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VAD d'enfer


Texte paru dans les numéros 84 et 85 de la revue Santé Mentale



Je dédie ce texte à mes collègues de Marchant et plus particulièrement à tous ceux qui ont été agressés un jour, sans oser revendiquer le droit de comprendre ce qui leur était arrivé. Je voudrais restituer à tous et en particulier à Christine, Michel, Bernadette, Armelle, Lydia et aux médecins de notre secteur, une part du soutien qu'ils m'ont apporté.



Où suis-je ? Suis-je en train de rêver ? De me réveiller ? Pourquoi le visage de Robert m'apparaît-il ? ... Quelques secondes pour reprendre conscience sans toutefois me souvenir des détails. Non, je ne rêve pas. Je suis allongée sur le sol du couloir de l'appartement de Robert Cariec*. Il est debout à mes pieds, l'air surpris. Lui non plus ne semble pas bien comprendre ce qui s'est passé. Quelques secondes pour me dire que c'est grave, qu'il faut que je parte, mais qu'il faut y aller très doucement pour ne pas l'affoler. Quelques secondes pour me souvenir non pas des détails mais qu'une séquence s'est déjà écoulée, pour comprendre que j'ai perdu connaissance et que je suis en danger. Reprendre contact doucement. Je demande donc à Robert de m'aider à me relever. Il me tend aussitôt la main. Pas de précipitation alors même que je n'ai qu'une envie, celle de m'enfuir. Je sais qu'il faut d'abord me mettre à genoux pour savoir si je vais tenir debout, s'il va tenir le choc. Il se penche et s'approche de moi désespéré : "Je ne voulais pas te faire de mal, Marie ... je t'en supplie, ne m'en veux pas ... Ne dis rien à personne... ". Je l'entends à la fois tout près et à distance. Je n'ai qu'une idée en tête : ficher le camp de cet enfer.
La scène précédente me revient par bribes : Début d'entretien calme mais difficile pendant lequel Robert Cariec me jette à la figure sa peur de Marchant en tournant des frites dans sa poêle. Il touille, il crie, il s'apaise puis il pleure, puis il crie puis s'apaise à nouveau. Assise, j'écoute. Je connais ces moment là et ce discours là. Nous savons tous que les visites à domiciles commencent souvent ainsi chez Robert Cariec. Aussi le laissons-nous toujours dévider cette complainte. Le ton monte puis redescend puis monte puis redescend. Les voisins, le tuteur, la police, les soignants, la famille ... tout y passe. Robert gesticule puis se calme. Il touille toujours ses frites en parlant ou en vosciférant. Puis il met le couvert pour deux, s'asseoit et m'invite à manger avec lui. Il est dix et demi du matin. Il se calme. Assise en face de lui, je lui dis que ma présence ne semble lui servir à rien ce matin, que je n'ai pas faim mais que je vais rester le temps de son repas puis vais le laisser se reposer. Nous reparlerons plus tard, s'il le désire, au centre ou au téléphone, comme nous faisons souvent.

Depuis cinq ans, nous venons rendre visite à Robert Cariec, tantôt seul, tantôt à deux. Toujours les mêmes : Anne-Marie, Géraldine, Patrick et moi. Nous sommes le cercle de ses infirmiers référents. Au CMP, il y a le cercle des autres soignants : d'abord son psychiatre puis tous les autres infirmiers, les autres psychiatres, les secrétaires, les assistantes sociales et la psychologue, qu'il connait bien aussi. Au gré des consultations médicales ou de son humeur, il "déboule" au centre, pour parler, pour crier ou pour boire un café. Puis il y a aussi ceux de l'hôpital, dont il prend des nouvelles régulièrement. A côté de ces cercles soignants, il y a celui de sa famille, celui de ses quelques copains, celui de son tuteur et de ses voisins.
J'avais tout ça en tête et nous en étions là de l'entretien lorsque tout s'est précipité. Robert s'est levé, a recommencé à crier "Je vais te tuer ! Je vais te crever ! ". Il a contourné la table, s'est approché de moi et alors que je me levais pour partir, m'a saisie au cou et a commencé à m'étrangler. Je me souviens juste de la pression de ses mains sur mon cou, du combat pour me dégager, du souffle qui m'a manqué puis j'ai du m'écrouler.

"Je vais m'en aller Monsieur Cairec, dis-je doucement. Maintenant, ça suffit. Je vais partir et nous reparlerons de tout ça plus tard". Robert insiste. Il veut que nous nous asseyons, il veut me faire un café, il veut m'offrir une cigarette, il veut ... il veut ... et moi, je ne veux plus rien d'autre que sortir de ce cauchemar. " Non, je vais partir Monsieur Cairec. Vous voyez bien qu'il n'est plus temps de parler pour le moment ...". Je n'ai pas fini ma phrase qu'il me saisit à nouveau au cou. Je me débats et hurle au secours tant qu'il en est encore temps. Il serre de plus en plus. Je sens que c'est foutu. Je ne m'en sortirai pas. Je vais crever là, bêtement. Je rassemble mes dernières forces pour tenter d'échapper à l'étreinte. Je tente d'agripper toutes les aspérités de ce mur lisse dont chaque détail devient essentiel. C'est foutu. Je vais crever là. Très loin, je sens la douleur de mon cou. J'ai du mal à déglutir. L'air m'échappe. C'est foutu. Il crie maintenant que je ne sortirai pas vivante d'ici. S'il me laisse sortir, je vais tout raconter. Je dois me taire. Il serre. Je ne peux plus parler mais me débats toujours. Je finis par atteindre la porte, me hisse à la poignée, réussis à me dégager et à me relever. Epuisés, debouts le long de la porte qu'il barre, il tient le verrou et je tiens la poignée qui me sépare de la vie. Ses yeux croisent les miens. Il est étrangement calme. "Tu vois ce verrou ... tu ne sortiras pas. Je vais te crever ... Si tu sors d'ici, je sais ce que tu vas faire ... tu vas tout raconter à la police ... Tu vas venir t'asseoir et fumer une cigarette avec moi ... Tu vas me promettre que tu ne diras rien ... Où que tu ailles, je te retrouverai et je te crèverai ...". J'entends le bruit sec du verrou qu'il ferme en me regardant droit dans les yeux. Je le sais, ma vie va s'arrêter là sur ce "clac". "Reviens là-bas, je vais te faire un café...". Je regarde ce couloir que j'ai eu tant de mal à franchir, je sens qu'il ne me laissera pas partir si je ne reviens pas là-bas. Je n'en peux plus. Combien de temps me reste-t-il ? Mes yeux se posent sur les murs jaunes. C'est foutu. La vie est désormais de l'autre côté de cette porte et moi, je vais crever ici, prise au piège. Je vais crever sous les coups de cet homme que je ne reconnaîs plus. Autant je pouvais à peu près décoder ce que Robert Cariec, psychotique, pouvait me dire et me montrer, autant là, je me sens démunie. J'ai désormais en face de moi un homme traqué, emporté par sa toute puissance, qui tente le tout pour le tout. A mesure que les minutes s'égrainent, je sais qu'il sait que l'étau se referme sur lui. Comme s'il n'avait plus rien à perdre, il tente de faire de moi son objet pour garder l'illusion d'avoir encore la maîtrise de la situation. Nous sommes du même côté de la barrière. Nous sommes foutus l'un comme l'autre. S'il me tue, il se tue. Je sens que tout repose sur moi. Je sens que je suis la seule des deux à pouvoir trouver le moyen de nous sortir de ce cauchemar. L'infirmière psy que je suis continue de chercher toutes les issues possibles, les arguments si dérisoires soient-ils pour n'importe quelle autre personne : "Non, monsieur Cariec, je dois partir ...". Quelque chose me dit que je ne dois pas plier sous le chantage, que je dois résister, que je dois trouver les mots justes, alors même que je sais que ma vie ne tient qu'à un fil. Illusoire intime conviction à laquelle je m'accroche en refusant de penser à mes enfants, à l'homme que j'aime tendrement et à la vie que je vais quitter malgré moi. La seule image qui s'impose régulièrement à moi est celle des feuilles vert tendre des arbres de l'avenue que je ne reverrai jamais plus. Allez comprendre pourquoi.

Cet autre "corps à corps" m'a semblé durer infiniment longtemps mais, à aucun moment j'ai abdiqué. Je n'ai jamais dit que je me tairai. Je me suis même payé le luxe de feindre la colère pour le retard que Robert occasionnait dans ma tournée de visites à domicile, notemment celle d'un vieux monsieur qui m'attendait maintenant depuis plus d'une demie-heure. C'est le seul mensonge que je me suis autorisé, qui semble-t-il, a rappeller à lui tout seul le cadre thérapeutique de ma visite. C'est cet autre, tout à fait imaginaire, que j'ai introduit qui m'a sauvée. Eberluée, littéralement vidée, sous les cris et la menace, j'ai pris la porte aussi calmement que cela m'était possible, puis l'ascenseur, mis le contact de la voiture et suis rentrée au CMP.
A deux semaines de cette histoire, le temps pour comprendre a commencé, mais pour l'heure, il est encore trop tôt pour en écrire quelque chose.

Je savais depuis la vieille que M. Cariec et moi-même allions nous rencontrer. Cet entretien, c'est moi qui l'ai exigé. J'en attendais beaucoup pour toutes sortes de raisons, personnelles et professionnelles.
Sur un plan personnel, j'avais besoin de comprendre ce qui s'était joué dans cette séquence de soin. Que s'était-il passé ce jour là, pour que cet homme, qui n'avait jamais agressé physiquement qui que ce soit, passe à l'acte aussi violemment sur moi ? Comment se fait-il que cette fois-là, mon discours et ma manière d'être n'ont pas été suffisamment contenants ? A qui s'adressait cette attaque ? Pourquoi me l'a-t-il adressée à moi ? ...
Sur un plan professionnel, je voulais provoquer la réflexion là où, d'ordinaire, l'horreur plombe la pensée et impose le silence. En effet, ce type d'accident est rarement repris par les protagonistes et l'institution. La plupart du temps, ni les motivations du patient, aussi délirantes soient-elles, ni le cadre de soin et ses acteurs ne sont interrogés, comme si l'irruption de l'irreprésentable, la mort de chacun de nous en l'occurrence, sidérait tout le monde. Le patient, réduit à l'état d'agresseur, est isolé dans une chambre spéciale, puis "expédié" en UMD. Lorsqu'il revient, souvent après de longs mois, il n'est pas rare non plus que les soins reprennent dans le même secteur, avec les mêmes acteurs, sans que rien ne soit parlé alors que tous ne pensent qu'à "ça". Dans beaucoup de cas, le soignant blessé lui aussi est isolé par le silence qui entoure l'affaire. Pour preuve, il a fallu que le Service Qualité ponde, il y a quelques années, un protocole de prise en charge des personnels accidentés afin de leur ouvrir un espace de parole. Mais cet espace, même s'il est organisé par l'institution, reste individuel. Tout comme le patient, le soignant est renvoyé à lui-même. Il est sans doute trop monstrueux de penser qu'un homme ou une femme dont la fonction est de soigner se fasse attaquer par celui ou celle qu'il tente d'aider, d'accompagner ou de panser. Le patient est fou, son acte en est une preuve. Le soignant, quant à lui, n'est peut-être pas aussi net que ça. Au fond, il a bien dû faire quelque chose qui provoque une telle avalanche de violence sur lui. Du coup, l'un et l'autre deviennent à leur tour monstrueux, Intouchables parmi les intouchables et sont soustraits plus ou moins longtemps au regard et à la pensée de l'institution toute entière.

Dans l'histoire qui nous est arrivée à M. Cariec et moi-même, l'institution ne s'est pas défilée, loin de là. Au CMP, mes collègues n'ont pas eu à se référer au fameux protocole. Aucun d'eux n'y a même pensé. Dès mon retour de visite, ils ont pris le relais, chacun à leur manière, les hommes autour du patient, les femmes autour de moi. Michel a immédiatement alerté l'hôpital et organisé l'hospitalisation de M. Cariec, avec deux de nos collègues psychiatres (dont un s'est déplacé alors qu'il était en vacances), le Samu et la police. Pendant ce temps là, Christine, Bernadette, Armelle et Lydia étaient autour de moi, me "trimbalant" l'une ou l'autre chez le médecin, en radiologie, chez le pharmacien, à l'hôtel de police et j'en oublie. Dès le lendemain matin, un des psychiatres s'est mis à ma disposition pour que je puisse parler de cette visite. Je me suis laissée portée par eux tous, d'une part parce que j'étais littéralement vidée de toute énergie, d'autre part parce que je sentais à quel point il était important pour eux de pouvoir agir, là où ils n'avaient rien pu faire auparavant.

Pendant les quelques jours d'arrêt de travail que j'ai pris, le téléphone a sonné régulièrement, tissant autour de moi une enveloppe douce et fraternelle. La nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre à travers l'hôpital et bien au-delà, via internet. Si par moment cette sollicitude a pu me peser, elle m'a par ailleurs beaucoup soutenue. Cette "aventure" individuelle est devenue collective. L'institution dans son ensemble a réagi, des personnels d'entretien et de maintenance aux directeurs, en passant par l'ensemble du corps infirmier, médical et para-médical. Que je le veuille ou non, je ne suis pas une infirmière lambda. Qu'une histoire pareille soit arrivée à la figure publique que je représente pour beaucoup, tant dans l'hôpital que dans le petit milieu de la psy, soulève pour chacun un certain nombre de questions. Nous tous, surtout les "intellos" de la profession, qui pensons toujours rapidement que la violence dans les soins est liée à un manque de professionnalisme et/ou à des dysfonctionnements institutionnels, nous sommes bien obligés de revoir notre copie. Ce qui est déroutant, voire angoissant, pour tout soignant dans une histoire pareille, c'est que nous pensions régulièrement autour de M. Cariec, qu'un certain nombre de risques étaient soupesés et qu'un certain nombre de précautions nous semblaient avoir été prises. Nous redécouvrons une fois de plus que nous pouvons bien essayer de penser un maximum de choses, il restera toujours une part qui nous échappera. Et c'est bien la raison pour laquelle il est important de continuer à réfléchir.

Le temps pour comprendre

Depuis la veille, je n'ai pas dormi. De nouveau les images de cette VAD d'enfer défilent sous mes yeux. Je ferme à double tours tous les verrous de mon appartement et je me tapis sous la couette, la terreur vissée au ventre. Mardi matin, Hôpital Larrey, 4ème étage, 9h30. J'ai beau avoir demandé à rencontrer M. Cariec, savoir que c'est essentiel, l'angoisse menace de me submerger si je pense trop fort qu'il est là, derrière un de ces murs qui me séparent des chambres. Je salue à peine les collègues dans les parties communes tant je suis terrorrisée à l'idée qu'il surgisse de je ne sais où et me saute à la gorge. Le couloir n'en finit pas. Un homme passe à côté de moi en criant sans même me voir, une femme déambule les yeux dans le vague en traînant le pas et moi, je dégouline de trouille. Enfin, j'atteins le poste de soin et la salle de repos. Ils sont là. Les uns me touchent, les autres me posent des questions. Le moment est capital, pour moi, pour eux, pour nous. Ensemble, nous allons essayer de comprendre. D'abord seuls, le chef de service, psychiatre référent de M. Cariec et moi-même, préparons l'entretien. En premier lieu, il s'assure de mon état, de ce que j'attends de cette entrevue et imagine avec moi tous les cas de figure : M. Cariec peut refuser de nous rencontrer alors même que depuis la semaine dernière il demande à m'écrire. Il peut ne rien dire comme il peut dénier les faits. Il peut se répandre en excuses comme en vosciférations délirantes. L'entretien peut être incohérent et décousu comme il peut être extrêmement constructif. Il envisage ensuite la forme : "En dehors de nous deux, qui voulez-vous de vos collègues de l'équipe de Larrey ?". Je choisis Evelyne avec qui je venais de discuter quelques minutes auparavant. Agressée très violemment il y a quelques années, elle n'avait pas pu exiger ce type de rencontre alors que cela l'aurait aidée. Elle aussi attendait beaucoup de cet entretien. A son tour elle choisit un autre collègue, Patrice. Ces deux collègues représentent "le cercle des soignants lointains" dont M. Cariec nous parlait souvent dehors. Tous les quatre réunis, nous avons bordé le contour de l'entretien puis sommes allés chercher M. Cariec jusqu'à sa chambre pour ensuite l'accompagner jusqu'au bureau médical.

Vous me direz peut-être qu'il était bien temps de penser aussi précisemment les soins autour de M. Cariec. Détrompez-vous. Depuis plusieurs mois nous réfléchissions sérieusement autour de cette prise en charge. Même si les réunions hebdomadaires avec le psychiatre de M. Cariec laissaient beaucoup de nos questions sans réponse, nous continuions à l'interpeller et à lui demander de l'aide. De son côté, il réservait à ce patient un espace de consultation chaque lundi, que celui-ci vienne ou ne vienne pas. A chaque entretien, que ce soit au CMP ou au domicile, nous rappelions ces rendez-vous. Il n'était pas rare d'ailleurs que M. Cariec téléphone à son médecin après notre passage pour s'excuser de n'être pas venu et pour faire le point d'ici le lundi suivant où il promettait de venir. Par ailleurs, nous reprenions en supervision différentes séquences de soin, chacun racontant ses difficultés propres et la peur commune qu'un jour il s'en prenne à lui-même. En dehors de moi, tous l'avaient connu à l'hôpital et se souvenaient de scènes terribles où il s'était fracassé le crâne contre les murs. C'est ainsi que nous avions accepté l'idée que nous ne pourrions pas toujours être là pour le protéger de lui-même. Nous croyions tous avoir imaginé le pire sans jamais avoir pensé que ce pire pouvait se retourner contre l'un d'entre nous. Tous, sauf Michel, qui lors d'une visite à domicile en urgence, avait ressenti ce danger potentiel d'attaque contre lui, alors même qu'il était accompagné de Géraldine, une collègue référente de ce patient. Là encore, il nous semblait que nous avions décortiqué la situation en supervision. Michel, même si M. Cariec le connaissait bien, ne faisait pas partie du cercle des référents qui venaient au domicile. De plus, il avait tenté de se rendre une semaine auparavant chez lui avec un autre psychiatre (que M. Cariec avait choisi pour quelques semaines) pour négocier le cas échéant une hospitalisation. M. Cariec avait refusé de leur ouvrir. Nous avions fait l'hypothèse que la présence de ces deux hommes avait été trop effrayante, trop intrusive.
Depuis des semaines, M. Cariec mettait en scène devant nous ce qu'il vivait. Il passait de la terreur à l'hilarité, de l'effroi à l'indifférence. Sachant que nous ne disposions pas de lit disponible, nous essayions de lui faire accepter une hospitalisation programmée. Nous misions sur ses ressources et la qualité de la relation que nous avions tissée toutes ces années. Jamais nous n'allions chez lui sans avoir essayé de le faire venir au CMP. C'est d'ailleurs ce que j'ai fait ce 29 décembre 2003. Pour nous tous, la VAD reste l'ultime recours pour garder un lien avec les personnes les plus en difficulté de notre file active. Pour nous tous, que cela plaise ou non à nos tutelles et à nos administrateurs, le nombre de VAD d'un CMP, n'est absolument pas représentatif de l'activité thérapeutique d'une équipe de soin.

L'entretien

"Bonjour Marie, je ne voulais pas te faire de mal... Je t'enverrai un bouquet de cinquante roses ..." me dit M. Cariec en me serrant la main. Il écoute le psychiatre retracer le suivi thérapeutique de ces dernières années jusqu'à cette VAD qui a provoqué son hospitalisation. Il l'écoute ensuite exposer le but de cet entretien : tenter de comprendre ensemble ce qui s'est passé. Comme nous l'écoutons à notre tour, M. Cariec commence à s'expliquer. Il était persuadé que je venais le voir à la demande de son tuteur pour l'hospitaliser. " Depuis des années il me vole mon argent et l'hospitalisation c'est la meilleure manière de se débarrasser de moi ", nous explique-t-il. Il reprend ensuite certaines bribes de notre dernier entretien à domicile et les intègre à son délire. "C'est un peu toi qui a fait monter la mayonnaise. Tu m'as dit qu'il faisait froid chez moi. S'il faisait froid, c'est que je n'avais pas d'argent pour me chauffer parce que le tuteur me vole mes sous. Tu le savais, ça !...". Plus il avance dans la reprise de nos échanges, plus il est clair que ce jour là, il y avait très peu d'espace, voire pas du tout, entre sa perception d'un monde hostile et la réalité. S'il ne bouge pas d'un pouce sur cette perception aujourd'hui, il m'écoute à mon tour retracer nos différentes rencontres au CMP et à son domicile. Il me laisse suffisemment d'espace pour évoquer l'état de détresse dans lequel il vit quasi perpétuellement, les angoisses terribles qui l'assaillent et qu'il a partagées plus d'une fois avec nous. Je cite certaines scènes, certains de ses mots : "C'est vrai Marie.Je m'en souviens de ce jour-là ...". Il s'affaisse un peu sur sa chaise. Tour à tour, le psychiatre, M. Cariec et moi-même échageons. Nos deux collègues écoutent. Je remémore les moments où j'ai parlé de consultation ou d'hospitalisation pour apaiser ces angoisses et où il se fâchait si fort, en expliquant à mes trois collègues comment il vivait l'hospitalisation. Là encore, je rapporte ses paroles : "Infirmiers-bourreaux", "hôpital-chambre à gaz". Vécu terrible qu'il l'empêchait souvent de venir voir son psychiatre au CMP qui en était le symbole. M. Cariec s'en souvient le visage douloureux.

Questions sans réponses

"Marie, je l'aime. C'est mon infirmière préférée. Je ne voulais pas lui faire de mal. Elle est forte. Elle est partie en Palestine, elle a connu la guerre... Elle a payé pour les autres ".
Pour quels autres aurais-je payé ? Pour la femme qu'il aurait aimé à vingt ans, qui l'aurait abandonné et qu'il pleure aujourd'hui encore ? Pour cette mère dont il dit "c'est une malade mentale comme moi ", dont le fantasme incestueux lançinant semble représenter un danger constant, M. Cariec craignant à tout moment de la violer ou d'être violé par elle ? Cette mère omniprésente, dont les projets de soin pour le fils étaient toujours très dépendants de ce qu'elle allait en penser ? Pour toutes les femmes qui s'en sortent en apparence mieux que les hommes (dans sa fratrie ses deux frères sont "morts de cancer ou de folie " alors que ses quatre soeurs ont réussi à se construire une vie affective et sociale) ? Pour ce père, dont il parle rarement, si ce n'est pour évoquer la force de sa jeunesse passée ? Pour les hommes en général, qui l'attirent et le révulsent à la fois ? Pour les "psy" en général qui avaient, disait-il, "pouvoir de vie et de mort sur lui " ? Pour un de ses psychiatres en particulier qu'il croyait avoir contaminé par sa folie lorsqu'il a appris par les journeaux qu'il avait tué femme et enfants avant de mettre fin à ses jours ? Pour toutes les institutions où il était devenu partout indésirable, que ce soit dans sa famille, dans le quartier, dans l'immeuble ou dans toutes les institutions de la région, à force de semer une terreur sans doute équivalente à la sienne ? Pour cette équipe de secteur qui continuait, vaille que vaille, à tenter de le soutenir contre vents et marées ? ...
Qu'est ce qui, dans ce monde hostile, représente la plus grande menace pour lui ? Les femmes en général ? Les hommes ? ... Qui suis-je pour lui ? Celle qui l'a "abandonné" six mois et demi en partant en Palestine (alors même que nous avions préparé avec lui et mes collègue ce départ, qu'ils en avaient régulièrement parlé pendant mon absence et que nous avions repris tout cela après mon retour) ? Celle qui a survécu à la guerre ? Celle qui porte en elle une force intérieure phénoménale ? Celle qui pose encore et toujours les limites de l'acceptable lorsqu'il "sort du sillon" ? ...

"Marie, je ne voulais pas te tuer. J'aurais pu le faire si j'avais vraiment voulu. J'aurais fait comme ça (il fait le geste) d'une main. Mais je l'ai pas fait. Je ne t'avais jamais fait de mal. Je ne t'ai jamais touchée ".
Cherchait-il à savoir jusqu'où sa folie pouvait l'entraîner ? Etait-ce sa réponse à nos propositions d'hospitalisation ? Trop mal pour accepter de nous suivre à l'hôpital a-t-il joué sa folie jusqu'à l'extrême pour que nous le fassions d'office ? ... Qu'est ce qui l'a retenu de me tuer ? Est-ce la force psychique titanesque que je lui ai opposée pour ne pas me laisser entraîner dans son abîme ? Est-ce sa propre force intérieure, tapie dans la part de lui qui ne délirait pas ? Est-ce le cadre thérapeutique que je portais en moi ? Est-ce tiers imaginaire que j'ai explicitement interposé en désespoir de cause entre lui et moi ? ...

"Comment tu vas, toi, Marie ? ".
Je peux rassurer M. Cariec, lui dire que s'il m'a fait mal, il ne m'a pas démolie. Je peux lui dire également que je ne lui en veux pas. Je peux aussi lui expliquer que, comme à chaque fois qu'il a débordé du cadre thérapeutique, j'ai réagi : "l'attaque ayant été grave cette fois-ci, j'ai porté plainte contre vous ". Il me menace mollement de tout raconter à la police des polices mais continue à écouter ce qui me reste à lui dire pour clôre cette séquence. La relation de soin est désormais rompue entre lui et moi. Pour autant, les soins continuent et d'autres ont pris le relais. Le psychiatre prend la parole à son tour, expliquant les objectifs du transfert en Unité pour Malades Difficiles : Parler avec une équipe non impliquée de ce qui s'est passé, pour qu'ici, à son retour, les soins puissent être à nouveau pensés. Les yeux plantés dans les miens, il me dit alors : "Marie, je sens que je ne reviendrai jamais de Cadillac. Je le sens ". Le médecin parle de l'organisation des soins dans ce type de structure. M. Cariec lui pose des questions puis évoque longuement sa peur de l'hôpital, nous racontant des scènes passées traumatisantes de corps à corps avec des infirmiers dans divers institutions. Un flots d'images plus terrifiantes les unes que les autres semblent grossir en lui. Tout son corps s'agite et le ton monte de plus en plus pour devenir hurlant. Sa bouche crache alors des mots qui racontent comment un jour un infirmier l'aurait étranglé pour tenter de le maîtriser. Il est presque debout lorsqu'il hurle la sensation de suffocation, de son cou qui gonfle, de ses oreilles qui bourdonnent et de sa tête qui va exploser ... Pas un de nous n'a bougé. Nous l'avons tous écouté. Nous l'avons laissé se rasseoir et reprendre son souffle. Un silence intense a ponctué la séquence. De ces silences où l'on referme doucement l'espace d'une séance et où chacun s'interroge sur ce qu'il vient de se passer. Quelle scène vient-il de nous raconter ? "Voilà, c'est tout ", a-t-il dit au bout d'un moment. Le psychiatre a clôt l'entretien après avoir demandé à chacun s'il avait quelque chose à ajouter. Nous nous sommes levés et avons raccompagné M. Cariec jusqu'à sa chambre.

Le temps pour conclure

Cadrer. Contenir. Voilà sans doute les mots dont on se gargarise le plus en psy. Ce sont du reste des mots d'ordre qui séduisent de plus en plus en ce moment. Mais comme souvent, ce n'est pas parce que l'on en parle beaucoup que l'on mesure vraiment ce qu'ils supposent. Rien de moins simple que de contenir, pour nous, soignants, qui pataugeons jour après jour dans des flots d'histoires dites folles où bouillonnent parfois paroles sibyllines, sensations étranges, affects exacerbés, sur fond d'humeurs labiles et de discours diffluents. D'ailleurs, pour preuve, on contient de plus en plus physiquement comme si ce "contenant" s'était vidé d'une partie de son "contenu". Je sais, je fais sans doute partie des intellectuels de la profession, mais vous ne m'empêcherez jamais de tourner le sens des mots dans ma tête avant d'écrire. Et non, M. Cariec n'a pas eu ma peau ! Et quand on parle de peau, je pense à Anzieu , à son Moi-Peau et ses histoires d'enveloppes psychiques ... Bon, j'arrête.
Le Directeur de l'hôpital m'a posé beaucoup de questions sur la fonction infirmière, à la suite de cette agression et je l'en remercie. Ne croyiez pas que nous soyons toujours très "copains" tous les deux. Nous nous "harponnons" régulièrement dans les différentes instances de l'hôpital. Mais j'ai toujours un profond respect pour ce qu'on appelle un "administratif", lorsqu'il a des interrrogations qu'un Directeur des Soins Infirmiers pourrait lui envier. Plus d'une fois, m'a-t-il dit, il a ressenti un désarrois plus important dans cette catégorie professionnelle, sans pouvoir toujours en comprendre l'origine. Après une histoire comme celle-ci, il s'en approche un peu plus. Je vais tenter de lui expliquer en quoi consiste notre métier.
Nous, les infirmiers, nous sommes sur le front de la tourmente que déchaîne le chaos psychique, huit ou douze heures par jour et, le voudrions-nous, que nous ne pouvons pas rester indifférents. C'est d'ailleurs parce que nous ne le sommes pas, qu'une relation peut s'établir, avec tous ses aléas et qu'un espace de travail psychique peut s'ouvrir. Nous sommes là pour contenir un contenu débordant et tenter d'en faire quelque chose avec la personne débordée, sans nous laisser déborder nous-mêmes. Vous me suivez ? C'est simple, non ? Alors, comment nous débrouillons-nous ? Il est parfois difficile de s'expliquer soi-même comment nous fonctionnons, alors vous imaginez, le faire pour un Directeur dont ce n'est pas le métier ! C'est pourquoi j'utiliserai une métaphore. Imaginez une cruche, une de ces bonnes vieille cruche en terre cuite. Qu'elle trône au milieu d'une table, d'un buffet ou d'une étagère, tout le monde croit savoir ce qu'elle est puisque chacun de nous sait à quoi elle sert : une cruche sert à contenir de l'eau, du vin ou tout autre breuvage destiné à étancher la soif. Point. Sauf qu'il ne suffit pas d'avoir l'air d'une cruche pour être une cruche. En effet, si la fonction d'une cruche est de contenir, ce n'est absolument pas son aspect extérieur qui peut nous donner des indices sur sa capacité à le faire. C'est au contraire tout ce que l'on ne voit pas et tout ce que l'on ne sait pas d'elle qui peuvent nous renseigner. Et oui, il est de superbes cruches qui sortent du four cassantes ou poreuses et ne pourront remplir qu'une fonction décorative alors que d'autres, un peu ébrèchées, un peu fêlées parfois même, seront en capacité de le faire. La capacité de contenance d'une cruche, se mesure donc à la qualité de ses parois intérieures. De là dépend la qualité du contenant qu'elle offre pour recevoir. Un infirmier, c'est pareil. A cette toute petite différence près que si l'une reste nature morte, l'autre est animé, au sens où il a une âme.

Cette cruche en nous, nous la cultivons jour après jour avec notre histoire, notre personnalité, notre culture, nos croyances et notre imagination. Les patients y déversent leurs histoires, leurs souffrances, parfois aussi leurs joies et nous les brassons ensemble. Nous regardons, nous écoutons, nous soupesons... Bref, nous échangeons. Puis les patients reprennent une part de ce contenu qu'ils nous ont confié, la part transformée par ce travail à deux, à trois ou à plus, laissant parfois dans la cruche en nous un dépôt, plus ou moins important. Oui, chaque patient, chaque histoire, chaque séquence de soin laisse en nous "quelque chose". Si les cruches que nous sommes ont à prendre soin de leur intérieur, pour à leur tour prendre soin de celui qui se confie à elle, elles sont en droit d'attendre de ceux qui les utilisent, qu'ils prennent soin d'elles à leur tour. Et là, c'est à tous ceux qui sont "en base arrière" que je m'adresse. Les traces que j'évoquais plus haut, peuvent être de très jolis souvenirs au goût de miel comme des scories asphyxiantes au goût de fiel. Prenez soin de nous en nous réservant des espaces pour penser et parfois panser ces traces. Ce sont ces "quelque choses" autant que les formations, les échanges cliniques et que notre travail personnel qui font de nous les artisans que nous sommes. C'est sur ce palimpseste d'expériences, que se nourrissent et se fondent les soins que chacun d'entre nous dispense, le plus souvent à notre insu. C'est, du coup, ce qui peut donner un sens thérapeutique à ce que nous faisons tous ensemble.

D'un poêle ou d'une théière on accepte l'idée qu'elles doivent être culottées pour donner le meilleurs d'elles-mêmes. Pour nous, les infirmiers c'est la même chose. Je suis une de ces vieilles cruches culottées. Peut-être étais-je même un peu fêlée pour faire ce métier, mais depuis, je me suis soignée et c'est pour partie peut-être ce qui m'a sauvée. Aujourd'hui, une page est tournée. J'ai fait en sorte que la part personnelle de cette "aventure" ne m'échappe pas tout en ouvrant un espace collectif de pensée autour d'un événement comme celui-ci. Cette histoire n'a pas interrompu le cours de ma vie. J'ai juste fait une halte. Je suis dans les soins la même que je suis dans la vie. J'aime les gens. Je m'intéresse à leur monde et je ne sais pas faire autrement que de m'approcher, de me pencher pour mieux regarder et mieux écouter. Je vais donc continuer mon chemin sans oublier pour autant ce qui s'est passé. Encore une fois, merci à tous.


marie Rajablat
le 31 janvier 2004


* Bien entendu les noms, les lieux ont été modifiés


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