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Souffrance au travail des travailleurs sociaux et « risque psycho-social ».  

Quel état des lieux ?

MP4 champ Social [1] (voir présentation ci-dessous) a décidé de consacrer une étude particulière à la souffrance au travail des travailleurs sociaux, un thème jusqu’ici peu abordé et peu médiatisé. Les travaux de Christophe Dejours notamment, sur la souffrance au travail, ont impulsé cette démarche. C’est à l’initiative de Jacqueline Duchêne, psychologue clinicienne, qu’un groupe s’est constitué progressivement début 2009 pour réaliser un travail de fond autour de cette question, qui, au regard de la thématique soulevée par les cahiers de l’ACTIF sur les « risques psycho-sociaux », pouvait trouver sa place dans le présent numéro. Divers intervenants de l’action sociale – éducateurs, formateurs d’école, assistants sociaux, étudiants – ont rejoint le groupe via l’information du site Internet.  Depuis, ces professionnels ou futurs professionnels se retrouvent mensuellement, en région parisienne. Ils ont dans un premier temps décidé de procéder à un état des lieux, puis se sont consacrés à l’élaboration d’une « recherche action ». Pour rappel, selon la définition qu’en donne Dominique Lhuilier, professeure de psychologie du travail au CNAM, la recherche action « recouvre à la fois une démarche originale de recherche et une méthode d’intervention visant des changements individuels et collectifs. Il s’agit (…) d’articuler une activité de recherche et un projet d’action à travers une démarche susceptible de favoriser des effets de connaissance et de changement. »  Axé sur le recueil de témoignages, des lectures et l’analyse du matériel rassemblé, ce groupe s’est donné pour but de montrer que les mutations sociales en cours, restructurations, réorganisations, rationalisation et évaluation des pratiques, en s’étendant aux services publics tournés vers les populations les plus en difficultés, peuvent affecter ces professionnels dans l’exercice de leur pratique quotidienne.

Les mutations exigées par l’organisation sociale à partir d’un seul schéma gestionnaire, inspiré du libéralisme économique, avec critères performatifs afférents, pourraient en effet engendrer certaines souffrances,  pour les professionnels du champ social, ces souffrances ne pouvant selon eux que se répercuter sur les citoyens usagers. C’est ce que le groupe veut s’efforcer de montrer à travers un recueil de témoignages et un questionnaire (disponible en ligne, site : www.mp4-champsocial.org  Mail : mp4.champsocial@gmail.com) mais aussi d‘entretiens réalisés en face à face avec des professionnels désirant faire part de leur vécu au travail.  Leur démarche est en cours, aucune limite de temps n’est fixée pour le moment pour la réalisation de ce travail.

            Quelques constats de départ

            Pour affiner cette approche clinique, quelques constats doivent être posés au préalable, à l’image de ceux énoncés par Didier Martin, sociologue, auteur de deux ouvrages,  « L’épuisement professionnel » et « Violences, les travailleurs sociaux face à un nouvel art de faire » (L’Harmattan) : «  les fantassins du social, tels que les désignait Pierre Bourdieu, sont soumis à des tensions multiples dans un face à face avec les personnes en souffrance sociale, fragilisés et précarisés. Ainsi les travailleurs sociaux sont-ils interpellés du fait du renversement de perspective qui, au nom du refus de l’excuse sociologique qui remplace la volonté de comprendre pour agir, par la volonté de punir pour montrer, transformant l’Éducateur en supplétif de la police (loi prévention de la délinquance), tout autant que l’assistant de service social ou l’enseignant qui doivent désormais repérer le prédélinquant ou dénoncer le clandestin. (…) Bras armé du politique ou résistant à côté et/ou du côté des individus en rupture, la position des travailleurs sociaux est inconfortable et suppose une réflexion politique. » Surveiller, punir – ou penser autrement l’action sociale ? Se fondre, plus prosaïquement, dans le rôle d’accompagnateurs plus ou moins consentants des mutations en cours, voulues par les exigences d’une rationalité économique qui tend à s’immiscer dans tous les secteurs d’activité pour en administrer chacun des aspects, ne va pas de soi pour ces professionnels. L’ensemble des modifications imposées par ces changements serait, pour MP4 Champ Social et le groupe animé par Jacqueline Duchêne, une cause probable de souffrances psychologiques, par la mise en péril à terme de ce qui fonde la relation d’aide à autrui en travail social, éducatif ou psychothérapique, au profit d’un rôle qui deviendrait purement fonctionnel, d’exécutant mis au service d’une machinerie dont la fin, en somme, pourrait échapper à ses praticiens ainsi qu’à ses bénéficiaires, les publics concernés.

Un auteur comme André Gorz pouvait ainsi écrire, en 1988 : « Le cauchemar de George Orwell (…) surgit dans le prolongement logique de ces développements : celui d’une société totalement désintégrée, dans laquelle les rapports sociaux autorégulés ont fait place a des rapports fonctionnels entre individus programmés (…). La vision weberienne de la société-machine totalement bureaucratisée, rationalisée, fonctionnalisée, dans laquelle chaque individu fonctionne comme un rouage sans chercher à comprendre le sens (si sens il y a) de la tâche partielle qu’il exécute, cette contre utopie tend à se réaliser dans une version cybernétisée, dans laquelle l’endoctrinement et la militarisation le cèdent à la prise en charge « personnalisée » des individus. (…) La rationalisation fonctionnelle des conduites individuelles est non plus imposée par « la police des pensées » et la propagande mais par une manipulation doucement insinuante qui instrumentalise les valeurs non économiques à des fins économiques [2] ».  De tels propos ne manquent pas de faire écho au constat dressé par Jacqueline Duchêne : « Nous sommes face à une réalité qui échappe aux professionnels et qui les dépasse. D’entrée de jeu, il est constaté en de nombreux endroits, un manque de réflexion… Les politiques sociales déterminent des pratiques plus que la réflexion professionnelle. On perd une énergie considérable pour faire des réunions, mais les enjeux importants nous échappent. La procédure remplace la réflexion. On est sous le règne de la pensée automatique et de la prise de position arbitraire (bonnes / mauvaises pratiques), avec un leitmotiv : l’efficacité. » Ou encore : « Malgré les bonnes intentions affichées dans les textes de loi, les usagers sont souvent instrumentalisés et considérés comme consommateurs. Le travail même d’accompagnement, au long cours n’est plus de mise. Il faut du rendement dans l’immédiateté. La rentabilité prime sur le souci de l’usager. Et d’ailleurs, qu’est-ce que la « rentabilité », dans notre secteur ? On observe un décalage entre la prise en compte des besoins des personnes accompagnées et les logiques gestionnaires mises en œuvre. On assiste à un manque de reconnaissance de la souffrance au travail, en même temps qu’à un manque de reconnaissance des compétences de chacun. » Cela s’expliquerait notamment par le fait, selon le sociologue Christian Laval, que les politiques gestionnaires précitées tendent à importer au sein des services publics des catégories propres à l’entreprise, lexique, fonctions, mode général d’organisation – autrement appelé « New Public Management ».

            La souffrance au travail des travailleurs sociaux.

Dans un essai paru chez érès, « Clinique du travail » (2008), Dominique Lhuilier, professeure au CNAM, montre que les tensions psychiques actuelles sont souvent désignées « par la référence au stress ». Celui-ci est provoqué, en sus d’une intensification de la charge de travail cumulée à une réduction des effectifs, par une solitude de plus en plus marquée dans l’exercice de son métier. « La valorisation des compétences et la disqualification des repères de métiers comme la promotion de l’initiative, de l’autonomie et de la responsabilité, suggèrent que les appuis doivent être trouvés sur ses ressources propres. La quête illusoire de l’autosuffisance fait écho à l’idéologie individualiste qui occulte la nécessité de repères symboliques et qui se déploie dans le déni de l’inscription dans une chaîne et dans une histoire. » « Solitude de cet « homo psychologicus » (…)  Il est « libéré » mais en même temps complètement démuni et solitaire, et il n’a le choix, en somme, qu’entre une réussite par sa propre mobilisation ou couler à pic » (Castel, 1982) ». Comme d’autres, certains professionnels rejoignent le groupe pour une seule séance : ainsi nous rencontrons Alexandra (prénom modifié) qui nous rejoint spontanément. Elle témoigne : elle a 35 ans de carrière dont beaucoup auprès d’un hôpital général de l’APHP. Elle est assistante sociale. Syndiquée, elle a beaucoup milité pour défendre les droits de la profession. Depuis quelques années, elle s’est repliée sur elle-même et tente de faire face coûte que coûte à ses missions, de rester fidèle à une certaine idée de son métier. Elle vit très mal la déshumanisation qui gagne : on n’appelle plus les patients par leur nom mais par leur numéro de lit. Le turn-over des soignants est tel qu’ils ne connaissent plus les patients. Les transmissions se font difficilement. Il n’y a plus de temps pour le travail  d’équipe. Il n’y a plus de sujet mais des symptômes, des syndromes, des protocoles, des procédures. Plus de personnel dans les couloirs, plus le temps de parler, la course pour tout le monde… Les prises de risques (se tromper d’un traitement…, ne pas répondre à un appel urgent voir vital...) l’effraient. Alors Alexandra a rangé ses convictions syndicales au placard : elle dit qu’elle fait plus de 50 heures hebdomadaires, dont 15 gratuitement … Elle le fait pour maintenir une éthique et rendre son quotidien supportable. « C’est cela ou je pèterais les plombs ». « De toute façon je n’ai plus de charge de famille et encore 2 ans et puis la retraite. ». Elle travaille seule. Elle a été écartée des instances d’accueil des nouveaux professionnels. Elle souffre aussi de ne pas pouvoir transmettre son expérience… Voilà le type de recueil de données sur lequel le groupe s’appuie pour avancer dans sa recherche. Le travail, du latin tripalium, qui désigne un instrument de torture, était jadis réservé aux esclaves ; il ne représentait pour nos aïeux qu’un avilissement de l’esprit face aux nécessités. Nous savons qu’il représente néanmoins la possibilité de se réaliser : le travail participe par ailleurs à la construction de la personnalité, à condition qu’on n’en soit pas totalement dépossédé, qu’il ne soit pas un facteur d’aliénation, opérant « une séparation de la personnalité » avec l’ensemble des tâches à exécuter, comme le relevait André Gorz, ou le vecteur d’une « déconstruction de soi » par la perte de son libre arbitre. « La conception du travail comme peine (tripalium) occulte le travail comme création, comme détournement, dépassement des contraintes et développement de soi. » (D. Lhuilier, op. cit.) C’est bien cette facette du travail que ce groupe voudrait valoriser et mettre en avant. Un aspect bénéfique de l’activité que la réalité vécue par nombre de travailleurs sociaux vient souvent ternir…

Salomé (prénom modifié) est auxiliaire de puériculture depuis 18 ans dans une crèche municipale dans l’est parisien. Elle peut témoigner : « Depuis environ 3 ans, notre municipalité impose des modifications dans l’organisation des structures d’accueil des tout-petits, dans le but d’obtenir des subventions de la CAF qui les verse pour augmenter les possibilités d’accueil. La politique actuelle est d’instaurer des accueils à temps partiels, afin de répondre aux demandes des familles qui ont-elles-mêmes des emplois du temps éclatés. Pour cela, on embauche des personnels moins formés, moins « chers », qui ont une formation « light » et dont le travail se rapproche d’une forme de gardiennage… C’est un peu le dépôt d’enfants, la consigne, un travail à la chaîne. Nous n’avons plus le temps de nous concerter, de réfléchir aux conditions d’accueil, nous devons sans cesse parer au plus pressé et cela en continu, ce qui n’est pas sans répercussions à la fois sur les personnels, qui subissent une forme de lassitude, une réelle démotivation (l’esprit des crèches est un accueil d’enfants sur la journée, qui doit être élaboré, structuré, et non pas improvisé, sur des temps fractionnés). Le projet pédagogique se résume en effet de plus en plus à une capacité d’accueil à flux tendu : c’est très démotivant, le relationnel est gommé au profit de logiques de turn-over, et d’efficacité. »

Le travail réalisé par le groupe de MP4 Champ social permettra peut-être de mieux saisir les enjeux des mutations en cours, et leurs conséquences sur les travailleurs sociaux. Ceux-ci s'occupent de ceux pour qui les choses de la vie sont parfois compliquées (gagner sa vie, avoir un toit, assumer un handicap, former au monde environnant…). Qu’adviendra-t-il si cette société les maltraite et les laisse tomber à leur tour ? « Que serait une société qui ne privilégierait que ses traders et ses winners » ? se demande Jacqueline Duchêne. Que serait en effet une société qui n'assumerait  plus le soutien de ses membres et de ses enfants parmi les plus vulnérables ? Les travailleurs sociaux ont une posture de témoin possible de ces mutations : les accepteront-ils, en simple décalque des pratiques d’entreprise, de calculs comptables auxquels il faudrait acquiescer sans aucune espèce de mise à distance critique ? Ce sont toutes ces questions auxquelles le groupe tente d’apporter quelques éclaircissements… Cela dans le but de rappeler à celles et ceux que ces bouleversements affectent que l’individu n’est pas une « cire molle », destiné à recevoir une forme prédéfinie, imposée de l’extérieur, mais qu’il recèle des capacités créatrices, d’invention, de remodelage de soi et du monde – ce que les métiers œuvrant « sur de l’humain » requièrent. En effet, les activités qui répondent à un besoin d’aide, de soins ou de secours ne peuvent pas, comme l’explique A. Gorz, être « définies en elles-mêmes indépendamment des personnes aux besoins individuels desquelles elles répondent. Il ne s’agit pas, comme dans le travail de production, de produire des actes ou des objets prédéterminés, détachables de la personne du producteur, mais de définir en fonction des besoins d’autrui les actes ou les objets à produire. L’ajustement de l’offre à la demande, autrement dit, relève d’une relation de personne à personne et non de l’exécution d’actes prédéfinis et quantifiables[1] », contrairement à ce que toute culture technique ou/et de gestion à prétention systémique (« La culture technique est inculture de tout ce qui n’est pas technique ») peuvent laisser entendre…


Quelques témoignages recueillis par le groupe, en annexe et illustration du travail commencé :

 

Paul (prénom modifié), 54 ans, travaille dans le sud de la France.

Cadre dans une structure chargée d’exercer des mesures d’AEMO, il est de formation éducateur spécialisé :

 

« Ce que nous observons depuis plusieurs années ? Une perte des valeurs fondatrices pour le CA de l'association et par la même des salariés considérés comme techniciens de l'action sociale et psychologique, un « management » commercial avec recrutement de cadres issus de formations autres que psychosociales ; un désintérêt pour la clinique de l'action éducative au profit d’un intérêt pour une démarche d'évaluation orientée sur le quantitatif au détriment du qualitatif… Une déresponsabilisation à l'égard de la personne suivie considérée comme réceptacle des actions entreprises sans considération pour ce qu'elle ressent et pour ce qu'elle projette.  (…)

Concernant le respect des usagers, les aspects positifs ne sont pas à négliger s'agissant de l'obligation dans laquelle nous nous trouvons désormais de travailler davantage en transparence, reste que les outils qui s'en sont dégagés s'approchent dangereusement des méthodes utilisées dans le secteur marchand. D'où l'attention constante que nous devons porter au sens de nos actions, qui devrait porter non pas sur la réalisation d'objectifs mais sur la qualité de l'échange qui permet des changements souhaités – et donc acceptés.

Nos postures professionnelles sont interrogées sans que la plupart d'entre-nous y soient préparés ou favorables ; l'approche clinique privilégiée dans nos professions diminue sensiblement, ne trouvant pas sa place dans ces modèles formatés que sont les Projets Personnalisés et autres Documents Individuels de Prise en Charge qui nous sont proposés et que nous tentons désespérément et sans succès d'adapter à nos modalités de travail.

Notre éthique professionnelle est mise à mal dès lors qu'il nous faut imposer aux personnes auxquelles nous nous adressons une logique de pensée qui nous est étrangère et que nous devons respecter au risque d'être hors la loi. Conflit de loyauté ? Comment répondre à la commande économique et à la demande des personnes suivies sans perdre son âme ?

Le choix de répondre au besoin d'aide quelle qu'elle soit devrait toujours commander nos actions. Pour ma part, je choisis de laisser une trace sans grand intérêt qui je le sais sera utilisée pour définir l'efficacité de l'intervention au regard du prix de revient de la prestation. (cf. le rapport de la cour des comptes sur le dispositif de la protection de l'enfance).

A noter que notre responsabilité de travailleurs sociaux est engagée s'agissant de notre incapacité à démontrer chiffres à l'appui la nature des économies réalisées, dès lors que nous privilégions l'action de prévention par l'accompagnement et le soutien … (…)

La question se pose également du positionnement de ces associations qui acceptent de rendre compte des modalités de travail de ses professionnels au risque de consacrer toute son énergie à évaluer quantitativement une activité qui ne devrait l'être que qualitativement. (…) Quant à mes compétences, il me semble qu'elles s'exercent en catimini. Je ne suis d'ailleurs plus un chef de service éducatif mais un cadre de direction chef de service que l'on oblige à se former, se formater devrais-je dire. »

 

Anne, 30 ans, est assistante sociale depuis 8 ans (formation initiale d’AS en 2002). Elle travaille dans une CRAM (Caisse Régionale d’Assurance Maladie).

 

« Il nous est demandé de travailler de plus en plus vite, en étant de moins en moins nombreuses. L’essentiel des interventions se fait sur signalement (portes d’entrée « contrôlées ») : les personnes ne peuvent quasiment plus nous contacter directement. Tout est informatisé. On nous présente notre logiciel comme un outil de travail, alors qu’il ne s’agit que d’un outil de contrôle… (Données statistiques sorties tous les mois, malgré les avis contraires que la CNIL a émis à plusieurs reprises sur ce sujet.) On nous fournit des « kits » pour actions collectives, voire pour des interventions individuelles. Nos actions sociales deviennent donc bien encadrées, et notre marge de manœuvre bien limitée ! A un problème social = une solution toute prête ! Il n’y a plus de place pour l’analyse du professionnel, et encore moins pour une prise en charge globale de la personne en souffrance. On ne traite que l’aspect santé, on colle un pansement sur le problème, et on réoriente. Au passage, étant les seuls professionnels de l’assurance maladie à avoir encore le droit de rester plus de 3 minutes (sic) avec une personne, on « récupère » toute l’agressivité des usagers de la sécurité sociale, qui constatent les dysfonctionnements des services administratifs (indemnités journalières payées avec plusieurs mois de retard, dossiers traités avec plus de 3 mois de retard, etc.)

On se blinde, quand on reçoit l’agressivité des usagers, on essaie de défendre notre travail devant nos responsables, on trafique les données informatiques pour répondre à la demande institutionnelle et on n’inscrit pas tout ce qu’on fait qui ne colle pas à la demande, pour pouvoir continuer à faire un accompagnement social qui nous semble être de qualité.  Bref, on essaie de gérer la pression qui vient de tous les côtés ! Et quand on ne tient plus, on prend quelques jours de vacances… (Ou un arrêt maladie quand les nerfs lâchent…) »

 

Justine (prénom modifié) est assistante sociale de formation, aujourd’hui conseillère technique de circonscription dans le nord de la France.

 

« Les changements tiennent je crois dans des processus, plus ou moins identifiés d’ailleurs par les travailleurs sociaux, de dépersonnalisation de la rencontre à l’autre : une déshumanisation du lien s’installe, progressive, à laquelle on substitue la mise en application de normes, de procédures standards type  ISO 9002 de la rencontre pour caricaturer un peu…

L’idée de prendre son temps avec l’autre, de ne pas être directif, normatif, de laisser émerger une parole, un sens apparaître au cours des entretiens, quant à ce que les gens vivent et ou subissent ; tout le temps de l’entretien, de l’élaboration d’un projet personnalisé en somme, qui devrait en découler tend à être battu en brèche. On veut du résultat... Quels résultats ? Il faut justifier nos budgets. (…)

Il y a en effet je crois une certaine déshumanisation de la rencontre, à l’œuvre, pas encore systématique bien sûr, pas tout à fait prononcée : l’espace de la rencontre intersubjective est encore possible… Mais il y a une déshumanisation latente, induite par des logiques gestionnaires et d’administration auxquelles nous devons répondre, pour un objectif global, impulsé de l’extérieur, par des ronds de cuir : susciter du turn-over côté « usagers », faire des économies de fonctionnement (mais quelles économies au bout du compte?) et renvoyer si possible les gens au travail – au nom du sacro saint principe d’autonomie pour faire court, et qui a bon dos parfois. Il faut être « autonome » coûte que coûte ! C’est le monde rêvé du lapin Duracell… Pourtant on sait que l’autonomie peut être une charge aussi, un poids pour certains.

C’est ce que des travailleurs sociaux appellent notamment placer les gens dans des cases : soit une situation, un formulaire, et la réponse standard qui va avec.

Il y a en amont de tout ça une inflation législative, des protocoles d’évaluation mis en œuvre qui accaparent le travail davantage (et qui doivent pourtant coûter cher ! ce n’est pas gratuit le contrôle)… C’est inquiétant, on s’en remet à des normes, cela au fond ne fait peut-être que masquer l’absence actuelle d’un projet social collectif, d'un vrai projet politique de fond, social... (…)

Nous souffrons d’une absence de projet de société progressiste, solidaire qui serait autre qu’animé par le dogme de la concurrence, le dogme de la croissance - où il faut se battre, dans une logique de chacun pour soi, de guerre économique, cette perspective anxiogène de vie en société… Nous souffrons aussi d’une certaine panique sécuritaire autour de cela qui n’améliore pas beaucoup les choses… (…) Qui parle de progrès social aujourd’hui ? »

 

Pierre Montant, assistant socio-éducatif, membre du groupe « souffrance au travail » de MP4 Champ social, travaille au CHS Sainte Anne.

Les témoignages recueillis et présentés ici émanent du groupe « souffrance au travail » de MP4 Champ social.

 

Cet article est paru dans la revue « Les Cahiers de l’ACTIF », Mars-Juin 2010, N°406/409, p.83-92

 

 

 



[1] A. Gorz, op.cit. p. 229

[1] MP4 CHAMP SOCIAL est l’acronyme de « Mouvement Pour une Parole Politique des Professionnels du champ social ». De collectif depuis 2008, il s’est constitué en association à la fin de l'année 2009. Regroupant divers intervenants du secteur social, issus d’horizons divers, universitaires, médecins, éducateurs spécialisés, assistants sociaux, impliqués dans l’action sociale, et soucieux du devenir du service public à l’heure de la libéralisation croissante des services, ces professionnels se sont rassemblés pour exprimer leurs inquiétudes, voire leur révolte face aux orientations prises par les pouvoirs publics en place, en matière de politiques sociales. Ainsi, dans tous les secteurs où ces professionnels sont amenés à intervenir, que ce soit dans les domaines de la précarité, de la santé, de la justice ou l’éducation, dans l’animation, la formation ou la culture, l’association appelle à une restauration « au droit commun du travail, du logement et du bien-être pour les populations les plus en difficulté, comme condition minimale du « vivre ensemble », à « défendre tous les services publics, de résister, avec le plus grand nombre à la destruction systématique et programmée des acquis sociaux, jusque dans les établissements, services et dispositifs » où ces professionnels sont engagés. La raison d’être de MP4 est d’introduire, ou de tenter d’introduire une parole politique chez les professionnels du secteur du social. « Politique » étant ici, on l’aura compris, à entendre au sens (noble) de l’implication citoyenne dans l’organisation de la vie de la Cité.

[2] André Gorz, Métamorphoses du travail, Critique de la raison économique, Folio, Essais, 1988, Paris.


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