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AU BORD DU FLEUVE

 

Je suis infirmière, je refuse la mort, si je soigne je peux guérir et personne ne meurt : logique à toute épreuve sauf qu'aujourd'hui je travaille actuellement dans une Maison d'Accueil pour Personnes Agées Dépendantes (M.A.P.A.D.) où les gens meurent bien qu'ils ne soient pas  forcement malades. Ils meurent aussi de vieillesse.

Des années durant j'ai travaillé à la vie en tentant d'éloigner de moi la mort, jusqu'au jour où je suis venue soigner dans cette maison de retraite. Dans ce lieu où on vit et on meurt, personne ne parle de cette fin de vie. On chuchote les mots, on cache les dépouilles.

Alors j'ai fait route avec la mort. Nous nous sommes apprivoisées l'une l'autre.

J'ai tenté avec prudence de mettre des mots sur ces silences, j'ai beaucoup discuté, je me suis parfois déprimée, j'ai donné une part de moi à chaque mort, chacun en retour m'a donné quelque chose. Je leur dois de laisser une trace du partage de ce "Partage", un témoignage de ces cadeaux reçus.

 

C'est aussi une manière de me réapproprier une part de moi-même qui s'est envolée avec certaines personnes.

 

"la femme mannequin"

 

Il y a longtemps, je commence à peine à travailler dans un service de chirurgie digestive, je me souviens de peu de chose : une grande femme, mannequin, sans doute belle un jour. L'apparence aujourd'hui envolée, il ne reste qu'un visage exsangue, des grands yeux clairs, de grandes dents, un gros ventre plein d'ascite, et des jambes si maigres qu'il est difficile de l'imaginer sur des talons hauts...

 

Tout me reviens très vite. On lui administre un cocktail lytique, elle sombre dans le coma. Tout le service s'agite, tout le monde se presse comme pour ne pas être là. Puis une sonnette, personne n'est libre, j'y vais. Le mari me souffle : "je crois que...je crois...

 

Elle s'est arrêtée de respirer, comme ça, sans bruit, sans pleur, "sans douleur", et puis c'est tout.

Le mari et moi nous sommes regardés, j'ai regardé sa femme. J'ai eu du mal à comprendre qu'elle était morte, elle était vivante encore si peu de temps avant. Il y avait eu la vie d'un côté, puis la mort d'un autre mais elles n'avaient rien à voir l'une avec l'autre.

 

"l'homme que je connaissais pas"

 

Il me reviens cet homme que je ne connais pas. Il est rentré dans le service, je n'étais pas là, il meurt je suis là.

C'est la première fois que je me pose la question, je suis avec des gens qui meurent et je ne comprends pas, je ne sais pas ce qui se passe.

C'est la première fois que je me pose la question : pourquoi ça tombe sur moi ? pourquoi je suis là au moment où "ça se passe" ? où quelqu'un meurt ?

Il y a plein de coups de sonnette d'appel dans le service et celle-là, je sens que c'est "pour moi". Pourquoi je suis là ? Je ne dis rien, je ne fais rien, cela se passe en dehors de moi, à la limite je ne "pense" même rien puisque je ne comprends pas.

 

En fait pour le moment, il n'y a rien à comprendre, il n'y a qu'à laisser surgir l'émotion mais cela, je ne sais pas le faire. Tant que je chercherai à comprendre je ne ressentirai pas.

 

Quelques années ont passé...

 

 

Marie-Thérèse

 

C'est ma belle-sœur, elle a un cancer , elle sait qu'elle est entrain de mourir. Elle me le dit, moi je n'entends pas, je ne veux pas, elle a tant de choses à vivre, on a tous tant besoin d'elle encore. Je vois bien que son état s'aggrave, mais je ne veux pas, je résiste, tant que je lutterai, elle ne mourra pas.

 

Ma révolte rejaillit sur tout le personnel. Je revois une aide soignante déposer la "potion" calmante sur la table. Pour ne pas entrer dans la chambre elle se penchait sur une jambe, accrochée en équilibre au chambranle de la porte.

Ne pas basculer...au pays de la mort sans doute !

Je revois l'interne de garde avec sa cravate, son air hautain et condescendant : "alors qu'est ce qui passe ici ? "Ici, monsieur, on meurt". Il a compris, il est parti.

 

Alors, je suis restée là avec elle pendant près d'une heure. Puis, elle s'est assise, alors qu'elle ne pouvait plus depuis longtemps, son regard était clair, étonné. Elle m'a regardée sans peut-être me voir. Elle paraissait sereine. Ce qu'elle me semblait voir devait être beau, en tout cas pas effrayant, puis elle est retombée.

Cette fois là, j'ai compris quelque chose. J'ai vu la "suite" de la vie, "l'enchaînement" à la mort. J'ai vu le "passage" de l'une à l'autre. Il n'y a plus de cassure. La mort n'est plus une fin en soi mais une étape.

J'avance...

Une petite lueur s'est allumée en moi.

D'autres années ont passé, peut-être dix...

 

Max

 

Je le connaissais depuis quatre ans. C'était un ancien déménageur. Il avait cessé de parler à la mort de sa femme. Il est arrivé à la MAPAD couvert d'eczéma, les yeux hagards, terrorisé, repoussant de saleté.

De temps en temps, il nous disait un mot, une petite phrase. Il aimait les femmes, une fois même il en a dessiné une. Il avait pour seule famille, un cousin par alliance, un homme assez réservé, discret, simple, un peu frustre, il venait le voir régulièrement, le gâtait.

Puis Max s'est lassé de vivre. Un jour il a sombré dans le coma. Nous avons alors veillé à son confort, le massions doucement, le caressions, l'aidions à respirer. Nous lui parlions, lui disions qui lui donnait des soins.

Son cousin prévenu, est arrivé vers 18 heures. Il était désemparé, ce moribond n'était plus la personne qu'il avait connu. Ce n'était plus son cousin mais un mourant. Il pleurait, demandait ce qu'il fallait faire et répétait : "je ne comprends pas".

Il nous remerciait de ce que nous faisions et s'étonnait de la douceur et de la gentillesse avec laquelle nous entourions Max.

Je l'ai senti prêt et lui proposait de participer à prendre soin avec nous de son cousin.

"Il n'entend pas, qu'est-ce que je peux lui dire ?"

"Peut-être qu'il n'entend pas, mais s'il entendait peut-être auriez-vous des choses à lui dire ? Peut-être que vous ne savez pas quoi lui dire...ce que vous ressentez ?

Alors, il s'est approché de son cousin, lui a touché le bras, et lui a simplement dit : "je t'aime Max".

L'émotion nous a tous submergé, nous l'avons partagée en silence, puis les avons laissés tous les deux.

Max est parti à 20 heures 45, son cousin était près de lui, avec lui.

 

Jeanne

 

Je l'ai connue huit mois. Elle a débarqué dans le service après un accident vasculaire cérébral particulièrement invalidant. Elle ne marchait pas, ne se servait plus de ses bras, avait une aphasie complète et insupportable pour elle (pour les autres résidents et nous aussi). Elle criait, hurlait même. Elle ne s'arrêtait que lorsqu'on lui faisait écouter une cassette et alors, elle " fredonnait" juste.

Le jour est venu aussi, où Jeanne, a commencé à nous quitter. Elle ne criait plus que lorsqu'on la touchait pour panser ses escarres.

Un jour où je faisait ses pansements, sa fille est entrée, m'a écouté lui parler, lui expliquer ce que je faisais.

Elle s'est étonnée : " pourquoi lui parlez-vous ? "

"Peut-être qu'elle m'entend, vous pouvez aussi lui parler"

"Je ne sais pas quoi lui dire..."

Elle aussi ne reconnaissait plus sa mère, elle était devenue une mourante. Elle non plus ne savait pas par où commencer pour dire toutes ces choses qu'elle avait en elle.

"Restez avec moi, j'ai peur..."

Alors j'ai pris la main de Jeanne et lui ai expliqué la difficulté de sa fille : "votre fille craint que vous ne l'entendiez pas, elle est à votre gauche de l'autre côté du lit..."

Jeanne a tourné la tête vers sa fille, et alors qu'elle était venue voir sa mère mille fois sans pouvoir lui dire, ce jour là elles ont pu échanger. Elles se sont quittées en paix.

 

Estrella

 

Estrella est une belle femme, espagnole, majestueuse, autoritaire. Elle chantait merveilleusement des tangos argentins. Elle était souvent révoltée, parfois violente. Déportée pendant la deuxième guerre mondiale, elle n'avait plus de famille. Nous l'avons vue se dégrader petit à petit jusqu'à ne plus communiquer avec nous que par clignement des paupières, toute ratatinée dans son lit, et çà durait... çà n'en finissait plus de finir.

Mais qu'attendait-elle ? Qu'est-ce qui lui manquait ? Que n'avait-on pas fait ?

Etait-ce Francisco, son copain qui lui manquait ?

Etait-ce une autorisation qu'elle attendait ?

Francisco est venu passer un après-midi avec elle. Il lui a tenu la main en silence.

De mon côté, j'ai parlé avec elle, lui ai donné la permission de se reposer, de se laisser aller avec beaucoup d'amour, je lui ai dit que nous étions d'accord.

Elle est morte la nuit même.

 

 

Eugènie

 

Elle est là depuis cinq ans. Nous nous connaissons peu, elle est autonome, n'a pas de demande. Je ne lui rends que des visites de courtoisie.

Puis urgence : occlusion, Eugènie part à l'hôpital et revient un peu confuse, avec diagnostic de cancer généralisé, atteinte de son intégrité physique (colostomie...) elle a mal... mais pas trop...

Son infirmière est venue exposer ses difficultés à écouter Eugènie, à recevoir ses paroles, ne sachant quoi en faire, quelle information donner, nous décidons que je vais voir Eugènie pour essayer d'évaluer la situation.

J'entre chez elle, la salue, elle me répond, se trompe de prénom, je me mets face à elle en souriant, elle corrige (pas si confuse).

Je lui demande comment elle se sent, elle me parle immédiatement de sa douleur physique : "c'est une douleur rhumatismale dans la colonne vertébrale ou peut-être pas... oui c'est la mort".

J'écoute, elle m'explique, elle a tout réglé, elle est prête, sereine, sans peur, détachée : " j'ai exprimé mes volontés, si ce n'est pas fait, je ne serai plus là pour le voir".

Elle me rassure, "ne vous inquiétez pas".

 

Eugènie s'est éteinte au petit matin, rien ne le laissait prévoir.

 

Conclusion

 

"La femme mannequin" et "l'homme que je ne connaissait pas", m'ont précipitée devant la réalité humaine : les femmes et les hommes meurent. Je n'étais prête à rien, c'était le temps de la stupeur.

 

Pour Marie-Thérèse, ma rage était immense, je me suis débattue, j'ai lutté bec et ongle contre la mort. J'ai voulu la nier, elle m'a vaincue. C'était le temps de la révolte.

 

J'ai beaucoup marchandé, j'ai quelque fois pleuré.

 

Puis grâce à mes compagnons de route, "Max, Jeanne, Estrella, Eugènie" et bien d'autres, j'ai fini par me résoudre à l'issue de l'aventure humaine. C'est le temps de l'acceptation.

 

Marie-Thérèse a éclairé le "Passage" en m'embarquant, malgré moi, pour son dernier voyage. Juste avant de mourir, elle m'a initié au mystère de la mort. Elle seule a débarqué et longtemps je suis restée assise au bord du fleuve à regarder sa rive.

Puis, au fil temps, je suis remontée sur la barque pour aider au passage d'hommes et de femmes d'une berge à l'autre, d'un monde à l'autre.

 

Je voulais raconter ces moments d'émotion que m'ont légué tous ces voyageurs. Ces traversées ont été pour chacune irrationnelles, intemporelles, immatérielles.

A la grâce de tels instants aujourd'hui, je prend soin de la vie. Merci

 

 

 

 

 

Michèle Simon
nous contacter: serpsy@serpsy.org