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Pourquoi se faire un sang d'encre
Jean-Christophe Gérard
Qu'on les censure ou les exhibe, il s'agit toujours d'effacer les corps dans leurs singularités. Il est cependant permis de résister à ces redoutables processus de normalisation. Bien plus physiques qu'on ne le prétend habituellement, les expériences proposées par la littérature s'avèrent alors d'incomparables secours. Pour une éthique des corps libres.
Il existe deux façons de se débarrasser du corps. La première consiste à l'ignorer activement, en prétendant qu'il n'existe tout simplement pas. L'observateur un tant soit peu attentif et sensible sait, parce qu'il l'éprouve très concrètement, qu'il existe ainsi des " milieux " capables de se livrer à d'étonnantes entreprises de désincarnation : l'espace paraît tout à coup se resserrer, se contracter, et évacuer la question, devenue soudain scandaleusement saugrenue, de l'existence du corps, des corps. Il peut aussi bien s'agir de familles, de groupes professionnels, d'institutions, d'organisations pour autant que l'on souscrive là à une grille de lecture qui privilégie certaines conceptions du monde où le corps n'a pas droit de cité. Première précaution : ne pas sous-estimer l'efficacité inouïe de pareils dispositifs. Deuxième précaution : ne pas avoir la naïveté d'imaginer que cette élimination du corps procède d'une négligence fortuite, ou bien qu'elle s'explique simplement par le fait que le groupe considéré n'inscrit pas la question de la corporéité au premier rang de ses préoccupations. Au contraire : l'oubli du corps répond toujours à des intérêts profonds, il vient toujours satisfaire des enjeux de la plus haute importance. Pour le vérifier, il suffit d'ailleurs de faire une tentative pour introduire cette question du corps en pareils lieux, puis de constater la vigueur énergique de la résistance que l'on aura suscitée. Agissez toutefois avec prudence : une simple remarque anodine sur la façon dont vous goûtez les variations de l'atmosphère et de la lumière à un certain moment de l'après-midi peut vous valoir, en retour, un silence plombé ou une rafale de remarques désapprobatrices, comme si vous veniez de proférer une obscénité.
À l'autre extrémité, il existe une forme d'attention exacerbée vis-à-vis du corps, une fascination obsessionnelle qui, sous la forme d'une efficace dénégation, consiste elle aussi à l'annuler. Cette attitude peut prendre des formes très variées, qui peuvent en apparence sembler étrangères les unes aux autres voire contradictoires, mais qui se rejoignent cependant dans un fantasme de contrôle ambitionnant d'éliminer tous les particularismes afin d'obtenir un corps parfaitement maîtrisé, transparent, et par conséquent parfaitement inoffensif. Paradoxe de cette posture : il s'agit d'en dire le plus possible à propos du corps en feignant de s'intéresser à lui, de le montrer, de l'exhiber, de prétendre éventuellement qu'on l'admire et le respecte, mais dans l'espoir qu'au bout du compte il ne reste plus rien à en dire, afin d'en extirper tout ce qui pourrait ressembler à un mystère, une griffe, un secret. Aligner le corps sur des codes, des modèles. Marottes hygiénistes, obsessions scientistes, messes sportives, discours totalitaristes, exhibitions narcissiques, circulation de clichés pornographiques de masse : il s'agit avant tout de convaincre et de rassurer en proclamant que les corps ne recèlent plus la moindre part de mystère. Tous identiques ! Tous à l'unisson !
La dimension de son estomac
Je reviens sans cesse aux pages que Nietzsche consacre, dans Ecce homo, à la diététique . Sous l'apparence trompeuse de considérations strictement autobiographiques consacrées à ses habitudes alimentaires, Nietzsche avance en fait un certain nombre de propositions philosophiques de la plus haute importance. Car les questions de la nourriture, de l'assimilation, de la digestion, de la rumination, de l'empoisonnement, valent aussi par les échos qu'elles suggèrent sur le plan de la pensée. Devant ces pages, le lecteur se voit invité à procéder à un chassé-croisé permanent entre l'alimentaire et l'intellectuel, le corps et la pensée. Ce parcours diététique de Nietzsche peut se résumer ainsi : j'ai mal mangé aussi longtemps que j'ai été " altruiste ", c'est-à-dire aussi longtemps que je me suis contenté d'absorber ce qui m'était proposé par ma culture sans me soucier de savoir si pareilles nourritures m'étaient préjudiciables ou bénéfiques. C'est-à-dire sans me soucier de mon corps, en le négligeant. L'empoisonnement, la maladie, deviennent ici autant d'opportunités pour inventer la santé : il s'agit alors de se mettre en quête de régimes et de climats favorables. Favorables à ce corps-ci, avec son irréductible singularité, seul capable de découvrir la mesure de ce qui lui convient véritablement et qui devra se méfier des recettes qu'on lui impose habituellement. Avec une désinvolture espiègle, Nietzsche avance " quelques indications au sujet de (sa) morale ", avant de proposer en un bref paragraphe quelques prescriptions alimentaires. On soulignera celles-ci : " Il faut apprendre à connaître son estomac ". Puis, à propos de la consommation du thé, de l'heure et de la quantité à laquelle il doit être pris, Nietzsche affirme : " Sur ce chapitre chacun a sa propre mesure qui oscille parfois entre les limites les plus étroites et les plus délicates ". Énoncé à méditer longuement, à mettre en perspective afin d'en laisser se déployer toutes les implications éthiques. Ce qui se trouve en jeu à travers ces considérations apparemment si prosaïques et anecdotiques, c'est la question cruciale de l'idiosyncrasie, cette faculté avec laquelle un organisme réagit d'une façon qui lui est propre, singulière, " personnelle ", incomparable, inventant sa réponse, à une situation donnée. Est-ce un hasard si ce terme importé du vocabulaire médical se trouve si fréquemment employé dans les domaines de la critique artistique et littéraire ? C'est-à-dire dans les domaines où l'on se préoccupe du style ? Des efforts produits par des corps qui s'inventent et s'affirment ? Probablement pas. Songeons ici à cette phrase de Fragonard : " Tire-toi d'affaire comme tu pourras, m'a dit la nature en me poussant à la vie ".
La diététique n'est donc pas réductible à la seule question alimentaire. Elle convoque simultanément, autour du corps, un faisceau de considérations cruciales qui touchent en effet à l'esthétique, à l'éthique et à la politique : il s'agit ni plus ni moins de la liberté. La diététique comme art de vivre. Il faut prendre la mesure de la dimension subversive, sacrilège, de pareille proposition, dans un contexte où nous sommes quotidiennement invités à oublier notre propre corps, ou bien (ce qui revient au même) à en être très préoccupés - c'est-à-dire soucieux de l'aligner sur des critères qui nous sont dictés et présentés comme d'incontestables absolus afin d'en être enfin soulagés, expropriés, dépossédés. Question philosophique par excellence, puisqu'il s'agit au fond de savoir si l'on trouvera le courage de répondre à l'injonction " deviens qui tu es " en s'affranchissant de l'instinct grégaire et de son entropie mortifère, où bien si l'on préférera renoncer et réclamer que l'on nous délivre, enfin, une recette à suivre, un modèle à copier…
Si le corps vous en dit
Si l'on a souligné fréquemment que les corps proposés comme modèles par la propagande habituelle sont toujours des corps nets, calibrés, univoques et séréotypés, on remarque moins à quel point ils sont rigoureusement muets. Dociles ventriloques de leur époque, ils peuvent à la rigueur réciter quelques discours convenus, ânonner de façon hypnotique des refrains déjà entendus des milliers de fois, mais ils sont en revanche incapables de produire le moindre énoncé en première personne. Des corps dépourvus de mots pour se dire. Et qui, par conséquent, ne " disent rien " aux autres corps. Pourquoi donc - exception faite, peut-être, du tennis féminin - l'hypothèse érotique s'effondre-t-elle aussitôt qu'on considère les corps sportifs ?
Dans l'actualité médiatique récente, on sait l'avalanche d'analyses et de commentaires qu'a suscitée l'émission Loft Story. Pourtant, parmi cette profusion d'exégèses subtiles auxquelles ils se sont livrés autour du moindre mot prononcé par les lofteurs, les commentateurs ont cependant négligé celui-ci : la radieuse Loana, emblème du corps surmédiatisé, interrogée par un journaliste qui lui demandait quelles étaient ses impressions lors de sa sortie du Loft, a répondu avec un aplomb péremptoire et définitif : " je ne crois pas qu'il y ait de mots ". On ne saurait mieux dire qu'on n'a rien à dire. Paradoxe de l'exhibitionnisme organisé, au fond : il n'y a rien à voir parce qu'il n'y a rien à entendre. Cinéma muet, en quelque sorte. Mais éteignons le téléviseur, et ouvrons un livre : " Sans conversation, équivoques, phrases à double entente, variétés de registres et de vocabulaire, mélange trouble des significations, contrariétés, simulations, allusions, pas de désir, simple fonctionnement ". Autrement dit : la vraie silhouette d'un corps, c'est celle que ses phrases dessinent. Poursuivons : " Qui aimez-vous écouter ? Avec qui aimez-vous parler ? Le reste s'ensuit. La conversation est un art perdu qui mesure à coup sûr un degré de civilisation et, à y bien réfléchir, on fait plutôt l'amour avec des voix qu'avec des volumes ". Vous pensiez que votre voix sortait de votre corps ? Apprenez à penser le contraire.
Empêcher la brèche de se refermer
Avec une persévérance et une santé admirables, Philippe Sollers poursuit depuis plus de quarante ans une entreprise de recension subtile et passionnée des œuvres de ceux qu'il désigne comme des exceptions : des écrivains, pour la plupart (mais aussi des musiciens, des peintres), qui représentent " autant d'exceptions qui ne confirment aucune règle " . Sollers insiste en permanence sur cette idée : on ne s'intéresse pas assez au corps des écrivains. On tolère, à la rigueur, qu'ils écrivent, mais en contrepartie il faut alors qu'ils aient eu une vie déplorable, qu'ils aient beaucoup souffert, qu'ils aient été malades. Comme s'il était inadmissible, au fond, qu'il y ait coïncidence heureuse entre la parole et le corps, comme si un corps singulier ne pouvait affirmer qu'il existe, qu'il accède - notamment dans le plaisir - à une connaissance de lui-même. Sinon : sanction, répression, condamnation. Ce qu'on interdit au corps ? De se formuler. Comme si le choix devait se faire, au fond, entre : " Vivez, ou écrivez ". Ce qui revient à : " Ayez le même corps que tout le monde (alignez-vous sur les mêmes représentations, les mêmes expériences, les mêmes sensations collectives), ou bien ayez la décence de vous taire "..
En quoi consiste, en effet, le crime de l'écrivain ? Pourquoi représentera-t-il toujours le " mauvais rêve " de toute société ? Parce qu'il est celui qui ne se contente pas de vivre son corps silencieusement mais qu'il a l'insolente outrecuidance de redoubler et de parfaire chacune de ses sensations de façon très précise. Parce qu'il est un corps qui s'écrit au singulier. Et qui, par là même, met à notre disposition autant d'occasions d'accomplir nos propres corps. Autant d'autorisations supplémentaires de vivre leurs propres aventures selon leurs propres rythmes, leurs propres mélodies, leurs syntaxes. On a le corps que l'on peut dire, que l'on sait dire. On accède aux expériences et aux sensations qu'on peut désirer parce qu'on est capable de les désigner : " Le désir est une tentative de littérature (les mots y sont essentiels). Même mal écrite, instinctive, pauvrement obscène, elle vise à s'étendre, à se ramifier, à se complexifier, c'est-à-dire à vaincre l'inhibition comme la censure ".
L'écriture est une lutte contre la banalisation, l'évidence admise, le sommeil, l'hypnose, la grégarisation systématique.. L'écriture est le travail du corps qui entretient la brèche, affirme qu'il est une brèche. Ouvrir un livre, c'est, à chaque fois, empêcher la brèche de se refermer au profit de l'évidence et de l'uniformité. Chaque écrivain réécrit à sa façon le " Familles, je vous hais " de Gide, à chaque fois que " familles " désigne une organisation qui n'est disposée à ne tolérer que ce qui lui est familier, ce qui lui ressemble déjà.
Refuser l'expropriation
Pourquoi se faire un sang d'encre ? Parce que l'opinion répandue qui prétend séparer et opposer de façon absurde ce qui serait intellectuel/abstrait et ce qui serait physique/concret a la vie dure. Pour résister à cette entreprise de dépossession, d'expropriation, qui veut annuler les corps au profit d'images interchangeables et entend les contrôler en leur dictant ce qu'ils doivent éprouver, ce qu'ils doivent désirer : " La lecture met en mouvement le corps tout entier […] Chacun sent qu'il peut y avoir dans un livre une incitation, une insémination dont la liberté dérange […] Comme la lecture est, de son côté, l'acte le plus individuel qui soit (bien plus encore que l'acte sexuel), on comprend qu'elle soit un " horrible danger " pour toute inquisition réelle ou virtuelle ".
Qu'ils se concertent ou pas, qu'ils le fassent de façon délibérée ou pas, qu'ils soient dans leur existence sociale d'authentiques révoltés ou bien au contraire académiques et " politiquement corrects " en apparence, il me semble que tous les écrivains participent spontanément d'un formidable mouvement de résistance et d'insurrection vis-à-vis de toutes les formes de pouvoir qui veulent s'emparer des corps. Nous ne mesurons pas assez ce que nous leur devons.