Intervention au forum de la nuit
sécuritaire du « Point de capiton » du 20 novembre 2009 (Serge Klopp)
Des protocoles au management par objectif : un assèchement du soin
S’il n’est pas question de dénier
l’intérêt éventuel d’un protocole pour les infirmiers manquant d’expérience en
psychiatrie, il est essentiel que ces derniers puissent s’en détacher au fur et
à mesure qu’ils acquièrent les compétences nécessaires pour s’engager dans le
soin relationnel.
Or aujourd’hui, nous voyons non
seulement se multiplier les protocoles, mais ceux-ci deviennent
« opposables » – c'est-à-dire que devant telle situations les
soignants sont obligés d’appliquer le protocole. S’ils ne le font pas ils sont
en faute.
Du coup, ces protocoles enferment
les soignants et « assèchent » le soin de toute sa dimension
relationnel.
Dans ce cas, le protocole vise à
répondre à toute situation singulière par une réponse univoque, modélisée,
généralisée. Ce qui implique que ce qui est visé c’est la réponse à un
événement ou à un symptôme et non la prise en compte de cet événement dans la
psychodynamique et l’histoire propres de ce patient singulier là.
De même qu’on ne tient aucun
compte des liens singuliers qui se sont tissés entre ce patient là et ce
soignant là qui est présent.
Cela entraîne un déplacement de
l’objet thérapeutique de la relation soignante vers le protocole en lui-même.
Ce qui à pour effet, de plus, de
laisser croire que les soignants seraient interchangeables (un non-sens en
psychiatrie !). C’est à dire que cela tend à dénier sa position de sujet
au patient qui est réduit à son symptôme, mais aussi au soignant.
Au delà des protocoles, un nouveau
danger nous guette :
le management par objectif
Apparemment, personne ne sait de
quoi il s’agit, pourtant, il est évoqué dans un article de « Santé
Mentale. » d’octobre 2009, sous le titre « de l’ambition pour les
cadres hospitaliers ».
Il se met en place au travers de
« l’évaluation des prestations des
personnels ». Il s’agit d’une évaluation qui va au-delà de ce que
prévoient les textes et n’est donc pas encore une obligation légale.
L’objectif annoncé serait de
« valoriser » chaque agent en lui demandant de se fixer lui-même des
objectifs de travail pour l’année à venir, le supérieur hiérarchique lui en
fixant d’autres. Ces objectifs sont inscrits sur une feuille d’évaluation et
l’année suivante, l’essentiel de l’entretien consistera à évaluer leur
atteinte, avant de fixer de nouveaux objectifs pour l’année à venir.
Cela peut sembler anodin en soi.
Il se trouve que cela porte un
nom, cela s’appelle le « management
par objectif ». Ce mode de management a été introduit en France
notamment par IBM, avant de faire
des émules chez Renault, France-Télécom… et maintenant la santé…
Qu’est-ce que le management par objectif ?
Patrick Coupechoux rappelle que : « … c’est la notion même de
métier qui est remise en cause. Dans le métier,plus on comprend comment bien
faire les choses, plus on s’en soucie. Les institutions fondées sur la
transaction à court terme et des tâches sans cesse renouvelées n’engendrent pas
cette profondeur. […] Approfondir ses capacités par la pratique va à
contre-courant des institutions et de l’organisation flexible ». L’autonomie
s’est perdue dans l’isolement, dès lors que l’on a fait exploser les collectifs
de travail en mettant les individus en concurrence (notamment avec cette
évaluation personnalisée), dès lors
qu’on l’a enfermée dans le carcan des objectifs à atteindre. La réalisation de soi s’est diluée
dans l’engagement total….dans le mépris du travail bien fait… grâce à un
contrôle – et un autocontrôle – invisible et puissant dans la mise en œuvre de
plus en plus tatillonne de procédures paralysantes, sous prétexte de qualité
totale… avec l’imposition autoritaire à tous et partout de « bonnes
pratiques », on assisterait à une « remise en ordre
Tout est discutable, sauf cela, ensuite c’est à l’intelligence des
hommes de faire le reste, mais dans le cadre d’une autonomie procédurale,
aliénée par la tyrannie du court terme. Yves Clot parle dès lors d’
« amputation » du pouvoir d’agir et donc de pouvoir exister. »[1]
Tout cela rappelle étrangement
la certification.
C’est un management qui s’inscrit dans une série de réformes
hospitalières
Si pour l’heure, l’hôpital n’est
pas soumis aux mêmes contraintes que l’industrie, nous y arrivons à grand pas,
au travers de réformes telles que les Ordonnances Juppée de 1995,
Ces réformes ont instaurées la
mise en place des pôles, la tarification à l’activité (T2A) et prévoit des
Contrats d’Objectifs et de Moyens du Pôle (COMP) entre chaque pôle et la
direction de l’Hôpital.
Dans ce cadre, le pôle s’engage à
réaliser ses objectifs dans l’enveloppe prévue. S’il n’y arrive pas, il devra
réduire ses moyens, notamment humains !
C’est la fin, de fait, de la garantie de l’emploi des fonctionnaires.
Le chef de Pôle sera recruté pour
5 ans sur la base des objectifs fixés par l’établissement. Il est prévu dans un
premier que les médecins du pôle soient aussi recrutés par le Chef de pôle pour
5 ans.
Ils devront s’engager à accepter
les conditions du Contrat d’objectif. Ils pourraient être révoqués s’ils ne
s’engagent pas suffisamment dans sa réalisation. Mais à terme ce sera
l’ensemble des agents qui seront recrutés selon ces modalités !
Dans cette logique, ce qui prime
c’est l’engagement de chacun pour la réalisation des objectifs quantifiés de
production de soins, sans tenir compte de la qualité effective des prises en
charge.
Déjà, la manière dont est mise en
place la « démarche qualité » dans le cadre de la certification
privilégie la forme au détriment du fond.
Dans le cadre de l’évaluation des
prestations du personnel, les agents pour qui la qualité du travail prime sur
la quantité deviendraient de fait de mauvais éléments.
On pourra alors assister à des
situations où des fonctionnaires titulaires se retrouveraient sans emploi,
parce que aucun responsable de Pôle ne les aura recruté. Voire à des agents
exclus du pôle parce qu’ils n’appliqueraient pas avec suffisamment de zèle les
objectifs du pôle !
La carotte des primes
Concernant les médecins un
rapport publié cet été, pour rendre l’hôpital public attractif pour les
médecins, préconise la possibilité de porter le revenu des PH jusqu’à 30% de
plus que le dernier échelon de PH temps plein. Mais le salaire de base (celui
qui comptera pour la retraite) ne représenterait que 40% du revenu. Le reste
serait versé sous forme de primes en fonction de la réalisation des objectifs
du pôle et de l’implication du médecin dans cette réalisation.
Concernant les fonctionnaires, le
Gouvernement envisage de garantir le maintien du pouvoir d’achat au travers de
primes d’intéressement et non plus au travers de l’augmentation de la valeur du
point d’indice (égal pour tous les fonctionnaires)- ce qui signifierait que les
retraités ne profiteraient plus de ce rattrapage !
Chaque établissement se verrait
alloué une enveloppe pour ces primes qui serait distribuées en fonction de
l’atteinte de ses objectifs. Cette enveloppe serait ensuite répartie entre les
différents pôles en fonction de l’atteinte des objectifs de chaque pôle. Et au
sein de chaque pôle cette enveloppe serait répartie en fonction de l’évaluation
des prestations de chaque agent dans le cadre des objectifs du pôle. L’évaluation
des prestations de chaque agent ne correspond pas a ses compétences et à la
qualité des soins mis en œuvre par celui-ci, mais uniquement à la réalisation
des objectifs évaluables (donc quantifiables) définis l’année précédente par
lui-même et son supérieur hiérarchique.
C’est un système qui ne considère
plus les agents comme des Sujets
On le voit dans ce système chaque
agent n’est considéré et ne doit se considérer que comme un rouage au service
de la machine de production des soins rentables.
Mais les supérieurs
hiérarchiques, ne sont malgré tout que des humains et ce qui fonde l’humain,
c’est sa capacité à être touché par l’autre dans sa subjectivité. Il y a donc
un risque pour le système. Ce risque est prévu par le guide méthodologique
d’entretien. En effet pour ne pas aborder cette dimension humaine des relations
hiérarchiques, ce guide enferme la rencontre pour qu’elle ne soit centrée que
sur l’évaluation des objectifs.
C’est la fin de l’indépendance des fonctionnaires
Si le Statut de
C’est un système qui touchera tous les professionnels de l’hôpital
Pour qu’il fonctionne ce système
doit s’appliquer à tous les professionnels de l’hôpital de l’ASH au Chef de
Pôle en passant par les Cadres supérieurs de santé, de l’Ouvrier et de
l’Adjoint administratif au Directeur …
C’est le retour aux « gardiens de fous »
Au nom de la valorisation de la
technicité des soignants, ce mode de management, limite leurs compétences à la
distribution des traitements, aux entretiens infirmiers formalisés et à
l’application de protocoles et de procédures. Il n’y a plus de place pour le
soin relationnel qui chacun le sait se tisse avant tout dans les petits riens,
les petites rencontres au détour d’un couloir.Au nom de la modernité cela
revient à nous proposer une version contemporaine des « Gardiens de
Fous » !
Déjà dans mon établissement à
Maison Blanche, on assiste à une généralisation et à une banalisation des mises
en chambre d’isolement avec contention.
Alors comment résister ?
Mais c’est quoi résister ?
Cela ne commence t-il pas, par
notre capacité propre à l’indignation et à oser dire « Non ! » ?
Cela commence par un acte
personnel : ne pas se taire !
Chaque fois que notre éthique est
mise à mal il faut en parler avec les collègues.
« Pourquoi agit-on
ainsi ? »
« Est-ce cela le
soin ? »
« Ne peut-on faire
autrement ? »
En posant ces questions, même si
elle restent sans réponse on combat déjà la banalisation de certains actes.
Aux arguments « on n’a plus
le temps ! » ou « on n’est pas assez nombreux ! »
Commençons par dire ok,c’est vrai.
Et c’est vrai !
On n’a plus le temps on n’est
plus assez nombreux pour tout faire. Mais c’est quoi la priorité du soin ?
Est-ce être avec les patients ou est-ce entrer des actes et des transmissions
ciblées dans l’ordinateur ?
Autre argument – tout aussi juste
- « on ne peut pas faire autrement parce qu’il y a trop de
violence » ! Certes, mais celle-ci est dans 90% des cas générée par
l’angoisse. Que ce soit par la montée de l’angoisse du patient aux prises avec
sa psychose. Et dans un nombre important de situations où cette angoisse à
provoqué un « événement indésirable », les soignants ne sont
intervenus que lorsque le patient était déjà débordé par cette angoisse.
Que ce soit par l’angoisse des
soignants. Angoisse des soignants liée à la peur. Peur de la folie. Peur de la
psychose. Peur parce que, s’ils sont constamment confrontés à la psychose,
ils ne rencontrent plus les
personnes qu’ils sont censés soigner.
Du coup, ces personnes ne sont plus
considérées comme des autres soi-mêmes en souffrance, mais comme des
« monstres ». Cette figure fantasmatique du monstre grossissant
proportionnellement à la distance qui s’établit entre le soignant et le
patient.
Pour combattre cette angoisse,
cette peur, que ressentent les soignants, il semble nécessaire de commencer à
l’apprivoiser.
En profitant, par exemple, d’un
moment de calme pour proposer à untel ou untel une partie de cartes ou de
dames, ou encore une petite ballade. Ou, simplement s’asseoir à côté d’un autre
et parler de la pluie et du beau temps et là, un court instant, oublier sa
blouse… et n’être que dans la banalité de la relation inter humaine.
Il s’agit simplement d’être là,
disponible pour l’autre.
C’est compliqué parce qu’on a
l’impression que rien ne se passe.
Ça peut même paraître pesant.
On peut aussi se sentir coupable,
parce qu’on a l’impression de « coincer la bulle » pendant que les
collègues continuent à courir.
A moins qu’ils ne soient
retranchés dans la tisanerie goûtant enfin un moment de calme et il serait si
agréable de faire comme eux…
Et puis, il faut recommencer et
encore recommencer, jour après jour.
On a toujours l’impression qu’il
ne se passe rien, que ce qu’on fait ne sert à rien.
Mais bizarrement, c’est de moins
en moins pesant.
Commence à s’installer un petit
sentiment de douce habitude… un peu comme la cigarette ou le café après le
déjeuner.
On se sent bien, avec l’autre. On
sent que lui aussi goûte ces moments partagés.
Et, le jour où cette personne
aura un passage plus compliqué de sa maladie, que l’angoisse l’envahira…
Avec de la chance, je serais là.
Je pourrais percevoir l’angoisse qui monte et par ma présence, par mes mots,
par le ton de ma voix je pourrais l’aider à s’apaiser et désamorcer la crise…
Et si, lorsque j’interviens la
crise est déjà là…
Et si plutôt que d’appliquer le
protocole de gestion de la violence et entrer dans le rapport de force…
Si à ce moment là, je reste un
ton au-dessous et que je mobilise du regard, de la voix tout ce que nous avons
partagé ensemble.
Si je l’enveloppe de mon attitude
et de ma parole ferme mais bienveillante, je pourrais, peut-être, peu à peu, le
contenir, l’apaiser, le calmer, sans avoir recours à la contrainte, à la
chambre d’isolement, à l’injection, aux bracelets, à la violence.
Par contre, si cela semble
nécessaire, je pourrais lui proposer de lui faire une injection pour le
soulager ou d’aller se reposer, se détendre, une heure ou deux dans la chambre
d’isolement qui là devient chambre d’apaisement.
Et là, en terme d’économie et de
management, en évitant un « clash », un appel au renfort, peut-être
même un accident du travail, j’aurais fait gagner beaucoup de temps au service.
Et là, je me rendrais compte que
dans tous ces moments partagés avec lui, il s’est passé quelque chose de
fondamental.
Parce qu’au fil des jours qui ont
passés, il est sorti pour moi de l’anonymat de la masse des patients pour
devenir un sujet singulier, je suis sorti pour lui de la masse anonyme des
blouses blanches qui s’agitent autour de lui.
Nous avons, ainsi, jour après
jour, à notre insu, tissé des liens transférentiels, dont l’importance est sans
commune mesure avec la banalité de ces échanges.
Et ce sont ces liens
transférentiels qui, au moment de la crise, se sont mis au travail et ont permis
de l’apaiser.
Et même si ça ne marche pas. S’il
faut le contraindre par la force et la violence institutionnelle pour le mettre
en chambre d’isolement, lui faire une injection et l’attacher…
Ce ne sera pas pareil qu’avant.
Je ne le ferais pas en pensant
que c’est normal, banal.
Je le ferai à regret, parce que
je n’aurai pas su l’éviter.
Dans ces cas, on ne se sens pas
fier, on est secoué.
On est secoué, non par notre peur, par la peur que nous ressentons d’avoir été confronté à sa violence, mais par ce qui lui arrive à lui !
Parce que le drame qui l’a touché
a relégué notre peur au second plan. Bien sûr qu’elle est là, mais ce qui nous
touche le plus c’est son drame à lui, submergé par son angoisse qu’on n’a pas
su contenir, apaiser. Alors que notre métier consiste justement à lui éviter de
telles situations.
Mais du coup, j’irai le voir dans
sa chambre d’isolement, dès que possible, pour renouer ces liens.
J’irai m’asseoir sur son lit.
J’irai pour m’excuser de n’avoir
pas été suffisamment fort pour lui éviter cela et râler contre cette « putain »
de maladie qui ne nous a pas laissé le choix.
Parce que je ne saurais quoi lui
dire, je lui demanderai comment ça va et je reparlerai de la pluie et du beau
temps, ou même je garderai le silence, mais je serai là…
Je serai là à ses côtés, e l’assisterai,
comme on assiste un enfant malade.
Et je lui dirait « faut que
je retourne travailler… » (comme si là je ne travaillai pas !, Comme
si là je n’étais pas au cœur du métier !).
Et, lui promettre de revenir dès
que j’aurais un moment de libre.
Me promettre de revenir dès que
j’aurais un moment de répit.
Et c’est ainsi que, sans s’en
rendre compte, on se trouve aux antipodes du soin aseptisé des protocoles.
C’est ainsi qu’on se retrouve au
cœur du soin psychique, parce que totalement imprégné par le transfert. Transfert
qu’on a commencé à mettre au travail…
Par ce travail, non seulement on
se grandit sur le plan professionnel, mais on se désaliène soi-même.
Par ce travail, on acquiert une
position de Sujet.
Par ce travail, on acquiert -
quelque chose qui pour moi n’a pas de prix – on acquiert
Epilogue
Pour mettre en œuvre le rouleau compresseur de son ambitieux
plan de marchandisation de la santé,
et de casse du Statut de
Sans ce carburant rien ne fonctionne.
Le premier acte de Résistance, ne consiste t-il pas à tarir
la source de ce carburant qui est au fond de chacun de nous même. ?!!!
[1] Patrick Coupechoux, La déprime des opprimés, enquête sur la souffrance psychique en France, p227 à 229, Editions du Seuil, 2009