Retour à l'accueil

Retour à Accords

Voyage dans la banlieue du soin.

 

 

Denis hospitalisé en HO depuis de nombreuses années va bénéficier d'une sortie d'essai. Pour préparer cette sortie, il est accompagné dans un premier temps pour effectuer des démarches sociales, puis pour rechercher un logement.

Ces accompagnements n'ont pas pour but de servir de taxi, mais bien de "faire avec" et à cette occasion d'évaluer les capacités de Denis en dehors d’un milieu protégé, hors de l’hôpital.

Denis, psychotique aux nombreuses conduites psychopathiques, entretien avec soin l'image qu'il veut que l'on ait de lui. Toujours juste au-delà de ce qui est permis mais restant à la frontière de ce qui est toléré. Ses fréquentes menaces verbales se transforment vite en attitudes séductrices avec les soignants qui ne s’arrêtent pas à sa façade.

Les accompagnements sont effectués par des infirmiers hommes (seuls avec lui) de l'unité où il est hospitalisé. Les infirmières ne sont pas absentes, c’est vers elles qu’il ira dès son retour raconter sa sortie.

Il revendique son départ de l’hôpital depuis de nombreux mois, mais son attitude montre aussi combien il la redoute.

Autant Denis peut être exubérant à l’hôpital, jouant parfois le caïd, régentant les autres, autant dehors il se trouve démuni et se fait discret.

Les déplacements se font en voiture de l’hôpital, elles sont toujours préparées, puisqu’il faut faire un ordre de mission et une information à la préfecture.

Ce délai permet à Denis des aller-retour, je veux, je ne veux plus, il faut aller là, ou non, plutôt ailleurs… au cours de ce « voyage » avant l’heure, Denis projette toute son angoisse de ces déplacements. Tantôt renfermé et sombre, « ça ne servira à rien de faire telle démarche », tantôt enthousiaste « tous ses problèmes vont se trouver réglés d’un coup de baguette magique par cet accompagnement ».

De ces voltes face, nous pouvons rediscuter, des craintes de sortir, de l’image qu’il pense que les autres ont de lui, des repères qui ont changé. La sortie, c’est le rêve qu’il fait depuis qu’i est hospitalisé, quand cela risque de devenir réalité, cela soulève de nombreuses interrogations. Comment vit-on loin d’une institution quand c’est le seul horizon que l’on connaît depuis des années, quand les seules relations sont finalement celles établies avec des soignants. N’y a-t-il pas le risque d’un abandon ?

Tout en apportant des éléments de réponses, des pistes, nous maintenons le cap, nous n’avons pas pu sortir aujourd’hui, nous reportons de quelques jours, le temps qu’il revienne voir si nous sommes fâchés, si nous lui en voulons, si nous sommes  toujours partant. En effet, la relation soignant soignée est souvent réduite par Denis à une équation simple, il y a ceux les gentils et les autres. Les uns et les autres pouvant se voir distribué les deux rôles la même semaine. Cette dimension nous oblige à être vigilants, à parler la relation, à mettre des mots sur des sentiments. Oui il peut arriver à un soignant d’être excédé parce que c’est aussi un homme, non il ne nous arrive pas « de lui en vouloir » parce qu’il fait des tours et des détours voire des retours.

Deux fois sur trois, nous nous retrouverons finalement dans cette voiture. Avant même la sortie de l’hôpital, Denis vérifie que nous sommes bien d’accord sur ce que nous allons faire, " tu parleras hein !", "On ne va pas à tel endroit, y'a trop de dealers".

Dans un premier temps, nous orientons nos recherches sur l'arrondissement où intervient notre secteur de psychiatrie. Après quelques visites de marchands de sommeil, Denis déchante. Dehors, ce n'est pas le souvenir qu'il en gardait. Denis refuse les chambres que nous avons vues.

Rien d'étonnant à cela, car au-delà de l'insalubrité des hôtels visités (seuls logements à la portée d'une AAH[1]), cet arrondissement est un pays étranger pour Denis.

Pour Denis, ce qui est "notre secteur", est synonyme de dangers, un bouchon et c'est la jungle, un coup de klaxonne et les Parisiens sont menaçants.

Il nous faut revoir nos schémas, lui parle de "sa zone", et sa zone n'est pas dans Paris mais dans la banlieue proche.

La préparation d'un nouvel accompagnement est l'occasion de faire le point sur cette notion qu'il a du "lieu de vie".

Que savons-nous de Denis ? Arrivé dans le service il y a six ans, il n'était pas novice des hôpitaux psychiatriques. Denis est un "échange" de patients difficiles avec un secteur de psychiatrie de la banlieue parisienne. Hospitalisé là aussi depuis de nombreuses années il y avait été adressé par la prison où il purgeait une peine pour une agression sous l'emprise de toxiques.

Voilà résumés quinze ans d'une vie ! Incarcération, hospitalisation. Nous avons bien quelques éléments de sa biographie, mais tous ne font qu'affiner ce portrait classique. Dernier d'une famille nombreuse, le père de Denis n'est pas celui de tous ses frères et sœurs, de plus il ne l'a même pas reconnu. La mère, alcoolique était incapable de s'occuper de ses enfants, ils ont été placés de familles d'accueil en foyer. Et bien sûr, Denis dans tout cela tient le rôle que l'on attend, enfant turbulent et instable.

A la demande de Denis, les recherches d'hébergement se feront dans trois villes qui n'appartiennent pas à notre secteur, mais à sa zone.

C'est au cours de ces "voyages" que Denis réécrira pour nous toute la partie de sa vie qui n'existe pas dans les comptes rendus médicaux désabusés de son dossier.

Denis ne conduit pas mais guide, ici nous ne sommes plus en terrain connu. Nous devons compter sur sa connaissance des rues et des quartiers.

Au fil de nos tours et détours, les souvenirs s'expriment.

- J'aimerai aller voir tel hôtel où je logeais quand j'étais apprenti.

- Tiens! Et apprentis en quoi ?

- Apprenti serrurier. D'ailleurs regarde, ce grand bâtiment en travaux, c'était la serrurerie où je travaillais.

Et Denis me raconte son patron, ce qu'il faisait, les chantiers où il allait poser fenêtres et portes. Pas de place dans cet hôtel, qu'importe, nous allons dans un autre quartier.

Là, Denis me montre le bar où il avait ses habitudes avec ses copains, parties de belote, parties de flipper.

- Ce serait bien de trouver quelque chose par ici parce qu'il y a un monoprix juste derrière où j'allais faire des courses avec ma sœur.

Au fur et à mesure des sorties, les confidences se font plus précises, plus intimes. Un autre jour, nous sommes dans la ville voisine pour visiter un hôtel précis. Denis demande à ce que nous fassions un détour. Il veut montrer son école, celle où venait le chercher son grand-père.

Des sorties avec sa sœur, un grand père attentif, des amis aujourd'hui "rangés" selon son expression… Denis devient vivant, un passé d'enfant puis d'adolescent se dessine, je pourrai le retranscrire, l'écrire en rentrant à l'hôpital. La recherche d'hébergement est devenue voyage dans ce passé oublié. Oublié parce qu'il ne "colle" pas au personnage. Lors des réunions, peut-être que Denis ne sera plus seulement ce patient si difficile et indésirable.

Quand à Denis, que retiendra-t-il de ces accompagnements ? Que les mêmes infirmiers présents lors d'un isolement sont aussi là pour l'accompagner au dehors ? "C'est donc que vous avez de l'intérêt pour moi" disait-il récemment après une nouvelle période difficile et pour lui et pour l'équipe.

 

Rachel est amputée d’une jambe au genou. C’est l’occasion de bien des échanges avec les soignants. Demande d’aide pour se déplacer, chantage à l’escarre, sollicitation des infirmières pour mettre la prothèse, sollicitation des infirmiers pour y adapter les nouvelles chaussures. C’est aussi une véritable agence de voyage.

Périodiquement, il faut se rendre au centre de rééducation, soit pour adapter la prothèse, soit pour en fabriquer une nouvelle. Et là, l’effervescence commence dès la prise de rendez-vous.

Qui travaille ce jour là ? Qui m’accompagne ? Comment y va-t-on, en ambulance ou en voiture de secteur ?

La voiture de secteur a sa préférence, conduite par une infirmière, elle peut plus facilement se dérouter qu’une ambulance. Car c’est cela l’intérêt des visites au centre de rééducation, la balade en voiture qui l’accompagne.

Rachel après s’être assurée que le rendez vous ne risque pas de se terminer juste avant l’heure du repas (il lui est arrivé de téléphoner elle même pour faire changer l’heure et de l’annoncer ensuite à l’équipe) teste d’abord l’accompagnateur. Est-il de bonne humeur, est-ce quelqu’un qui l’a déjà accompagné ? Avant même le départ, elle annonce la couleur, si on fait un tour avant de rentrer, je me tiens bien au centre de rééducation pendant ma consultation.

A l’aller, Rachel se fait discrète, elle annonce le trajet, les changements de direction, l’arrivée prochaine. Elle commente ce qu’elle voit. La conversation est entrecoupée de propos concernant sa jambe, l’appréhension des soins qu’elle va avoir, Rachel est conduite.

Le trajet du retour est différent, Rachel se fait conduire, c’est elle qui dit par où l’on doit passer. Gare à l’infirmière qui ne connaît pas bien le trajet, elle risque de se faire embarquer bien loin. Dans ce moment, Rachel à toute l’attention d’un soignant pour elle, rien que pour elle. La voiture, par la proximité qu’elle offre, mais aussi la disposition de chacun, côte à côte, regardant dans le même sens permet une relation très différentes que dans un bureau. On peut parler en regardant au loin, on n’est pas obligé de soutenir le regard de l’autre, ni de le croiser. La conversation se ponctue parfois en tournant le regard vers l’interlocuteur. Le paysage, la circulation, sont autant d’éléments “ parasites ” à la conversation qui peuvent la distraire, la faire rebondir ou l’éviter.

De retour dans le pavillon, Rachel racontera à tout le monde cette épopée de quelques quarts d’heure. Véritable voyage pour qui est limité à une ligne de bus dans le meilleur des cas, à une promenade en béquilles dans le parc les jours néfastes.

 

De ces longues histoires en institution nous voudrions retenir ces quelques bribes de vies, moments fugaces, moments inaperçus parfois. Autour de ces sorties, plus que l'objet de la démarche entreprise, c'est de rencontres qu'il s'agit, et d'accompagnement. Rencontres rendues possibles par la proximité d'une voiture, mais aussi par la disponibilité à se laisser surprendre, à se laisser apprendre.

 

Les sorties de Rachel sont des parenthèses dans la monotonie d'une hospitalisation qui s'éternise, plusieurs mois après, elle se plaira à raconter telle ou telle anecdote.

Non pas que cette fois là il se sera passé quelque chose d'extraordinaire, mais par cette évocation elle se singularise. Elle a vécu cela, seule, avec telle ou telle infirmière. C'est pour elle qu'était là cette infirmière, elle qui demande si souvent qu'on la traite différemment.

Lorsque nous découvrons que Denis à été enfant puis adolescent, ce n'est pas que les équipes qui se sont épuisées auparavant dans sa prise en charge n'en avaient "rien à faire". Denis nous parle de cela parce que ce jour là, cet accompagnement, dans ce quartier là, Denis est dans un climat qui lui permet de se rappeler. Ce climat lui permet non seulement de se rappeler, mais aussi de se dire.

Pourquoi ce jour là ? L'infirmier qui l'accompagne est-il vécu comme un grand frère ? Quel lien fait-il entre les trajets école maison d'il y a vingt cinq ans et les trajets hôpital hôtel d'aujourd'hui ?

 

Nous ne connaissons pas de "théories de l'accompagnement", parle-t-on de soin dans ces moments là ? Certainement, en tout cas ces instants, à coté d'autres qui se déroulent dans le quotidien d'un pavillon, dans le face à face d'un bureau, constituent des morceaux de soin qui sont cimentés par la matière première de la psychiatrie, un humain soigné qui rencontre un autre humain soignant. Tout cela constitue sans nul doute Le Soin.

 

Emmanuel Digonnet

 

2001



[1] AAH : Allocation adulte handicapé dont la plus grande partie versée de la main gauche par la caisse d’allocation familiale est reprise de la main droite par le percepteur de l’hôpital pour payer le forfait hospitalier.


nous contacter: serpsy@serpsy.org