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XXè JOURNÉES DE L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE - - TOULOUSE Du 10 au 13 octobre 2001.


QUELLE PLACE LA THÉORIE TIENT-ELLE DANS LA PRATIQUE *


Patrick BANTMAN




Pour une relance de la réflexion sur les principes et les fondements de l’acte psychiatrique …

«Dans la nouvelle "LE MODÈLE DES MODÈLES" , Mr Palomar suivait cette règle :
1/ Construire dans son esprit le modèle le plus parfait , le plus géométrique possible.
2/ Vérifier si le modèle s'adapte aux cas pratiques que l'on peut observer dans l'expérience
3/ Apporter la correction nécessaire pour que le modèle et la réalité coïncident.
Comme cela s'avérait hautement difficile pour Mr Palomar, ce qu'il fallait alors c'était un travail
d'adaptation de la réalité qui corrige le modèle pour le rapprocher d'une réalité possible , et qu'il en fût autant à la réalité pour la rapprocher du modèle . .Le modèle des modèles rêvé par Palomar devra permettre d'obtenir des modèles transparents , diaphanes, aussi fins que des toiles d'araignée ; un modèle qui puisse peut-être dissoudre les modèles et même se dissoudre avec. »
ITALO CALVINO
«Aucune époque vivante n’est partie d’une théorie c’est d’abord un jeu , un conflit , un voyage . »
G.Debord

« 
On a de l’herbe dans la tête et pas un arbre »

L’intitulé du thème de notre congrès et son argument nous a donné envie de réfléchir sur les rapports entre théorie et pratique en Psychiatrie et en Psychothérapie.
Notre intérêt pour ce thème vient du constat que nous faisons dans notre pratique sur l’écart toujours plus grand entre les idées et les théories qui ont constitués notre champ , et , la pratique qui vise de plus en plus l’objectivation et l’ évaluation la plus rapide possible des troubles ainsi qu’une intervention efficace    .
Une pareille démarche s’apparente à un bilan que nous ferons qu’évoquer : bilan de la Psychiatrie et de ses fondements , crise des recours théoriques et des références institutionnelles , évolution vers une « » psychiatrie et ses conséquences .
Nous évoquerons simplement une certaine
"actualité" de ce thème, dont témoigne notre époque assez méfiante vis à vis des théories dont nous étions tous si friands, devant la nécessité de rendre "objective" nos approches et "d'évaluer" nos résultats
.
La réflexion sur les pratiques psychothérapiques ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les théories sous jacentes et la place qu’elles occupent dans l’esprit des praticiens . Dans un numéro récent de L’Info Psy G.Jovelet évoquait les quatre points actuels de ce qu’il nomme les changements culturels de la Psychiatrie actuelle( 8 )
-La crise des modèles dans la clinique
-Une conception lésionnelle des troubles
-La déspécification des soins et le retour dans le giron médical
-Les menaces pesant sur les lieux d’accueil et le traitement de la folie .
G.Jovelet parle «acculturation » brutale qui risque d’entraîner un clivage entre un pôle médical neuroscientifique et un pôle psychothérapique non médical    .
Ce jugement très critique ne reflète pas complètement la situation actuelle selon nous , mais cerne une partie des contraintes actuelles de la Psychiatrie de secteur . Pour notre part nous n’aborderons pas ici cette question du « tournant actuel « de la Psychiatrie , déjà largement abordée ailleurs . Notre réflexion se portera à un niveau plus épistémologique, sans pour autant mettre de côté tout ce qui vient du côté du politique et participe aussi de nos hypothêses.
L’ouvrage récent d’Y.Buin sur «utopie, le déclin en Psychiatrie »( 3 ).parle également de cette menace qui pèse sur l’avenir de la Psychiatrie publique .
Divers facteurs interviennent dans la mise en place de cette menace , et le moindre n’est pas la question de
l’émoussement d’une culture celle de la Psychiatrie de secteur . En effet le développement depuis au moins 20 ans de la Pratique de secteur n’est pas sans avoir modifier le rapport entretenu avec le patient et son environnement social et familial . Le « » qui découle de cette pratique est différent du savoir élaboré uniquement à partir du patient dans le contexte hospitalier

C’est ce «là « que nous voudrions voire se développer et diffuser plus largement et réellement défendu .
Nous voudrions insister sur le sens de notre démarche en insistant sur le fait qu’en Psychiatrie la dimension du sujet humain est fondamentale , le symptôme n’est pas seulement signe de la maladie , il est aussi signification d’un sens .

1/ Aborder la question de la place de la théorie dans une praxis suppose de reconnaître préalablement qu’il existe toujours obligatoirement un décalage entre théorie et pratique.
Parmi les présupposés de base que tous doivent partager, il y a celui bien connu :

"La carte n'est pas le territoire et le nom n'est pas la chose nommée"

Cette formule rendue célèbre par Alfred Korzybski signifie que, dans toute pensée, perception ou communication sur la perception, il y a entre le rapport et la chose rapportée, une transformation, un codage. Il y a toujours et nécessairement un bon nombre de situations où la réaction ne sera pas guidée par la distinction logique entre le nom et la chose nommée.
L’attachement à une théorie renforcé par l’idée que celle-ci est « » repose certainement pour partie au moins sur le désir humain fondamental et profond d’appartenir à un groupe repéré ,telle école , société ou mouvement scientifique permettant de se construire une identité .On est aussi repéré de l’extérieur comme appartenant à telle groupe , école ce qui renforce notre identité .Ce sentiment est également celui qu’on observe avec les patients à qui on fait porter des diagnostics . Tout cela n’est pas pour nous surprendre malgré la complexité des faits observés et leur résistance à réagir comme les théories nous enseignent .Comme le dit M.Elkaim que «’intervention soit suivie de succès ne signifie pas pour autant que la théorie sous jacente était juste «  Pour H.Arendt dans son dernier ouvrage  1 ): “ L’homme a le goût, peut-être le besoin de penser plus loin que les limites du savoir , de tirer davantage de cette capacité que savoir et action “  Tout homme ordinaire éprouve le besoin de penser continuellement les expériences qu’il vit. Dans le même temps, elle oppose le besoin de penser et d’agir. Elle s’oppose aux théoriciens du politique qui veulent absolument unir l’action et la pensée, qui affirment l’influence de la théorie sur la pratique. Or si la théorie a bien une influence sur l’action, c’est uniquement par l’intermédiaire de “’homme d’action ,parce que c’est le même égo qui pense et le même qui agit “ . Elle cite  ”Je pense que l’on ne peut agir que de concert et qu’on ne peut penser que solitairement  Dans ce domaine FREUD pensait que ce qui serait transmis de ses découvertes ne serait pas un système de propositions théoriques dûment vérifiables. Dans une lettre à Fliess en 1900 il confiait, je cite  ” Aucun critique n’est mieux que moi, capable de saisir la disproportion qui existe entre les problèmes et la solution que je leur donne ”. Il s’est constamment défendu d’une théorisation fermée sur elle même dans un souci d’achèvement dogmatique. Après avoir affirmé le statut toujours provisoire des concepts fondamentaux de toute science, Freud n’ira-il pas cependant jusqu’à invoquer au seuil de métapsychologie l’exemple de la pulsion pour énoncer que théorie des pulsions , c’est notre mythologie ”.

2/
En Psychothérapie , voire en Psychiatrie des décalages frappants existent entre théorie et pratique.
On observe ainsi fréquemment chez les grands théoriciens une pratique qui n'est pas entièrement conséquente de leur théorie explicite . «
théorie la plus objectivante peut être servie par des cliniciens de grande qualité qui en quelque sorte récupèrent par leur humanisme et un sens inné de la relation ce que leur option théorique obture de l’autre. »( 2 ) La situation à l’autre bout de la pratique n’est d’ailleurs pas exempte de risques pour le sujet  nous n’avons plus à démontrer depuis que l’on connaît mieux certaines issues de la relation analytique où l’analyste accroché à sa théorie de la pratique analytique et son rapport à l’institution , peut demeurer sourd à ce que le patient lui dit ou cherche à lui dire.
Le pire étant le dévoilement de la théorie aux fins de justifier tous les aveuglements.

Peut-être faudrait-il différencier le corpus théorique de référence qui nous a été enseigné, de la théorie que nous construisons avec le patient véritable savoir faire, bricolage théorique qui nous aide à mieux comprendre la clinique du patient.expérience acquise par les années de pratiques est riche d’un savoir difficile à transmettre par les équipes. P.Bourdieu propose à ce niveau , la distinction entre théorie et théorie de la pratique(3). Chaque praticien , chaque intervenant en Psychiatrie se reporte explicitement ou non à une ou plusieurs théories qu’il emprunte ; ou éventuellement qu’il crée , fut-ce l’éclectisme . Ce qui guide son activité c’est une théorie de la pratique , tout à fait différente de la théorie ., mais généralement peu explicitée . Pour Lantéri-Laura : ”La théorie que professe le clinicien , soit qu’il se fie à celle que professe un grand nom , soit qu’il en élabore une lui-même , qu’elle s’avère simpliste ou subtile , existe bien comme construction intellectuelle argumentée et organisée , mais ce n’est jamais elle qui règle effectivement son travail quotidien ( c’est la distinction entre théorie et théorie de la pratique ( 8 ) ».
G. Lantéri-laura dans Psychiatrie et Connaissance ( 9) explique qu’il n’existe pas en médecine de faire , qui pour pragmatique et utilitariste qu’il se représenterait à lui-même ne se révèlerait comme un savoir-faire présupposant donc un savoir . Savoir faire relationnel dans la capacité à nouer une relation avec un psychotique discordant et refusant le contact . Ce savoir faire ne vient pas instantanément par intuition , mais dépend d’un savoir faire acquis par l’expérience et le contact d’autres professionnels .
La théorie demeure utile non seulement pour y voire plus claire mais aussi pour devenir objet de son contre-transfert comme l’explique Lantéri-Laura
«nous semble que le report aux theorisations aide considérablement à ne pas faire pâtir les sujets d’une exigence contre-transférentielle abusive ».

3/ Notre questionnement se porte aussi sur la nature et la pertinence du ou des modèles théoriques de référence mis en œuvre dans les pratiques

Vérité en soi, représentation mentale, nécessité visant l’établissement d’un référentiel identitaire , le modèle théorique est-il aussi pertinent actuellement , ou bien comme le suggère l’idéologie autour du DSMIV , faut-il faire l’impasse de la théorie , dans l’élaboration d’un corpus clinique de référence  Peut-on se construire une clinique sans référence théorique se demande J.M.Havet  7 )?
Quelles influences nos approches théoriques ont t-elles sur nos pratiques  Qu’en est-il du «partagé »et de l’abord empirique basé sur l’intuition et l’expérience , sur la transformation de nos pratiques et les clivages institutionnels 

Il ne faut pas perdre de vue que notre pratique reste largement dépendante des théories dont nous disposons  la Psychanalyse , les théories biologiques, systémiques ou cognitivo-comportementaliste . Certes la perception du thérapeute de ces références est très variables , et, dans ce domaine l’éclectisme est la règle générale ( actuellement malgré un triomphalisme des théories biologiques un certain consensus domine en ce qui concerne les idées en Psychiatrie ) . L’approche clinique en Psychiatrie est , par ailleurs indissociable des conditions de la pratique (Guyotat ( 6 ). D’autre part la pratique ne va pas sans un certain degré de « » , ce qui n’est pas sans compliquer la nécessaire évaluation .

Un autre aspect concerne les changements concernant les procédures diagnostiques et nosographiques depuis une 30e d’années . Un aspect important de ces changements concernent les aspects «éoriques » souhaités pour faciliter les études statistiques et informatiques .Au nom du savoir scientifique s’est établi un langage commun dans lequel les données sont uniformisées. Cette approche se fonde sur la description a-théorique de symptômes et/ou syndrômes , et récuse l’étiologie. Dans cette approche comme l’affirme M.L.Rovaletti dans un excellent article auquel nous renvoyons le lecteur ( 10 ), les faits observables sont prévalents sur le « », et la personne malade disparaît derrière «maladie «. Dans cette approche le refus de toute théorisation n’est pas équivalent à son absence , et même le pragmatisme dépend d’une théorie   On peut parler de l’attitude théorique qui consiste à ordonner, découper, classer le mal-être de la même manière qu’en médecine . Les références athéoriques du DSMIV ou le diagnostic infirmier sont dans cet esprit un « » calqué sur les besoins fondamentaux de «individu malade ».

En diagnostiquant , le psychiatre ou l’infirmier , simultanément «objet patient et se transforme en le transformant «  Angelergues .
A cet égard la pratique a subi un profond bouleversement depuis 40 années de Secteur.
La question du secteur doit nous amener à nous interroger sur les articulations théoricopratiques de ce qui est en jeu au sein des équipes , des familles , de la société ou des groupes d’usagers en ce qui concerne la perception de la maladie , des besoins des patients , ou des attentes de la société . Il est impossible de faire du secteur en restant inscrit uniquement dans un discours médical positiviste , en n’assumant pas la dimension anthropologique du phénomène de la folie , c’est à dire en n’articulant pas l’individu et le social , en n’articulant pas son action thérapeutique dans les dimensions sociale , culturelle et institutionnelle . Le cadre clinique est aussi en relation avec des formes de savoir déterminées par la culture . Il est également important de resituer le contextesociale et familiale dans lequel surgit les problématique psychiatrique .
On le voit à travers les questions soulevées par l’ethnopsychiatrie , la Psychiatrie des errants , le problème posés par les addictions …Les maladies sont des images d’une culture. Ainsi la souffrance psychique , concept « évident et incertain »(Lazarus) d’une époque marquée par la précarité de masse et l’exclusion ne peut masquer l’interpellation vis à vis des déterminants politiques et sociaux des inégalités . Ces approches risque toujours de renforcer les conduites de ségrégation ,transformant l’histoire personnelle d’un sujet en « »cliniques , support de la « ». Il est indispensable de maintenir ouvert nos réflexions sur le groupe social et ses constructions culturelles .

La démarche dite «
consensus » est sans doute un progrès indéniable , dont le moindre intérêt est de confronter les praticiens à justifier leurs pratiques et options , mais sa démarche exclut tout un pan du travail d’équipe, d’élaboration théorico-pratique au cas par cas , aux essais et erreurs , et , aux difficultés de transposition d’expériences valables pour une équipe et pas pour une autre
Dans le même esprit, les cultures «
 » des équipes de Santé Mentale répondant aux aspirations naturelles des professionnels (psychologues , psychiatres, infirmiers , secrétaire …) ont profondément modifié le travail en Santé Mentale  Il s’acquiert dans les équipes un savoir collectif au sens de la culture de l’institution , produit d’une histoire et des liens qui on pût se « » sur son espace d’intervention.

Esquirol dans sa thèse disait que les «énistes s’étaient jetés dans de vaines théories » et ont négligé «homme physique « ( 5 ). Il nous semble que la clinique Psychiatrique doit se renouveler par l’apport de l’expérience sur ce que vit le patient dans la communauté de vie . Il y a, dans l’ouverture de nos pratiques aux familles , à la question des droits des malades , aux articulations avec le secteur social , ainsi que dans l’expérience de l’accompagnement du psychotique à travers le « » institutionnel , un savoir » qui est loin de s’épuiser 
Ce qui suppose des « »sur le plan théorique mais aussi une capacité de critiquer le valeur de ces acquisitions , d’accepter la remise en cause et une entente minimum entre les membres de l’équipe sur une «éorie du soin »implicite ou explicite ( la Psychothérapie institutionnelle a été longtemps ce référentiel de base adapté par chaque équipe ) .Réfléchir sur ce ««’implique pas que l’on pense une théorie comme contrepartie de la pratique , mais comme une attitude critique à l’égards des principes et fondements du discours et de la pratique psychiatrique .


Vaste chantier à condition que notre pratique puisse évoluer malgré les menaces et les risques que traverse actuellement la Psychiatrie publique et qui rendent difficiles toutes réflexions et distance sur la pratique . L’utopîste que je suis espère que ce trésor expérimenté de notre pratique ne restera pas vaines intentions pour des équipes débordées par le quotidien ...  

SEPTEMBRE 2001

BIBLIOGRAPHIE


1- Arendt (H)     La condition de l’homme moderne .Calmann-Levy, Paris -1983
2-Belzeaux (P.)  A-t-on toute liberté de théoriser L’Information Psychiatrique No5, Vol75 mai 1999 , p.521-527
3-Buin (Y) Psychiatrie L’utopie, le déclin Érès 2000 .
4-Bourdieu (P.)  Esquisse d’une théorie de la pratique
PARIS-Les Ed.DuSeuil Nlle Ed.2000.
5-Gourevich (G.)J Esquirol clinicien In L’approche clinique en Psychiatrie .Coll. Les empêcheurs de tourner en rond-P.31-46 1995
6-Guyotat (J.) Spécificité de l’approche clinique en Psychiatrie ,In L’approche clinique en Psychiatrie .Coll. Les empêcheurs de tourner en rond-P.31-46 1995
7-Havet (J.M.)Pratiques et modèles théoriques en Psychiatrie Act.Med.,5 MAI 1999,Psychiatrie ,16
8-.Jovelet(G) La Psychiatrie , L’antiPsychiatrie,L’Apsychiatrie L’Information Psychiatrique No4,Vol.77Avril 2001P.374-379.
9-Lantéri-Laura (G.) L’avenir de la Psychiatrie entre la Neurologie et la Psychiatrie , L’Information PsychiatriqueNo10, Décembre 2000,p.1130-1133.
10- Lantéri-Laura (G.) Psychiatrie et Connaissance , Coll. Les empêcheurs de tourner en rond-P.182-184 1991
11-Rovaletti(M.L.) Pour une critique de la raison nosographique , L’Information PsychiatriqueNo5,Mai 2001, P.497-503