« rupture, deuil,
passage »
Bien que la vie ne puisse se concevoir qu’associée à son
terme inéluctable, la mort, notre société contemporaine considère la mort comme
un sujet « tabou ». Elle s’est écartée de nos représentations, de notre
langage, de nos préoccupations, de notre quotidien, voire de nos vies. On
l’occulte puisqu’elle angoisse et choque en même temps.
Le deuil a tendance actuellement à s'éloigner de la mort
dont il partage aussi le rejet social, tout comme la maladie mentale.
Pourtant, les philosophes nous rappellent que :
- « L'être vivant est surtout un lieu de
passage » ( Bergson ).
- « Vivre c’est perdre » ( Comte-Sponville ) puisque la vie est marquée par la
perte, qu’elle est faite d’une succession de ruptures et se construit aussi
autour de ces séparations qui marquent le passage d’une étape à une autre.
- « Le désir est l’essence de l’homme »
(Spinosa ), et c’est bien cette
inscription du néant en lui ( l’inévitable mort) qui fait de l’homme un être
désirant.
Les
sociologues nous énoncent que se sont les individus à travers leurs actes,
leurs décisions, leurs choix conscients ou inconscients à leur culture
imbriquée, qui construisent la société. Ils ont ce travail de négociation à
effectuer entre eux-mêmes et les autres, le groupe, le collectif,
l’environnement.
Ce
compromis se réalise à travers un processus d’intériorisation (des normes, des
valeurs, de l’objet) et d’extériorisation (des affects, des perceptions, du
sujet). Tout ceci lie l’individu au collectif et forme le social.
C’est
cette relation qui est l’essence même du rapport social, construit en
permanence dans ce processus relationnel qui fait la réalité. L’être humain,
les individus entretiennent donc constamment un lien avec leur environnement,
le collectif dans lequel ils sont insérés et en définissent de la même manière
les contours. Ils sont acteurs, en ce sens dans la société à laquelle ils
participent constamment, consciemment ou inconsciemment, rationnellement ou
non.
Les
règles du jeu s’établissent ensuite autour de l’institution de normes et de
valeurs à intérioriser qui sont différentes selon les sociétés et les époques.
Les ethnologues se sont penchés sur les rituels,
notamment sur la cérémonie de passage qui, dans le déroulement d'une vie
d'homme, marque la séparation entre une étape qui finit et une autre qui
commence:
- « aucun événement normal de la vie n'échappe à
la notion de rites de passage (...), le rite en lui-même comporte trois moments
: la séparation d'avec l'étape antérieure, la phase transitoire et périlleuse,
la réintégration de l'individu dans le groupe » ( Van Gennep )
cheminement du passagE
DE LA THEORIE à la clinique :
Lorsqu’on
m’a proposé d’écrire cet article, le cas clinique d’une patiente récemment
hospitalisée dans mon service s’est instantanément associé à ces
mots : rupture, deuil, passage. Toute sa problématique tournait
autour de ces concepts.
Pour cette femme, que j’ai spontanément envie de nommer Clémence,
(sans doute parce qu’elle ne parvient pas à pardonner), la prise en
charge médicale s’est amorcée par une succession de rapides « passages » :
! au service des
urgences d’un hôpital de la région parisienne,
! puis quelques jours en service de réanimation,
! suivis d’un transfert dans le service « d’entrants » de
notre Secteur de psychiatrie adulte dont elle dépend où elle restera 6
jours, le psychiatre notifiant :
« Hospitalisée pour deuil pathologique et épisode
dépressif majeur, passage à l’acte prémédité, préparé, faisant suite à une
hospitalisation de sa mère pour une crise cardiaque.
Elle semble accepter les soins, et malgré sa maigreur,
s’alimente correctement. Elle banalise son acte et demande d’emblée à ce que
son hospitalisation en psy ne soit pas signifiée à son employeur. »
! elle est ensuite
passée dans notre service, accueillant des patients
(plus ou moins) stabilisés avec lesquels nous travaillons le projet de sortie
et de réinsertion.
Depuis, se succèdent plusieurs hospitalisations de courte durée
dans le service d’entrant.
Pour nous, soignant amenés à accueillir Clémence, c’est donc au
fil de ces « passages », vécus comme des
« ruptures », qu’est arrivée cette femme en
grande souffrance, fermée, repliée sur elle-même, « ratatinée »[1], amaigrie, tendue à
l’extrême, exaspérée d’avoir dû raconter à plusieurs équipes des bribes de son
histoire, ayant systématiquement le sentiment de n’être pas entendue, et à
fortiori incomprise.
Ainsi, c’est par une réflexion sur le passage que j’ai choisi de commencer, associant
immédiatement à l’histoire de Clémence, des
expressions négatives comme :
- passage
à vide : abandon, cessation de tout effort, anéantissement de la volonté,
- passage à tabac : sa vie aura été une accumulation de coups dur.
Et c’est donc
précisément à l’opposé du concept de passage que je me suis heurtée : sa
vie n’aurait été que ponctuée de barrages, de ruptures, d’obstacles dans la
construction de liens. Pour elle, paradoxalement si présente et si
transparente, les passages, n’étaient qu’une interminable traversées de
déserts, comme si elle n’avait justement été toujours et partout QUE
« de passage » ?
Inexistante dans une place de sujet, un objet
familier qu’on côtoie sans daigner le voir.
Dans
le service, elle semble se détendre, reprendre goût à la vie, son visage crispé
s’adoucit, les larmes aux bords de ses yeux s’estompent. Elle sympathise avec
sa voisine de chambre, se montre souriante, demande des permissions : une
sortie rapide est donc envisagée pour éviter qu’elle ne se complaise à
l’hôpital.
Assez rapidement, après que cela lui soit énoncé par la
psychiatre, lors d’une permission au domicile de ses parents, elle prend
conscience, confrontée aux hurlements de douleur de sa mère de l’aggravation
dramatique de l’état de santé de celle-ci.
Toute la famille « pour la préserver »,
lui avait dissimulé la gravité de la maladie de la mère à laquelle elle se
disait très attachée, parce qu’ils considéraient « qu’il était
impossible d’annoncer à Clémence que sa mère était en fin de vie ».
Clémence exprime alors (davantage par des actes
et des mimiques, que par la parole) le désir qu’on s’occupe d’elle. Elle prend
manifestement plaisir à être très entourée par les soignants, et cherche par
différents moyens à attirer leur attention. Elle repère notamment qu’en
exprimant de manière démonstrative son refus de s’alimenter, elle suscite une
vive inquiétude. Autour de cette problématique, elle va, visiblement avec
jouissance, instaurer un rapport de force dans lequel vont s’engouffrer un
certain nombre de soignants, et induire inévitablement un clivage de l’équipe
en « bons » et « mauvais » soignants :
- ceux qui l’écoutent et la comprenne
-
et ceux qui la brusquent et
dit-elle, « l’agressent ».
Nous notons que son
rapport aux soignants masculins est très complexe et difficile à gérer,
toujours sur le registre de la provocation, entre séduction et
confrontation.
Clémence refuse de s’exprimer en présence de la
psychiatre, mais elle est très demandeuse d’entretiens avec certains infirmiers
et le psychologue du service. Le psychologue
et moi-même la recevons à plusieurs reprise pour des entretiens à trois.
Progressivement,
la confiance s’installe, et elle nous dévoile quelques éléments de son
histoire. Mais nous sentons bien qu’elle élude des pans entiers de celle-ci.
Ayant le sentiment d’être entendue, comprise, elle
parvient progressivement lors de ces rencontres, à poser des mots pour exprimer
ses émotions, sa colère, contre l’injustice d’une vie qui ne l’a pas épargnée
et la souffrance qui ne la quitte pas depuis si longtemps et que sa famille lui
impose de taire.
Clémence
pèse 34 kg : elle a perdu 40 kg en six mois. Elle raconte « depuis 1 an
et demi, je ne me bats plus, depuis 2 mois je ne mange plus du tout. Je ne vais
pas remonter la pente ». Clémence est mère de deux fils, (26 et 29
ans) dont le plus jeune vit avec elle. Elle exerce (ce n’est pas anodin) la
profession de « nourrice » agrée.
Elle
relate, une enfance douloureuse, dans une famille nombreuse, très modeste, « matériellement toujours dans le manque »,
vivant uniquement sur le salaire du père ouvrier à la SNCF. Les parents
entièrement préoccupés par le soucis de faire vivre la famille, il fallait « s’endurcir »,
affronter la vie sans se plaindre. Elle vante la force de ses sœurs « on
s’est élevés comme on a pu », mais elle raconte leur mépris,
lorsqu’elle laissait paraître sa sensibilité, sa souffrance. « Elles se
sont mises à me considérer comme
quelqu’un sur qui on ne peut pas compter », qui n’a pas de
place de sujet, pour qui on prend les décision. Elle devait être là, seconder
sa mère, assurer les corvées ménagères et surtout se taire.
Dès
lors, la famille l’a marginalisée (comme son frère aîné, dont elle s’est donc
rapprochée). Elle n’a jamais été consultée par rapport aux choix et aux responsabilités
à assumer. Elle exprime un manque cruel de reconnaissance, d’attention,
d’amour.
Elle a donc tenté pour avoir le sentiment d’exister de
construire sa vie ailleurs, de prendre du plaisir, de se faire des amis. Là
encore c’est l’échec : enceinte à 18 ans sans s’y être préparée,
culpabilisée par la famille, elle s’est mariée.
Elle met au monde François, puis Sébastien. Les deux
accouchements sont restés pour elle des moments très traumatisants. Le premier
très long et très douloureux, son fils se présentant par le siège. Le second
qu’elle appréhendait évidemment, se passant également mal : l’enfant
naissant le cordon autour du cou, la sage femme hurlant après elle, la
culpabilisant : « ne poussez pas, vous êtes en train de
tuer votre enfant ! », la confortant dans les injonctions
familiales : « tu seras incapable d’être mère ».
Elle reconnaît avoir eu du mal si jeune à assumer ses
enfants, regrettant de n’avoir jamais eu le loisir de vivre « pour
elle ».
Ses
sœurs, la considérant comme une « incapable », se sont
accaparé les deux petits garçons, qui ont naturellement tissé des liens très
forts avec leurs tantes, et prirent l’habitude de se confier à elles plutôt
qu’à leur mère. Non seulement on ne l’a jamais aidée à assumer sa place de
mère, mais on lui a seriné qu’elle en était « incapable ».
Une
nouvelle fois malgré sa souffrance, ne se sentant pas de force à lutter contre
ses sœurs liguées contre elle, elle a baissé les bras, s’est soumise et n’a pas
su se battre pour construire une relation maternelle avec ses fils.
Lors
d’un « entretien familial » initié par la psychiatre du service, les
deux sœurs que nous avions rencontrées sont venues accompagnées du fils aîné de
Clémence, les autres membres de la familles ayant décliné l’invitation. Nous
avons été frappés par l’impossibilité d’échange de regard entre la mère et le
fils. Tous les échanges passaient par les sœurs, qui évitaient par ailleurs
habilement nos questionnements sur les autres membres de la fratrie.
Sollicité
pour parler de son enfance, le fils répond qu’il n’en a aucun souvenir.
C’est
avec un étonnement intense que j’apprendrai, un ou deux mois plus tard, par mon
Chef de Service, qu’un des frères de Clémence a été longuement hospitalisé en
HO sur notre secteur. Aucun membre de la famille n’en a fait état à aucun
moment !
Clémence
n’a que 27 ans quand est confrontée au traumatisme du deuil : son mari
décède au Congo, lors d’une mission pour une entreprise de travaux publics. Le
contrat de travail étant plus ou moins établi dans les règles, elle n’a
bénéficié d’aucune aide, n’a quasiment pas eu d’informations sur ce qui s’était
réellement passé, et beaucoup de difficultés pour faire rapatrier le corps.
Elle se retrouve seule, avec deux fils en bas âge ( 5 ans
et demi et 9 ans), de grandes difficultés financières et sans aide de sa
famille (hormis de sa mère). Abandonnée, incapable d’affronter la situation,
elle fait alors une première TS médicamenteuse. Ses parents l’ont alors
soutenue et elle leur en est très reconnaissante. Mais considérée de toute
façon par ses sœurs comme « incapable », on l’aurait dit-elle,
« comme effacée », et déchargée de toutes responsabilités.
Bien
qu’ « incapable » d’élever ses propres enfants, elle choisit pour
gagner sa vie, et sans doute pour y trouver une reconnaissance sociale et
« réparer » cette faille, d’exercer la profession de
« nourrice agrée », ce qu’elle fait sans problème, des années
durant, appréciée par les famille qui l’emploient.
Lors
de la canicule de l’été 2003, son frère aîné, lui aussi « exclu » par
la famille (donc celui avec qui elle avait noué des liens privilégiés), seul,
divorcé, décède à son domicile à l’âge de 54 ans. Son corps ne sera découvert
que tardivement par des voisins alertés par l’odeur de décomposition du corps.
Clémence nous fait une description effarante des obsèques : liquides
saumâtres s’écoulant du cercueil, fosse trop petite pour l’accueillir, donc
report de l’inhumation et obligation de revivre une seconde fois ce cauchemar.
Depuis,
elle se sent envahie par des « odeurs de mort » et ne mange
pratiquement plus. Elle a perdu 45 kilos « je n’arrive pas à remonter
la pente, depuis 1 an et demi, je ne me bats plus » nous dit-elle.
Elle
associe également avec le fait que sa mère âgée de 87 ans est très malade
depuis qu’une intervention chirurgicale cardiaque a engendré des complications
dont elle ne s’est pas remise : cela fait deux mois qu’elle non plus ne mange
plus.
Bien
que Clémence ne l’évoque pas directement, le décès de la mère, est prévisible
et inéluctable. Avec le psychologue, nous tentons lors des entretiens d’
épauler Clémence dans cette démarche d’élaboration douloureuse. Aucun membre de
la famille n’ayant accepté de l’accompagner au chevet de sa mère mourante, nous
décidons de la soutenir dans cette démarche qui nous semble indispensable tant
pour la mère que pour la fille. A cette occasion, nous croisons deux des sœurs,
dans les couloirs de l’hôpital. Après un rapide baiser du bout des lèvres,
elles s’adressent à Clémence comme à une enfant et lui font la leçon : « surtout
tu ne pleures pas et tu ne dis pas à maman que tu es hospitalisée en psychiatrie
pour ne pas l ‘inquiéter ». Nous demandons à Clémence si elle
souhaite se rendre seule dans la chambre où si elle désire qu’on l’y
accompagne. Déterminée, sans aucune hésitation, elle fait le choix d’y aller
seule dans un premier temps, puis propose que nous la rejoignions ensuite.
Nous
restons donc dans le couloir avec les deux sœurs éplorées mais toniques, qui
font bloc pour se justifier : « on ne lui a pas dit que notre mère
était mourante, elle ne pourrait pas l’admettre ». Nous tentons de
leur assurer que le non-dit ne facilitait pas les choses, mais elles sont
imperméables à nos propos. Parlant de leur sœur, elles expriment leur
inquiétude sur son état tout en esquivant les vraies questions « elle
ne va pas bien du tout depuis qu’elle a commencé un régime, on la force à
manger elle s’entête », quand nous relions cela avec le deuil du
frère, elles nous répliquent « c’est
vrai ça l’a beaucoup touchée, elle l’aimait beaucoup, mais de toute façon, elle
n’a aucun sens de la réalité»,
ce dont nous ne sommes absolument pas convaincus.
Quand
nous rejoignons Clémence auprès de sa mère, et bien que celle-ci soit dans le
coma, nous l’encourageons à lui prendre la main, à lui parler, à lui exprimer
ce qu’elle ressent et même à s’autoriser à pleurer. Nous constatons que la mère
réagit aux paroles de sa fille, lui serre la main, tente d’ouvrir les yeux,
laisse même s’écouler une larme. L’émotion est intense, à l’évocation de
l’amour, de la souffrance de la séparation qui s’annonce. J’ai le sentiment que
c’est la première fois qu’un « passage » s’ouvre, qu’un fil se dénoue
: ces mots de la fille à la mère mourante qui réagit, la surprise de la fille
qui reçoit cette larme de sa mère. Ce troisième deuil pourra peut-être
s’élaborer… Avant de quitter cet hôpital pour rejoindre le nôtre, nous allons
partager notre ressenti autour d’un café.
De
retour dans le service, nous percevons que notre démarche a été mal perçue par
certains membres de l’équipe.
Dans
les jours qui suivent, Clémence semble légèrement soulagée, noue un excellent
contact avec sa voisine de chambre et partage avec elle des moments de plaisir,
des sorties en permission. Quand cette dame quitte le service Clémence, entre
en conflit avec plusieurs patients et dit ne pas se sentir à sa place dans le
service au milieu de personnes « bien plus malades qu’elle ».
Le diagnostique d’hystérie ayant été posé, une sortie rapide
semble importante pour éviter que Clémence par la multiplication de
manifestations provocatrices ne fasse monter la tension.
Elle sort donc, au bout de onze jours d’hospitalisation dans le
service, avec un rendez-vous fixé au CMP avec un psychiatre qu’elle ne connaît
pas. Celui-ci, la reçoit quelques jours après son retour au domicile et
extrêmement inquiet au vu son état, décide immédiatement de nous la
ré-adresser.
L’histoire de la famille a été très difficile à
reconstituer, étant donné que la parole et l’échange, sont extrêmement
difficiles à établir avec et entre les membres de cette famille.
Il nous apparaît d’emblée dans leur fonctionnement, que
l’essentiel se situe dans le « non dit », et que nombre d’éléments
doivent impérativement rester « secrets ».
Les deux sœurs que nous avons rencontrées parlent volontiers
et abondamment, d’une même voix, en se focalisant sur certains sujets sur
lesquels elles font alliance, et désirent attirer toute notre attention,
détournant par contre systématiquement la parole lorsque nous tentons d’aborder
certains points qu’elles évitent habilement.
A les entendre, la famille est très unie, on se serre les
coudes, « une famille comme les autres, sans problème
particulier » hormis le fait
que Camille était plutôt dépressive depuis le décès de son mari, puis celui de
son frère aîné auquel elle était très attachée, mais elles banalisent et se
polarisent sur le fait qu’elle va mal depuis « qu’elle a décidé de
faire un régime ».
Nous
ne parviendrons pas ainsi, malgré nos tentatives répétées, à obtenir des
informations précises sur leur sœur Nadine, avec laquelle Clémence est en
conflit (ni d’ailleurs sur les raisons de ce conflit). D’un des frères ainsi
que du plus jeune des fils nous ne saurons rien non plus, hormis le fait qu’il
s’apprête à quitter le domicile familial, et qu’une nouvelle rupture s’annonce
pour Clémence.
Quand au frère aîné,
les deux sœurs n’en parleront que très peu, évitant le sujet, ne l’abordant que
très « superficiellement » lorsque nous insistons du fait qu’il
semble avoir joué un rôle majeur dans l’état de souffrance actuel de Clémence.
Pourtant c’est bien
cet homme qui a été hospitalisé longuement sur notre secteur et qui est
décédé pendant la canicule. Clémence portant le nom de son mari, nous n’avions
pas fait le rapprochement et personne à aucun moment ne l’a évoqué !
Entre continuités et ruptures, les héritages marquent sans cesse
les processus de transmission. Clémence avait-elle acquis les bases lui
permettant de construire des liens familiaux, et d’en léguer à ses fils les
mécanismes ? Considérant que c'est initialement au sein du groupe
familial, en référence à ses parents, à sa fratrie et à sa famille élargie que
l'adulte en devenir construit les stratégies qui donneront sens à ses actes et
à ses projets, comment Clémence pouvait-elle à la lumière des éléments que nous
avons recueillis, se constituer elle-même en tant qu’acteur de son
développement, élaborer une dynamique de vie et des relations aux autres
acceptables ?
J’ai
cru percevoir chez Clémence, une crainte archaïque d’abandon, une faille autour
du concept que Winnicott a nommé le « holding », cet ensemble
d’attitudes adoptées inconsciemment par la « mère suffisamment
bonne », ces soins qui doivent posséder des caractéristiques de
continuité, de fiabilité et d'adaptation progressive aux besoins permettant à
l’enfant de se construire en se préservant contre l'angoisse, la rupture, la
perte.
Cet « espace » du développement psychique dont Winnicott
fait son champ d’investigation se constitue lors des toutes
premières années de la vie, dans le rapport entre l’enfant et son
environnement, par le temps qui précède l’établissement d’une personnalité
suffisamment distincte du monde extérieur pour que l’on puisse considérer les
vicissitudes du développement comme d’éventuels conflits entre un sujet et ses
« objets ». La question centrale de la
place de soi en tant qu’objet et en tant que
sujet soutenant une prise de conscience de l’acte.
Aucun traumatisme
n'étant irrémédiable, et postulant qu'il existe toujours une possibilité de le
réparer… soyons optimistes et de notre place de soignants envisageons quels
moyens nous pourrions mettre en œuvre pour consolider chez Clémence l’émergence
du sujet parlant, qui pourrait alors devenir acteur de son histoire.
Notre
travail de soignant ne consiste-t-il pas à tenter d’offrir cet espace
d’étayages multiples sur des objets externes solides et permanents, d’établir
des frontières sûres et rassurantes en dénouant ce qui de l’intra psychique se
confond avec l’inter subjectif ?
Lorsque
viennent faire rupture des pertes affectives précoces survenant sur un
psychisme fragile, elles engendrent inévitablement un profond sentiment
d'insécurité et l'événement blessant renverra le patient à d'autres événements
anciens, parfois même oubliés, qui ont été traumatiques en leur temps.
Même
si j’ai une incertitude concernant le devenir de Clémence, je pense que ce
travail à mener avec elle pourrait au moins permettre que ne se retransmette
pas, de génération en génération cette problématique d’effondrement narcissique qui prend sans doute sa source
avant même la naissance de Clémence.
Chantal BERNARD, Infirmière
de Secteur Psychiatrique
[1] J’ai recherché dans le Robert, l’étymologie de ce terme que j’associe à son apparence : 1662, se ratatiner «se rapetisser en se desséchant»; retatiner «effacer les plis», 1508; rad. tat-, exprimant l'amoindrissement