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La nuit


Bonjour Frédéric Masseix,

 

Je viens de lire deux de vos textes sur Serpsy dont celui sur « la nuit ».

 

J’envisageais d’écrire quelque chose sur mon expérience d’infirmière de nuit en psychiatrie, mais là je ne vois pas ce que je pourrais rajouter d’autre, tout au plus pourrai-je faire des parallèles. Vous avez pratiquement tout dit et je vous en remercie ; vos propos rejoignent mes valeurs et me rassurent. Je me sens un peu moins comme une « extra-terrestre » ou, si j’en suis une, je suis contente de savoir que nous sommes plusieurs à être descendus de la soucoupe-volante ;  ça fait du bien, merci !

 

Comme vous je travaille en psychiatrie. Je suis infirmière (fière de mon diplôme d’ISP obtenu en 1980), en service d’admission pour adultes au CHS de N… , depuis janvier 2004. Avant je travaillais sur l’extrahospitalier, donc inutile de vous préciser que « ça me change ». Je savais que mon temps était venu de retourner dans l’intra car il y a un turn-over, tout à fait  normal. Je n’avais jamais travaillé de nuit, sauf quelques rares expériences de remplacement, et vu l’écho que j’avais des conditions de travail dans la journée (pas très encourageantes), je me suis dit : pourquoi ne pas essayer ça ?

 

C’est vrai que c’est un monde à part. Comme vous le dites si bien, je suis arrivée à me familiariser avec tous les petits bruits qui meublent le silence, ceux qui m’inquiétaient au début et dont je suis capable d’identifier l’origine à présent. Je les ai apprivoisés. Nous travaillons dans un système 3 x3 ce qui constitue un rythme de travail supportable, tout du moins qui me convient. Depuis janvier dernier nous travaillons (enfin !) en équipes décalées. Auparavant les équipes étaient constituées de binômes immuables ; à présent nous faisons deux nuits avec un(e) collègue, une nuit avec un ou une autre ; les personnels de jour suppléant aux absences des congés qui nous sont accordés. Nous sommes soit deux infirmiers(ères) soit un(e) infirmier(ère) et un(e) aide-soignant(e) pour une unité de 27 lits sur un seul niveau, en rez-de-chaussée d’un bâtiment de trois étages. Je trouve cela plus intelligent de faire la première nuit avec un(e) collègue qui était là la veille pour la continuité des soins, et davantage supportable de ne pas travailler toujours avec la même personne. Même si l’on s’entend bien (ce qui est loin d’être systématiquement le cas) avec son ou sa partenaire de travail, on ressent moins l’usure du « vieux couple » que l’on finissait  par constituer au fil des mois.

 

Ma nuit se déroule ainsi : d’abord avant de partir de la maison, je commence à y penser…. Je me recentre, je me demande ce que je vais découvrir, je me « dôme » comme pour me protéger afin de mieux affronter ces dix heures à venir. Ça provoque quelquefois une sensation de trac qui disparaît sitôt assise dans la voiture pour y aller. Nous prenons notre service à 21 heures. Je suis rarement arrivée après 20 h 45,  l’anxiété sans doute. Passage de consignes, pas toujours facile à obtenir car les collègues d’après-midi sont fatigués où préfèrent continuer leur conversation en cours (leurs enfants, le sac à main vu dans la vitrine etc). Une fois qu’ils sont partis nous devenons les seuls capitaines du navire. J’ai le sentiment d’un changement quasi immédiat dans l’atmosphère du service. Les patients semblent le ressentir eux-aussi ; leur comportement se modifie presque toujours instantanément. C’est possible de leur parler, de les laisser dire leur journée, leurs projets, leur humeur, leurs craintes ; nous avons le temps, comme vous le dites. Préparation des traitements de nuit que certains sont pressés de prendre pour aller se coucher ; les autres les prennent de façon échelonnée jusqu’à 23 heures environ. Pendant que les derniers patients présents finissent de regarder les émissions de télé (souvent nulles) tout  en commençant à s’endormir dans les fauteuils ; ou que d’autres fument leur dernière cigarette de la journée dans la salle fumeurs, nous entamons l’accomplissement  des tâches administratives qui nous incombent : feuilles de présences journalières, commande de repas etc. Vers 23 h 30 nous préparons les plaquettes de médicaments pour le lendemain, et si l’on est mercredi, nous effectuons la commande de pharmacie hebdomadaire. Entre temps nous avons parcouru les DSI (Dossiers de Soins Infirmiers) et DPU (Dossiers de Patients Uniques) ainsi que l’agenda et le rapport journalier pour prendre connaissance des écrits de nos collègues sur les patients et les consignes particulières y afférant.

 

J’ai omis de parler de la première ronde, très importante : celle qui nous permet de vérifier que tout le monde est bien là ;  de compter « nos ouailles » ; de vérifier que portes et fenêtres sont bien fermées ; de se présenter aux entrants de la journée non encore endormis ; de voir si ça va. Régulièrement nous avons des surprises à tous ces niveaux. J’ai eu des frayeurs rétrospectives en m’apercevant un jour d’hiver qu’une porte donnant sur la cour extérieure n’était pas fermée à clef alors qu’était hospitalisé un patient atteint d’Alzheimer à ce moment là, qui passait son temps à « clencher » les issues…… comment aurions-nous fait pour le retrouver, vivant, dans le parc en pleine nuit glaciale après plusieurs heures ? Panique aussi quand on s’aperçoit qu’il manque un patient dont l’absence n’a pas été signalée par l’équipe d’après-midi. Rien d’écrit nulle part. Nécessité de chercher, d’informer l’administratif de garde……. En général il suffit de faire ça pour que le patient réintègre l’unité dans la demi-heure qui suit, tout surpris de notre inquiétude car il avait prévenu de son retard…… défaut de transmission. On enrage contre les collègues dans ces moments là. Et il faut rappeler l’administratif de garde sans charger ces derniers ; il faut passer l’erreur humaine sous silence, solidarité…

 

Nous préférons toujours que nos deux chambres d’isolement soient déjà occupées à notre arrivée, car si leur surveillance est obligatoire toutes les heures, en général les patients qui y dorment sont « sédatés » et posent rarement de problème. Il n’en est pas de même des admissions et mises en isolement la nuit. Ce sont rarement des situations calmes et faciles  : Patients qui nous sont amenés menottés avec forte escorte policière et qu’on nous lâche, sans s’inquiéter du petit nombre que nous sommes…… Je ne m’étendrais pas sur ce sujet car il y aurait tant à dire sur chaque situation vécue. Heureusement qu’il y a une certaine solidarité et encore la présence de quelques hommes dans les équipes de nuit. Ils sont souvent appelés à intervenir ailleurs. Ils en ont marre et je les comprends. Et pendant qu’ils interviennent dans une autre unité nous restons seules dans les nôtres. Et demain, qu’en sera-t-il  ?

 

 

Et il y a eu l’affaire de Pau en décembre dernier. J’étais en vacances à cette période là. J’aurais préféré travailler pour en parler aussitôt avec les collègues, exorciser tout de suite les démons. CA AURAIT PU M’ARRIVER …. Impossible de ne pas y penser. Quand je vois le téléviseur du service j’imagine souvent ma tête posée dessus, avec le sang qui dégouline. La peur n’évite pas le danger et la vie continue pour ceux qui sont toujours debout. Le triste sort de ces deux collègues parviendra-t-il à changer quelque chose au destin de la psychiatrie ? Rien n’est moins sûr. Je pense à elles souvent. J’y pense fréquemment aussi quand je vois la posture de mes collègues qui dorment profondément à plat ventre sur leur lit bricolé, dans le noir…… quelle belle cible pour un couteau. Ah ! le sommeil des collègues. J’ai aimé la façon suggérée et délicate dont vous en avez  parlé ; j’ai apprécié votre tact à l’évoquer sous forme de « micro-trottoir ». Pourquoi ne pas en parler plus en profondeur ?  Je dis fréquemment à mon mari le matin en rentrant lorsqu’il me demande comment ça s’est passé : « ils ont tous bien dormi , les 27 patients et le collègue ». J’ai l’impression de veiller sur le sommeil de tout le monde, les patients c’est normal, mais le collègue…… je ne suis pas payée pour ça et lui non plus d’ailleurs (sous entendu : il ou elle n’est pas payé(e) pour dormir). En quatorze mois il ne m’est arrivé que deux fois de partager ma nuit de travail complète avec un partenaire qui ne s’est pas endormi : une élève de troisième année en stage obligatoire (peut-être ne se l’est-elle pas autorisé vu son statut) et un aide-soignant de passage, qui avait grand besoin de parler de lui et pour lequel j’ai fait de l’écoute active toute la nuit….. sinon les autres, tous les autres, ont dormi,  dorment, et dormiront encore je le crains …. L’heure du coucher est variable. Certains commencent déjà à s’endormir sur leur chaise vers minuit tandis que je leur parle (il paraît que j’ai une voix douce, c’est peut-être à cause de ça), d’autres ont un rituel vers deux heures du matin, ils s’installent. Gentiment je vais quelquefois les réveiller vers 6 heures afin qu’ils ne le soient pas par l’équipe de jour et qu’ils aient le temps de ranger tout leur bazar. J’ai des scrupules à les réveiller quand une situation requiert l’intervention de deux agents durant la nuit. Faut-il être bête ! Quand ça se produit, il leur faut plusieurs minutes avant d’être actifs, et plus encore avant de devenir efficaces. Pendant leur sommeil je fais des rondes, au moins une fois par heure, davantage quand le service le nécessite ou que je ressens le besoin de me dégourdir les jambes. Je prends le téléphone sans fil dans ma poche (nous  n’avons pas d’autre système d’alerte), ma petite lampe-torche alimentée par des piles rechargeables à la main (je déteste le projecteur fourni par l’hôpital que certains braquent sur le visage des patients endormis et que ça réveille). Munie du plan miniature que je me suis confectionné avec les noms des occupants de  chaque chambre je pars contrôler le sommeil, la position,  la respiration de tous.

 

Il est assez rare que nous ayons une surveillance de soins somatiques : une perfusion éventuellement de temps à autres ; Quelquefois des changes chez des personnes âgées incontinentes. Toutefois, certaines périodes sont plus mouvementées que d’autres dans l’unité : quand deux ou trois patients en phase maniaque ou déments sont hospitalisés en même temps ça « brasse pas mal »…. Mes plus grandes hantises restent l’acte suicidaire et l’incendie. Ils peuvent se produire n’importe quand, même en étant vigilants. Le problème des briquets dans les chambres semble insoluble. Nous avons essayé plusieurs formules, rien n’y fait. Nous intervenons quand nous sentons une odeur de fumée de cigarette qui flotte dans les couloirs. Nous confisquons le briquet du fumeur pris en flagrant délit, mais nous sommes convaincus qu’il en possède encore un ou deux en réserve. Et ce n’est pas envisageable de faire l’inventaire des tiroirs, placards et poches tous les soirs. Nous pallions à ce problème par une plus grande vigilance, quand c’est possible, en espérant qu’il n’y aura jamais d’accident de ce type :incendie ou pendaison (incroyable le nombre de fils d’alimentation électriques pour postes de radio dans les chambres… autrefois n’étaient tolérés que les appareils fonctionnant à piles).  Un autre aspect de la modernité qu’il nous faut apprendre à gérer ce sont les téléphones portables des patients : ils sonnent parfois la nuit même s’il est demandé qu’ils soient éteints, ce qui provoque le réveil du propriétaire et de son voisin de chambre. Nous avons vu une fois un livreur de pizza arriver à 23 heures, commandé par un patient qui avait sûrement encore un petit creux ; sans parler des appels lancés au Samu, taxis etc qui se déplacent et auxquels il faut expliquer. Les téléphones qui font appareil photos poseront bientôt, si ce  n’est déjà fait, encore plus de problème….

 

La nuit, quand la vie du service le permet, est un temps béni. Une excellente occasion qui nous est offerte pour faire ce que l’on souhaite de silencieux, à titre personnel. Je m’installe (en restant assise) soit d’un côté ou de l’autre de l’unité (dans le prolongement du couloir qui mène aux chambres pour surveiller les allées et venues), soit dans le bureau infirmier (que l’on nomme aussi  « aquarium » en raison des baies vitrées) Mon choix se fait  en fonction de l’endroit où le collègue choisit de s’installer. Selon le lieu je lis, tricote ou fait de l’ordinateur portable (que je me suis offert quand j’ai su que j’allais travailler de nuit). J’écris mes profondes pensées….. ou je tricote des pulls pour la famille (torsades ou jacquard qui obligent à compter en permanence pour rester bien éveillée). Je considère que je suis chanceuse de posséder tout ce temps pour faire des choses privées, tout en étant payée en plus pour ça….

 

Je pense finir l’année 2005 de nuit et après redemander un poste sur l’extrahospitalier car beaucoup de choses me manquent néanmoins. J’ai beau essayer de venir à des réunions, de m’intéresser à ce qui se fait, de rester en contact, l’univers du jour me fait trop défaut. J’ai besoin de voir davantage de monde, d’avoir des échanges, de bouger. Mais cette traversée du monde de la nuit je ne la regrette pas. Ce fut et c’est  une belle expérience.

 

Voilà, finalement je me rends compte que j’avais plein de choses à dire. J’espère ne pas vous avoir importuné avec mon récit. C’est tellement rare de rencontrer quelqu’un qui semble partager votre vision des choses qu’on aurait un peu tendance à en abuser…..

 

Vous êtes vraiment, à la lecture de ce que vous avez écrit, quelqu’un avec qui j’aurais adoré travailler. J’espère que vos collègues sont capables de mesurer la chance qu’ils ont de travailler avec vous.

 

En espérant avoir le plaisir de vous lire encore bientôt, je vous adresse toute ma sympathie confraternelle,

 

 

 

Sylfo



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