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QUAND LE ROMAN DEVIENT REALITE

Elle s’appelait Maya, elle avait vingt ans tout rond, comme son visage, lunaire, des cheveux bouclés, foncés, un chemisier chamarré, bleu-vert, un pantalon noir, des petits escarpins plats en toile noire avec une petite fleur. Mi-femme, mi-enfant. Je l’ai croisé un jour de novembre aux urgences, nos chemins se sont croisés l’espace de quelques heures. Elle n’allait pas bien, elle était ivre, ivre d’alcool et non de bonheur comme ça aurait dû être le cas pour une jeune fille de son âge. Il y a autre chose que je ne vous ai pas dit d’elle, sa peau était foncée, son nom résonnait en moi comme l’écho d’un livre que je venais tout juste de terminer, un livre à la couverture papillon, je veux dire un papillon sur fond blanc, dessiné, tout droit venu du Pakistan. Il avait volé jusqu’à moi pour me faire toucher du doigt un pays, une culture, une contrée, des mœurs qui m’étaient inconnus jusqu’alors. Son visage était le reflet de Mah-Jabin,de sa mère Kaukab, d’une voisine Kiran, de la belle Chanda, rejetée par sa famille, j’y lisais la souffrance de toutes ces femmes, d’âges et de conditions différents. Fragile elle était comme un papillon dans la lumière, les néons braqués sur elle tout comme le papillon, lumineux, brun tirant sur l’orangé au contours noirs, qui se reflète comme s’il y avait un endroit et un envers. Métaphore de la double Maya, femme et enfant, prisonnière des traditions et désireuse de s’émanciper. Elle avait fait la fête avec des amis, étudiants tout comme elle sans doute. Il y avait un parfum d’exotisme, de fantaisie qui émanait d’elle, pétillante quand elle souriait, un peu comme Maya l’abeille, une gentilesse émanée de tout son être. Elle avait une autre particularité: elle était de nationalité américaine, on parlait donc à la fois français, langue qu’elle maîtrisait à la perfection et l’anglais, que je baraguine un peu. Nous nous sommes occupées d’elle, doucement, sans la brusquer, elle évoquait à travers les vapeurs d’alcool une agression, un ami, de l’argent volé, des explications vagues, des propos incohérents, confus. Nous l’avons installé dans une chambre, recouverte d’un drap et d’une couverture afin de la réchauffer. Son corps tremblait, elle voulait partir, ne surtout pas rester, avait-elle honte, peur? Nos propos ont fini par la rassurer. Rassérénée elle s’endort dans les bras de Morphée.

Prise par une autre tâche, je suis partie sereine, promettant de revenir la voir plus tard. Mes pas m’ont à nouveau amené vers sa chambre par hasard, en passant devant pour rejoindre un autre lieu, une autre histoire. La porte était grande ouverte, trois soignants dans la chambre autour du lit, l’encadrant, dos aux murs, Maya hurlait, se débattait, semblant retenue par des liens. Je ne comprenais pas, quels liens, puisque quelques instants plutôt je l’avais laissé calme dormant dans son lit. On m’explique qu’elle voulait se lever, fuir, partir, s’en aller, fuguer, passer par dessus les ridelles comme un prisonnier sautant à travers le mur. Et un tel geste est interdit dans les hôpitaux, quand vous êtes cloué au lit rien ne doit vous en faire sortir et sous aucun prétexte. D’un ton ironique quelqu’un dit: «  Voilà l’infirmière psy elle va discuter avec vous! » et en l’espace de quelques secondes je me retrouve seule au monde avec Maya. Non pas Maya, la jeune fille mais un vulgaire paquet qu’on jète à la figure d’un air méprisant, comme si on jetait bébé et l’eau du bain par la même occasion. Je suis donc livrée à moi-même, dans une grande solitude, il me faut trouver les mots, ceux qui rassurent, qui apaisent. Comment tisser un lien, redonner confiance alors que la personne en face de vous à les mains liées, solidement arrimée au lit. Peut-elle me faire confiance? Je m’assied à côté du lit, je parle doucement, lentement, lui proposant de s’exprimer en anglais. Et là commence le travail de Miss Marple, trouver pourquoi Maya a hurlé de plus en plus fort, pourquoi des soignants en sont-ils arrivés à lui mettre ces contentions aux poignets. La clef de l’énigme arrive assez vite, simple comme bonjour, facile à comprendre: «  I need to go to the bathroom, i need to go to the bathroom… » Cette phrase résonne encore en moi, dans toute sa simplicité, sous contention quoi de plus normal que Maya se sentant attachée au lit, lien fort, qui sous l’effet du corps qui se soulève serre encore plus les poignets, empêchant tout mouvement, l’entraîne encore dans une agitation plus importante. Un besoin impérieux, naturel, mais comment faire lorsque l’on est entravé? Très vite je lui propose d’abord un bassin, peur du soignant qu’une démarche chancelante Maya se blesse. Malgré l’intimité dans laquelle je la laisse quelques minutes Maya n’y parvient pas. Je décide donc de la lever, de la détacher. Soulagée, Maya sourie. Apaisée elle retourne se coucher, bordée elle finit par se rendormir. Les liens ne sont pas remis.

Une heure plus tard de mon bureau j’entends des cris, ils s’arrêtent mais ayant reconnu la voix de Maya et les hurlements reprenant de plus bel je décide de voir par moi-même ce qui se passe. J’assiste à la même scène, un seul soignant ressort de la chambre cette fois-ci et Maya a à nouveau les poignets attachés. On me laisse seule m’expliquant qu’elle avait cherché à fuir à nouveau. Je demande instinctivement à Maya si elle veut aller aux toilettes et elle acquiesce. Le film se répète comme si le réveil était resté bloqué à la même heure sauf qu’il n’y a pas de fête de la marmotte comme dans ce film américain « Un jour sans fin».

Lorsque je retourne en salle de soins mon collègue m’interpelle d’emblée en me demandant si je parlais le « sri-lankais »? Non je ne parle pas le sri-lankais comme vous devait vous en douter, je suis juste une infirmière diplômée d’état dont la tâche plus particulière est d’assurer les soins psychiatriques quand il y en a. Statut particulier puisque j’ai le même diplôme mais je dois avoir des connaissances sur une partie spécifique qu’est la psychiatrie. Malheureusement je rêverai d’un diplôme d’ISP, mais en attendant comme me le faisait remarquer une amie et collègue nous avons les mêmes connaissances et compétences et ils devraient donc être en mesure de prendre une patiente alcoolisée comme moi. Maya était en droit d’attendre la même écoute, la même disponibilité de mes collègues somaticiens.

Maya, est sortie de l’hôpital le lendemain à 8h06, je finissais à 7h, ce jour-là je n’avais pas de relève, alors une question se pose: si une de mes collègues infirmière de « psychiatrie » avait été là Maya serait-elle sortie avant d’être revue en entretien? Pourquoi une jeune fille de vingt ans s’est-elle alcoolisée au point d’être admise dans une unité d’observation d’un hôpital parisien? Que lui est-il réellement arrivé? Personne n’a éclairci ce mystère. Maya repartira avec tous ses mystères, son histoire nous restera inconnue, laissant derrière elle une nuée de papillons, ses longs cheveux aux reflets auburn, une légère odeur de hénné flottant aux vents. On pourra même l’imaginer en sari, couleurs chatoyantes, un sourire aux lèvres, des rires en cascade. Tout un monde s’offre à nous et l’espace de quelques heures elle m’a permis de voyager et de prolonger la rêverie initiée par ce livre merveilleux qu’est La cité des amants perdus de Nadeem Aslam.

Delphine Ohl, IDE « de psychiatrie», SAU, secteur 3, Centre Hospitalier Sainte-Anne.


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