de parole »[3]. Ensuite, il se rend dans « sa » pièce refuge où il passe un moment à construire et déconstruire sa ville et/ou sa ferme avant d’entreprendre les activités planifiées pour lui.

 

L’emploi du temps de Thomas a été conçu de manière à ce qu’il alterne des temps d’activités imposées, collectives ou individuelles et des temps solitaires autour de son activité favorite (construction de sa ville/ferme). Nous adaptons ce planning à son état psychique. Si nous essayons de limiter les temps où il s’isole pour éviter qu’il ne se coupe trop radicalement du monde, nous n’hésitons pas à les augmenter lorsque nous sentons qu’ils sont essentiels à sa récupération psychique.

De l’avis de tous, il ne se passe pas grand’chose de très visible pendant les activités. Pourtant, Thomas a considérablement changé depuis son entrée à l’hôpital de jour il y a 4 ans. Il n’est plus dans un état d’agitation permanente en présence des autres. Il ne fait plus de crises clastiques. Même si les espaces extérieurs sont toujours source d’inquiétude, il peut supporter d’y rester un temps limité. Il accepte l’introduction de changements dans son espace, dans son planning, dans le contenu des activités. Il devient accessible aux plaisanteries … S’il est donc indéniable que Thomas a beaucoup changé, cet équilibre reste cependant précaire et il faut l’œil vigilent des collègues de la Villa pour repérer les infimes variations, prodromes d’éventuels débordements.

 

Mon arrivée à l’hôpital de jour correspond donc à un moment où Thomas a fait beaucoup de progrès dans différents domaines, ce qui lui a sans doute demandé beaucoup d’énergie et du coup, il a un peu plus de mal à se contenir dans les moments non organisés (post activité, récréation, avant le départ à l’école…). L’équipe a donc décidé d’augmenter le temps de son activité « fétiche ». Par contre, nous décidons de nous inviter régulièrement.

 

Au début, déconcertée et un peu « intranquille », là encore je suis Nathalie.  Elle ne fait rien, si ce n’est le guet pour s’assurer que tout se passe bien pour Thomas. Sentinelle silencieuse, elle essaie juste de repérer les éléments susceptibles de le perturber. S’il déplace tranquillement les animaux ou les bonshommes dans la ferme en faisant des commentaires pour lui-même, c’est que tout va bien et elle s’éclipse. S’il est prostré devant l’ensemble, elle intervient : - « Qu’est ce qui se passe ?!  C’est quoi le problème ?!». Thomas finit toujours par lui dire quel bonhomme ou animal lui pose problème et pourquoi. La discussion à ce moment là est vraiment surréaliste mais tous les deux ont l’air d’être sur la même longueur d’ondes et la plupart du temps, ils vont ensemble enfermer le « perturbateur » en question dans l’armoire à pharmacie et tout reprend son cours tranquille.

Au fil des semaines, j’entre de plus en plus souvent dans la pièce avec Thomas, d’abord dans l’ombre de Nathalie puis seule, d’autant plus tranquillement qu’il m’y invite régulièrement. Le rôle qu’il me donne à moi c’est de faire parler ses personnages, surtout la sorcière Crabouilla. Autant dire, je m’en donne à cœur joie en multipliant mimiques et accents. Si au début je n’osais pas trop le bousculer, je m’enhardis pour voir comment il va réagir. Les premières fois Thomas est un peu décontenancé par mes pitreries. Qui parle ? Marie ou un personnage ? Mais Crabouilla ne confond pas et se fâche s’il la confond avec une vulgaire infirmière ! Petit à petit, il s’aventure avec moi.  Pire, il embarque toute l’équipe avec nous. Thomas raconte aux collègues les travaux entrepris par Crabouilla dans son château et les questions que cela engendre pour elle. Nous nous relayons tous sur le chantier et sur fond de discussions abracadabrantes, chacun participe à la décoration du château.  Thomas n’a jamais été aussi pleinement acteur d’une activité, distribuant les rôles à chacun, formulant des commandes précises que ce soit pour le mobilier, les accessoires, même les portraits des ancêtres au mur ! … Une fois tout fini, Thomas fait mourir Crabouilla.  Nous sommes tous un peu inquiets, ayant en mémoire les difficultés qu’il a eues à surmonter la mort de sa grand-mère quelques temps avant. Mais il nous a rassuré : - « Faut pas être triste Marie, c’est la vie… ». Et en effet, le jeu évolue et Thomas a entrepris seul un nouveau chantier.

 

Nous serions bien en mal de savoir si cette mise en chantier de toute l’équipe autour de Thomas a été thérapeutique pour lui et nous ne le saurons jamais. Cela dit, elle l’a été pour l’équipe elle-même. Alors que chacun  de nous doute, seul dans son coin, sur ce qu’il fait avec cet enfant, nous avons réussi à bâtir ensemble un château, certes branlant d’incertitude et de vent mais suffisamment rassurant pour l’enfant.

 

 

Marie Rajablat



[1] Educateur

[2] Les enfants ont toujours la même place à table et leur nom est inscrit sur le dossier de leur chaise.

[3] Après plusieurs variante, aujourd’hui le Bout de parole est un temps où chacun, enfant/soignant, raconte (ou pas) ce qu’il veut de sa soirée, de sa nuit ou autre.  Lorsqu’il a terminé, il passe le bâton à son voisin et ainsi de suite jusqu’à la fin du tour de table. Thomas ne dit jamais rien mais écoute ce que racontent les uns et les autres. Son tour venu, il passe le relais à son voisin.