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La petite B.

Ainsi appellerais-je cette jeune femme dont je veux vous raconter une tranche de vie pour ce qu'elle peut illustrer l'incurie devant laquelle peut stagner, impuissante, une équipe de soin. Cette étude que je vous propose me permet encore de parler du lieu de soin dans lequel j'essaie, avec des difficultés considérables, d'exercer ce métier qui me passionne. Le pavillon Follet, fermé à double tour, à la fois forteresse et univers illimité, lieu infini, lieu inconnaissable à la fois secret et sans intimité, où tous le monde vit chez tous le monde, ou tous le monde sait tout sur tous le monde et dans lequel la solitude et la souffrance peuvent être totalement ignorés pour peu que l'on ne puisse qu'ignorer sa souffrance et sa solitude à soi.
Encore une jeune femme direz-vous, il se spécialise le gars ! Je me suis posé cette question en effet et je ne souhaite pas ici vous éclairer sur le sens intime qui est à l'origine de cette propension que j'ai à m'intéresser plus particulièrement (mais pas exclusivement) aux cas de maladies mentales rencontrés chez des jeunes femmes hospitalisées.

Une petite fille

La « petite » parce qu'il vient facilement sous la plume de l'infirmier psy. que je suis, lorsqu'il écrit dans le D.S.I. (Dossier de Soin Infirmier) des mots et des réflexions indiquant parfois directement la sensation que j'éprouve à son contact d'être en relation avec une petite fille capricieuse, futile, intolérante et coléreuse ; avec une gamine insupportable qui vous vide de votre énergie, de votre patience et aussi ... de votre humanité. Une petite fille enceinte, une matriochka constituée par une seule poupée de bois, fragile, qui cherche sans cesse à s'emboiter dans une mère qui est la même. Une matriochka enceinte affreusement d'un impossible bébé.

« Avoir un enfant sans l'avoir fait ! »

Elle chantonne cela suffisamment fort pour que je l'entende. Je sais, j'ai compris qu'elle étouffe de cette horreur de son corps qui se transforme, qui contient une chose intolérable qui voudra un jour sortir par effraction. Ça voudra franchir le bord, ça voudra passer outre, élargir la brèche impossible, la fente, la coupure qui est dans ce corps de femme. La coupure qui peut s'oublier, se résorber et disparaître au point que l'on peut faire l'amour sans risque et sans moyens de contraception. Cela me fait penser encore une fois, une fois de plus, au « corps sans organes » dont parlait Artaud l'inouï, suivi par Deleuze l'inuit.
Elle voulait un enfant, voilà qui me tarabuste, pourquoi voulait-elle un enfant alors que la situation de grossesse lui est impossible ? Pourquoi ensuite vouloir le garder absolument après avoir voulu l'exclure par le moyen de l'I.V.G. ? Elle a déjà avorté la petite B., il y a quelques années, elle en a fêté le sixième anniversaire ce mois-ci. C'est ainsi qu'elle le présente, un anniversaire ou une commémoration. Cela l'a marqué profondément, sans doute parce que là aussi ça a franchi le bord, ça a déchiré la limite du corps, c'est sorti hors du ventre, hors de l'espace intérieur de la matriochka, de la poupée sans organes. Il y a donc en dedans de l'impensable, un impensable habité par une forme de vie certainement nuisible, dévoratrice et exigeante ; une autre petite qui veut tout, avide comme le vide, tueuse. Un impensable qu'il lui est demandé de penser et duquel il lui est demandé de prendre soin comme il nous est demandé à nous de prendre soin de cette fille difficile à penser et aussi à panser.

Casser l'incassable

Elle s'est cassé un petit os de la main droite voilà quelques semaines, c'est moi qui l'ai accompagné à l'hôpital Rangueil pour que soit réparé ce petit malheur. C'est en voulant briser une vitre incassable (cela l'amuse beaucoup de raconter qu'elle a voulu casser une vitre incassable !) de la porte du pavillon dans lequel est soigné « mon amour » victime lui aussi d'une pathologie de la liberté, qu'elle s'est abîmé le corps. J'ai pensé, au vu de la répétition de ces passages à l'acte auto-agressifs qu'il s'agissait de l'expression déplacé de son désir profond de se voir débarrassée du bébé même par effraction. En vérité, elle ne peut pas demander qu'on l'en débarrasse (encore faudrait-il pour cela qu'elle en ait conscience) alors elle s'efforce de le faire comprendre... mais cela reste incompris et puis, quand bien même, le délai est dépassé dans lequel une I.V.G. était possible.
Alors donc, nous voici en compagnie de la petite B., dans un pavillon d'admission encore fermé, une petite B. enceinte, insupportable, usante et énervante. On l'a enfermée dans une chambre d'isolement pour la protéger d'elle-même car elle se mettait en danger dés que la liberté s'ouvrait devant elle. Nous n'avons pas pu faire autrement car cela devenait ingérable et qu'elle se sentait plus en sécurité dans la chambre d'isolement. Nous contrôlions toutes ses sorties (un quart d'heure à vingt minutes par heure) dont la durée était fluctuante selon les équipes, son comportement et notre disponibilité.
Casser des vitres incassables ! Combien de fois a-t-elle cherché à rompre la glace, à briser une limite infrangible ? Et cette voix inaudible, ces mots qui ne sont pas dit, ce silence de l'air et de la pensée qui fait qu'on finit par croire en la cloche de verre qui nous enclos et empêche le monde de venir jusqu'à nous prendre par la main, par le coeur, par les tripes même puisque ce sont là les organes.

Les organes de la parentée

C'est l'autre qui fait les organes, c'est lui qui rempli le vide interne de la matriochka et la révèle à sa féminité, à sa maternité, à sa filiation également. La petite B. rêve de l'autre la remplissant et la voilà qui se méprend comme elle peut se méprendre ; la voilà avec son ventre qui s'arrondi de jour en jour, avec des prénoms de garçon qu'elle trouve avec sa mère. Sa mère omniprésente au point que je me demande si la petite B. n'est pas la mère-porteuse du prochain enfant de cette femme transparente comme le verre. Sa mère choisit de garder l'enfant, car c'est là la vérité, la petite B. fait comme veut sa maman et sa maman veut des choses aberrantes mais c'est maman. D'ailleurs elle ne l'appelle pas maman, elle lui sert un saubriquet comme un mari en donne à son épouse. Troublante analogie non ? Mal aisé renversement des organisations coutumières.
Dés qu'autour d'elle s'ouvre un tant soit peu la contention psychique et physique qu'elle trouve dans Follet la voilà qui se répand dans le monde comme un fluide ; perdant sa raison, sa santé, sa conscience de mère si elle en a une, elle déborde dans un au-delà où tout semble possible. Étrange petite B. qui choisit des jeunes gens toujours en fleurt avec les geôles de la République. Elle croyait que le père s'était celui qui est en prison à l'heure actuelle et puis non, les premières estimations gynécologiques l'ont écarté de la course. Alors c'est peut-être l'autre qu'elle appelle « mon amour » qui lui aussi est enfermé dans un pavillon de psychiatrie. Et puis peu importe en fait, du moment qu'il n'y a pas de père ou bien que le père peut être n'importe quel homme. L'Homme à l'air de lui apparaître comme toujours le même, interchangeable parce qu'unique. Il n'y a qu'un seul père, UN SEUL. Et c'est ce père là qui ne vient pas, ce père là qui est perdu, loin de Toulouse, loin de sa petite fille folle qui l'attend ; qui attend que son papa qu'elle appelle aussi d'un saubriquet d'épouse à époux vienne la prendre, la retirer de cet enfer, l'emporter avec lui, loin de Toulouse, loin du mal.

Le monstrueux

Alors nous sommes qui, nous sommes quoi autour de cette peine, dans ce désespoir ; nous sommes quoi dans cet impensable si profond que la folie est la solution incontournable ? Nous écoutons, nous parlons. Certains croient nécessaire de conseiller, d'expliquer, de guider la petite mère vers cette éclosion fantasmée de la maternité. Moi, j'ai revu un reportage sur l'aptonomie, pourquoi pas après tout. Je me suis dit qu'il serait bon de l'aider à apprivoiser le monstre. Le monstre est en elle et il est aussi son propre corps depuis qu'un chien lui eut déchiré le visage il y a longtemps. Il y a si peu de trace de cet événement qu'il est difficile pour nous de comprendre à quel point ce déchirement est profond. Ses propos sont alors sans équivoques : « je suis monstrueuse !» dit-elle. Elle désigne son oeil droit et le tire vers le bas pour nous montrer à nous qui sommes aveugles comment il est pour elle cet oeil là ; elle désigne le côté gauche de sa bouche et l'écarte de façon disgracieuse pour la même démonstration.
Le monde est un chien monstrueux qui dans la nuit vient et la déchire. Elle appelle son père par ce saubriquet badin, elle l'appelle à corps perdu et il tarde à venir, il ne vient pas et la petite fille se tord de douleur sur le sol, le visage ensanglanté. J'imagine cela bien sur. C'est mieux que les chiens soient en cage, tous en cage, ça évite qu'ils défigurent les petites filles, qu'ils les déchirent et répandent leur sang. Tiens, il me vient à l'idée qu'il y a peu de différence entre « monstre » et « menstrues ». C'est beaucoup vous trouvez ? Cependant le père a laissé le sang se répandre, il a laissé son petit ange subir les assauts d'un chien furieux. Son petit ange a perdu sa virginité et comme toutes les femmes violées elle se sent coupable et se lamente de ce corps à jamais souillé, à jamais perdu, ce corps engrossé par un monstre d'un autre monstre.
Et si c'était son père qui était venu, sous les apparences d'un loup assoiffé du sang d'une vierge, assouvir son désir sur ce petit corps fragile ? Je marche à grandes enjambées, c'est que ce sont mes jambes à moi qui marchent ainsi et j'ai le droit d'en user de la sorte.
Bien sur que les choses sont aussi tordues dans la tête des humains, qu'est-ce que vous croyez que ce serait les causes de la folie sans cette déraison abyssale, vertigineuse et strictement humaine ? Le problème est bien que nous sommes soit incapable de le penser, soit incapable de le dire, de l'énoncer abruptement, violemment, à moins que, sous la forme de ces figures épouvantables que les poètes seuls osent esquisser, nous accédions enfin à l'entendement de l'infra-monde de l'organique.

Jean ARGENTY


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