Le livre des morts
Au
soir de sa vie, un vieil homme cheminait sur le sable, le long des vagues d'une
longue plage. Se retournant, il contempla cette longue trace.
Fatigué, il s'enroula dans son manteau et
s'endormit. Il rêva.
Il était tout en haut d'une haute falaise d'où il
voyait la plage à perte de vue. Sa trace était à peu près droite, mais il y
avait quelques trous dans lesquels il était tombé et des obstacles qu'il avait
fallu contourner. En regardant mieux il vit que, presque partout, en fait, il y
avait deux traces de pas.
« Mais qui a marché ainsi à mon côté si
longtemps ? Les traces de ma famille et de mes amis, je les vois, elles
s'écartent toutes ou disparaissent peu à peu, une seule reste à côté de la
mienne. Qui marche à côté de moi ?
- C'est moi, dit une voix douce. (C'était Dieu ...
c'est comme çà dans les rêves).
- Ahah ? ... s'émerveilla le vieil homme. Depuis que
je suis né ?
- Eh oui , Je suis comme çà, fidèle - dit le
Seigneur - tu ne le savais pas ?
- Si , si ... mais , je voudrais Vous poser une
question, tout de même.
- Fais donc ! Que veux-tu savoir ?
- Eh bien, là, et là encore, Vous voyez, aux
passages les plus difficiles de ma vie, on ne voit qu'une seule trace ...
alors, Vous n'étiez pas là ?
- Mais si - dit Dieu en éclatant de rire - ... mais
dans ce moments-là, la trace que tu vois, c'est la mienne .... toi , je te
portais dans mes bras. »[1]
Il n’est pas sûr que dans les moments difficiles de
notre vie professionnelle, un Dieu bienveillant vienne nous porter, même si
parfois, nous en aurions bien besoin. Apporter à d’autres l’assistance
individualisée que nécessite leur état psychique ou physique revient à les
porter tout le temps qu’ils ne peuvent se porter eux-mêmes. C’est peut-être la
première de nos fonctions, la plus essentielle. Il s’agit parfois de les porter
physiquement en attendant qu’ils puissent le faire eux-mêmes, ou parce qu’ils
ne pourront plus jamais le faire. Nous savons tous combien cela peut être
parfois pénible. Et pour nous, et pour la personne qui est portée. La
dépendance que ce portage implique peut être un lourd fardeau pour la personne
même, quel que soit le tact et la délicatesse que nous y mettons. Porter
physiquement, cela n’est rien … il suffit d’un peu de muscles, d’un
lève-personne en état de fonctionnement et d’un soupçon de délicatesse. Porter
la souffrance psychique, c’est autre chose. Entendre ce jeune homme de vingt
ans qui a perdu l’usage de ses membres dire qu’il est fini, que sa vie s’arrête
là. Résister au désir de lui dire, mais non, cela n’est rien, ça va s’arranger.
Ecouter simplement sa détresse. Sans rien dire d’autre que je suis là. Je
pourrais multiplier les exemples, nous savons tous combien porter psychiquement
quelqu’un qui souffre est difficile. Cette fonction de portage, que Winnicott
nomme le holding, je l’appelle avec Pierre Delion, la fonction phorique. Il
s’agit de mettre l’autre, la personne handicapée, la personne âgée dépendante,
l’enfant dans un climat tel qu’il se sente porté dans l’attention psychique des
soignants et de ceux qui s’occupent de lui, qui s’occupent avec lui. Si la
fonction phorique n’est pas une fin en soi, elle est une fonction essentielle
comme socle à partir duquel peuvent s’originer les autres fonctions. Sa
fondation requiert toute notre attention créatrice ; de sa qualité dépend,
entre autres, la possibilité du transfert.
L’AMP, a dans ce registre phorique, un rôle essentiel à remplir.
Nous autres humains, à la différence du dieu
débonnaire de notre fable mystico-religieuse, ne pouvons porter psychiquement
l’autre qu’à la condition d’être nous-même portés. Si nous devions tout
supporter sans être porté nous-même, nous nous effondrerions sous le poids de
la charge psychique. Nous allons voir ensemble, à travers une bien curieuse
histoire, comment la souffrance psychique des soignants se manifeste, comment
ce qui n’a pas été porté reste, et revient comme un fantôme hanter les couloirs
d’une institution, comment le livre des morts permit quelques onze ans plus
tard de chasser les fantômes et rétablit la fonction phorique des soignants.
En ce temps-là, je travaillais en free lance, avec
Marie Rajablat, une collègue infirmière, pour un institut de formation
continue. Michelle, la responsable, nous proposa, un beau jour, d’animer une
formation à l’accompagnement à la mort pour une association qui comprenait un
internat pour polyhandicapés et une MAS. Le vieillissement des résidants
confrontait les membres du personnel à la mort et ils n’y étaient pas préparés.
Nous devions donc animer quelques cinq ou six jours de formation sur ce thème.
L’essentiel du contenu avait été négocié entre Michelle et le directeur d’une
structure que nous nommerons Les Bolets parce que c’est joli et que c’était à
côté de Marcillac la Croisille. A lire le contenu du programme de formation
plutôt centré sur une approche palliative de la mort, ni Marie, ni moi n’étant des spécialistes[2],
nous nous sommes demandés pourquoi nous et pourquoi maintenant. Michelle nous
répondit que deux décès récents avaient fragilisé l’équipe qui avait demandé
cette formation pour se préparer et préparer les résidants à la mort. Il lui
avait semblé que la demande n’était pas si simple, ni si limpide et qu’elle
préférait avoir des formateurs capables d’improviser en cours de formation,
quitte à en modifier le contenu même. La demande des membres du personnel,
davantage centrée sur une écoute, ne lui paraissait pas totalement coïncider
avec celle de la direction qui aimerait que nous élaborions avec l’équipe une
sorte de protocole de fin de vie, et de post-fin de vie, elle pensait que nous
saurions nous en débrouiller.
C’est avec ces a priori en tête, en ayant conscience
de nous lancer dans une formation pour nous totalement atypique que nous avons
rencontré un groupe pompeusement baptisé « groupe de pilotage ». La
dimension institutionnelle était inscrite d’emblée, ce que nous travaillerions
avec le groupe vaudrait pour toute l’institution. A eux de faire remonter et
descendre questions et réponses.
Dès le début, nous nous rendîmes compte que la
demande était ailleurs. L’aide-soignante qui prit la parole en premier,
diplômée depuis deux ans, nous montra qu’en terme de savoir et de vécu, elle
était tout à fait correctement formée. L’infirmière qui lui succéda comptait 19
ans de maison. Elle avait été également confrontée à la mort, et notamment aux
soins intensifs où elle avait exercé quelques années avant d’intégrer Les
Bolets. « Aux soins intensifs on s’attend à la mort. Ce sont de courts-séjours.
Ici, c’est différent, on vit avec eux. Ici la mort est plus violente. Il n’y a
plus beaucoup de résidants qui quittent les Bolets, alors on s’attache. Ce qui
m’intéresse dans cette formation c’est de travailler autour de cette question,
de comment on ressent la mort de ces résidants. »
Elle a, à peine, fini sa phrase, que ça fuse, que ça part de partout. J’ai bien du mal à prendre des notes. L’un demande des choses pratiques tel que dans quel lieu on met le corps mort. Un autre regrette qu’on enlève les photos du mort dans les albums photos et que du coup ça fait un vide parce que personne n’ose mettre des photos de vivants à la place. C’est comme si on ne voulait pas conserver de traces du mort, déplore-t-il. Une autre demande ce qu’il faut dire. Faut-il dire : « Il est mort, il va aller au paradis. » ? Nous avons bien du mal à ramener le calme.
Une éducatrice qui a 22 ans de Bolets, prend le
relais. Elle doit écouter le groupe où la mort est survenue, mais elle n’y
arrive pas. Ca la touche aussi. Elle se demande comment retraiter tout ça. Elle
enchaîne avec l’évocation du dernier décès. Elle estime que les soignants l’ont
trop forcé. Ils lui demandaient trop de choses en terme de soins. Une autre
éducatrice lui succède qui travaille chez ceux qui ont un bon niveau et à la
MAS. Elle a assisté au décès d’un des résidants et se demande comment répondre
aux questions des garçons. Comment
travailler avec ces résidants avec lesquels ils ont un investissement profond ?
Comment les accompagner à la mort ? Est-ce que ce n’est pas plus facile
quand on n’a pas de liens, quand on ne connaît pas leur famille ? Un autre
aide-soignant reprend et raconte un décès d’un autre résidant. Nous sommes un
peu perdus. En tout cas, le groupe est réactif. Les trois AMP qui font partie
du groupe ont un discours assez différent. La plus jeune, n’a aucune expérience
de la mort. « J’appréhende, je voudrais vaincre ma peur et savoir quoi
faire. La mort me fait peur. Si un résidant paniquait je ne saurais pas quoi
faire. » La deuxième AMP qui a deux ans d’expérience a été confrontée
à la mort d’un résidant alors qu’elle était encore, en contrat de qualif. Elle
a prévenu l’infirmerie. Elle s’est occupée de tout avec une autre AMP en
contrat de qualif. Elles ont fait la toilette mortuaire, c’était leur première.
« Le souvenir que j’en ai, c’est que j’ai pas pris conscience que la
personne était morte. J’étais en même temps détachée. C’est abstrait la mort.
Je dois en avoir peur quelque part ou éprouver quelque chose par rapport à ça,
pour être à la hauteur. Ca n’a jamais été reparlé depuis. On était détaché de
ce que ça peut faire. On a eu un fou-rire. On n’a pas senti qu’on avait le
choix. Il fallait qu’on fasse cette toilette. Il faudrait apprendre la mort,
savoir la vivre et la parler. La mort c’est une notion abstraite, ça court pas
les rue, la mort. » La troisième AMP voulait faire la formation
« car on ne pouvait pas en parler, même si on en a parlé, on n’en a
pas parlé. C’était pas assez. »
Au milieu de tout cet embrouillamini, nous repérons
la difficulté de parler de la mort, de se la représenter. Nous notons également
l’importance de l’investissement affectif des résidants. Nous identifions trois
pôles de pouvoir, trois types de discours qui s’opposent et s’interpénètrent
parfois : l’équipe de direction avec laquelle nous n’aurons pas de
relations mais qui sera souvent présente d’une façon ou d’une autre dans la
formation, le pôle soignant composé de l’infirmière et des aides-soignantes
(rattachées à l’infirmerie) et le pôle éducatif qui rassemble les éducateurs et
les AMP (en général plus jeunes). Si les soignantes techniquement et
théoriquement semblent plus à l’aise avec la mort, elles semblent envahies par
le deuil, au point d’avoir du mal à le gérer affectivement. Le pôle éducatif
éprouve, lui, de réelles difficultés à penser la mort, à la parler avec les
résidants. Le pôle éducatif reproche aux soignants leur acharnement
thérapeutique qui leur répond en réprouvant l’acharnement éducatif sur des
résidants qui devraient pouvoir se reposer. Une troisième strate vient
complexifier le fonctionnement institutionnel : celui des anciens qui a
connu l’institution dès sa fondation et dont le statut professionnel est
parfois incertain. Tous sont insatisfaits et ont la sensation de porter seuls
ces morts qui défraient la chronique d’une institution qui serait paisible sans
elles.
Comment dans ces conditions peuvent-ils accompagner
la souffrance psychique des résidants, comment peuvent-ils répondre aux
questions de ceux qui sont suffisamment évolués pour en poser et au silence de
ceux qui ne parlent que par leur comportement ? Les photos disparaissent
des albums photos comme si les morts n’avaient jamais existé. Le lit du mort
est occupé par un résidant vivant sans temps de latence, comme s’il ne devait
pas y avoir de place pour le vide. La mort n’a même pas de place, aucun
emplacement n’est prévu pour servir de chambre funéraire. Les résidants sont
parfois témoins des morts sans que rien ne leur soit dit. Ils portent ces morts
sans avoir de réel espace pour les parler ce qui serait également une façon de
leur rendre hommage. La fonction phorique est atteinte. Soignants, éducateurs
et AMP ne peuvent plus porter psychiquement les résidants. En même temps que la
mort, apparaît de la violence et une certaine stase dans l’évolution des
résidants dont se plaignent les uns et les autres.
Nous décidons dans un premier temps de respecter le
cahier des charges en abordant la question du deuil et de ses différentes
phases. Nous répondons à la demande du pôle éducatif mais en nous appuyant sur
le savoir des soignants. Nous nous contenterons de rajouter quelques petites
touches ici ou là pour montrer que nous sommes là tout de même. Comme nous
sommes perdus dans cette institution, dans son histoire et dans tous ces décès,
nous demandons aux anciennes de nous raconter l’histoire de l’institution.
L’institution est créée dans les années soixante.
Elle accueille alors des enfants. Les personnels recrutés sur le tas habitent
au château, à l’étage au-dessus des résidants. Ils se forment petit à petit
suivant les besoins de l’institution. Ainsi les éducateurs correspondent-ils à
la strate la plus ancienne. Les enfants grandissant, la structure se transforme
et devient lieu d’accueil pour adolescents. Quelques nouveaux arrivent mais les
anciens les moins évolués restent. La structure devient lieu d’accueil pour
jeunes adultes, selon le même schéma. Nous la voyons ainsi se transformer tout
en se pérennisant, toujours à partir du vieillissement des résidants. Quelques
nouveaux arrivent mais les plus anciens, ceux qu’il n’est pas possible
d’éduquer restent. C’est avec la création de la MAS qu’apparaissent les AMP.
Ainsi, l’accompagnement à la mort qui nous est demandé s’inscrit-il dans un
mouvement qui a plus de quarante ans. De la même façon que l’institution
d’accueil d’enfants handicapés est devenue une institution d’adolescents, de
jeunes adultes, puis d’adultes se prépare l’institution maison de retraite pour
personnes âgées handicapées et l’institution d’accompagnement à la mort. Nous
sommes là pour préparer, accompagner ce double passage. Tel est le sens de la
demande du directeur de l’établissement. Si les résidants ont grandi, les
fondateurs ont vieilli, l’accompagnement à la mort se double d’une forme de
préparation à la retraite. Ces fondateurs qui ont mûri professionnellement avec
ces résidants, qui ont vieilli, vécu avec eux, au point qu’on pourrait
considérer qu’ils sont leur famille, doivent se préparer eux-mêmes à partir en
retraite. La question de leur investissement affectif se pose avec une
particulière acuité. Les statuts de l’institution ont changé, les équipes de
direction également. La continuité repose sur ces éducateur fondateurs et sur
les résidants qui n’ont pas évolué. Pour être complet précisons que des
étudiants en psychologie firent quelques nuits pour payer leurs études, un
bouleversement institutionnel fit que cette possibilité leur fut interdite,
quelques-uns devinrent AMP afin de pouvoir rester dans cette bonne institution
maternante. Ainsi, trouve-t-on quelques AMP titulaires d’une licence ou d’une
maîtrise de psychologie. La question qui se pose est donc davantage la question
de l’institution et de la mort plus que celle des connaissances des membres du
personnel sur le deuil et sur la mort. Enfin, la préparation à la mort des
résidants se double, d’une certaine façon, de l’accompagnement des fondateurs à
leur propre mort, chaque décès d’un des résidants historiques les renvoyant à
eux-mêmes. Mort des fondateurs mais également mort de l’institution. De
l’enfance à la vieillesse, l’institution a évolué avec ses résidants, mais
après la vieillesse, la mort, qui
pourra-t-elle accueillir ?
On comprend qu’il soit difficile de parler de la
mort dans un tel contexte. En demandant aux fondateurs de nous raconter
l’origine de l’institution, en faisant retour à ses mythes fondateurs, nous
leur permettons d’assurer la transmission. Chaque membre du groupe devient
ainsi un maillon d’une histoire et prend place dans ces récits. Quelque chose
malgré la mort se poursuit : l’institution qui survivra à la mort des
résidants et au départ des fondateurs. On comprend également qu’il nous sera difficile
de respecter le cahier des charges initial puisque la demande réelle ne porte
pas sur l’accompagnement à la mort des résidants. Il s’agit plutôt
d’accompagner l’institution et les membres de son personnel dans une situation
de crise provoquée par le départ de ses fondateurs. En écoutant le récit des
fondateurs, nous nous rendons compte que persistent des zones d’ombre, que
ceux-ci passent très vite sur certaines périodes, sur certains décès qui
semblent avoir été le moteur des évolutions de l’institution. Depuis la
fondation de l’institution, onze patients sont morts (dont sept dans les dix
dernières années), ce qui est finalement assez peu et qui montre bien que la
question est autre. Nous proposons au groupe de faire un thanatologue ou un
livre des morts afin de repérer s’il existe des rituels spontanés. Nous
fabriquons avec le groupe une grille composée de treize items : prénom du
résidant, année du décès, âge approximatif du résidant, causes du décès, récits
et mémoires autour du décès, lieu où a reposé le corps, toilette mortuaire ou
non, participation aux obsèques, annonce au groupe (éducatif et soignant et
résidants), travail psychique de deuil avec les éducateurs et soignants
concernés, changements institutionnels observés après le décès, attitudes de la
famille du résidant et existence ou non d’un sentiment collectif de
culpabilité. Les membres du groupe auront pour tâche de ramener leurs propres
souvenirs et de chercher les souvenirs des autres membres de l’institution. Il
est entendu que ce n’est pas la vérité qui nous préoccupe mais ce qui se
raconte autour des morts. Les récits seront écrits, tapés et validés par le
groupe avant d’être regroupés dans un document qui lui sera remis avant d’être
transmis au reste de l’institution. A partir de cette base, une proposition de
rite funéraire sera élaborée par le groupe et discutée au sein de
l’institution.
Ainsi fîmes-nous.
Je ne reprendrais pas les onze décès, mais
uniquement ceux qui peuvent nous apprendre quelque chose en terme de fonction
phorique. Je reprends les paroles mêmes des membres du groupe. J’ai évidemment
changé les prénoms, les dates et les âges.
« Le premier décès fut celui de Pierre dans
les années 69-70. Il avait 14-15 ans. Il est mort suite à une défenestration
accidentelle ou provoquée par un autre résidant. Il n’est pas mort sur le coup.
Il a été transporté à l’hôpital où il est mort. Pierre était un petit acrobate
qui passait son temps à escalader les échafaudages du château alors en travaux.
Trahi par l’ombre, il serait tombé de l’infirmerie situé au deuxième étage ou
aurait été poussé. Le corps a reposé dans le bureau de l’assistante sociale.
Certains résidants se sont recueillis auprès du corps du patient. Ils étaient
plus évolués que maintenant. Le décès fut annoncé aux résidants par la
direction médicale de l’époque lors d’une grande réunion. De toute façon,
beaucoup de résidants avaient vu la chute. Il y eut des pleurs. A l’époque, le
mot « mort » était une insulte : « Ton père à toi, il est
mort ! ». Educateurs et soignants étaient bouleversés. On ne pensait
pas que des résidants si jeunes pouvaient mourir si tôt. Pas de trace du décès,
notamment au niveau de l’infirmerie où est survenue la chute. A l’époque,
c’était très familial. Certains membres du personnel habitaient le château. Des
grilles furent posées aux fenêtres du château. La famille de Pierre vivait en
région parisienne mais elle est venue. Les résidants vivaient alors en dortoir,
ils n’ont pas demandé à voir où il dormait. Il existe peut-être encore 30 ans
plus tard un sentiment de culpabilité du côté de l’infirmerie. Pierre était
malade, il était donc sous la surveillance de l’infirmière. »
Nous pourrions presque poser cela comme une règle,
ce qui n’est pas travaillé psychiquement, ce qui n’est pas élaboré, reste comme
un abcès qui suppure. L’infirmerie, trente après, est toujours considérée comme
responsable du décès. Elle n’est toujours pas digne de confiance. Les
infirmières qui se sont succédées ont toutes eues à porter cette culpabilité.
La deuxième mort se produisit quelques huit ou neuf
ans plus tard. « Sergio, âgé de vingt ans, est entré dans un feu allumé
par un autre résidant ou pour brûler des feuilles. Sa blouse en nylon s’est
enflammée instantanément. Il n’est pas mort sur le coup. Il a été transporté à
l’hôpital par hélicoptère, il y est mort. La sécurité a été améliorée au niveau
des feux. Les parents voulaient porter plainte pour manque de surveillance.
C’étaient des parents qui ne venaient jamais voir leur fils. On reparle encore
de ce décès. On croyait que c’était évacué. La culpabilité est encore présente
chez ceux qui étaient contemporains. Des enfants, aujourd’hui adultes s’en
souviennent comme d’un événement marquant et le reconstruisent probablement en
décrivant le grand bidon dans lequel on brûlait les détritus. »
Il faudrait éviter d’interpréter, ne rien déduire de ce que reconstruisent les enfants. Il faudrait entendre cela comme une représentation, un représentement comme le dit joliment Michel Balat, de leurs angoisses archaïques, peut-être celle d’être brûlé avec les détritus. Cette reconstruction montre en tout cas que quelque chose de la mort a été dit, qu’à partir de là, ce que Pierre Delion et Michel Balat nomment la fonction sémaphorique s’est mise en route. Les enfants émettent des signes, des sémaphores, qui expliquent le monde, leur monde. Cette fonction suppose qu’il y ait quelqu’un pour recevoir ce signe et le lire. Des éducateurs et des soignants qui ne sont pas portés, qui ne peuvent supporter ce que les résidants leur renvoient ne peuvent que très difficilement recevoir ces signes et les interpréter.
Deux décès se produisirent en 90 que nous ne
développerons pas même si le pôle éducatif se reprocha d’avoir trop mis
l’accent sur l’éducatif alors que l’un avait un cancer à un stade avancé et
l’autre une péritonite. Une cellule de réflexion sur le vieillissement fut mise
en place mais sans avoir apporté quoi que ce soit. L’annonce fut faite par la
direction à un éducateur. « On pensait que les résidants ne
connaissaient pas le mot décès. Il y eut des réactions violentes. Jean-Paul
savait ce qu’était la mort. Il a blessé une personne qui a été en accident de
travail ensuite. »
C’est autour de l’évocation de la mort de Donatien que se produit le phénomène le plus intéressant pour nous. Bien avant que nous en arrivions chronologiquement à sa mort, le groupe s’était divisé. Certains menaçait de partir si l’on en parlait, d’autres le ramenaient constamment au centre des discussions. Le groupe se déchirait onze ans après sa mort comme il avait dû le faire de son vivant. Nous étions face à un nœud, face à un traumatisme encore vivant comme si Donatien était mort de la veille. Il n’était pas question pour le groupe de porter quoi que ce soit tant que ce fantôme viendrait les hanter. Nous avions dû poser un interdit : défense de parler de Donatien tant que l’on n’en serait pas arrivé chronologiquement à sa mort. Pas question de faire une exception pour lui. Les morts doivent savoir rester à leur place, sinon c’est la chienlit. Ceux qui ne souhaitent pas en entendre parler ont toute liberté pour ne pas venir au jour fixé. Evidemment, tous étaient présents lors de cette journée. Une en avait même rêvé. Elle l’avait vu qui la menaçait encore. Elle se sentait hantée par Donatien. Tous étaient bouleversés.
Donatien, donc, est mort, en 92-93, à l’âge de 34-35
ans, d’une fausse route, régurgitation après une crise d’épilepsie se demande
encore le groupe. Les pompiers, appelés ont essayé de le ranimer, ils ont
aspiré. Il y avait beaucoup de monde autour. Le récit collectif parle d’une
mort violente dans la chambre. On a peu de détail sur ce qui s’est passé. Il
était enfermé dans sa chambre. « On se prenait des coups, on
l’enfermait. On avait dit en réunion comment on travaillait avec lui. On avait
fait un écrit sur notre façon d’agir. Il a disparu avec le reste. Nous devions
nous battre avec lui. La direction savait ce qui se passait. Il a posé des
problèmes dans tous les groupes où il est passé. Il était après les résidants
jour et nuit. Il ne faisait que trois choses : frapper, chercher du
chocolat et se masturber. Il recherchait une relation privilégiée, fusionnelle.
L’équipe aurait souhaité un séjour de rupture. Ca n’a pas été possible. Il n’a
même pas été possible de l’isoler dans un lieu prévu à cet effet, puisque la
chambre d’isolement n’a jamais été terminée. Il fut le premier mort dans les
nouveaux locaux. Le corps a reposé dans sa chambre, dans son groupe. Il y resté
deux jours car sa mère a refusé de prendre le corps. Les Bolets, disait-elle,
c’était chez lui. La toilette mortuaire a été faite par l’infirmière. De toute
façon, personne n’aurait accepté de la faire. Beaucoup de personnel et de
résidants sont allés à la messe mais certains n’ont pas voulu ou pas pu. La
famille a récupéré le corps. La maman était en blanc. L’équipe a vécu tout cela
difficilement. Le glissement (remplacement d’un résidant par un autre) a été
trop rapide. Il a eu lieu une semaine après. Nous on a annoncé le décès au
groupe. On a parlé sans arrêt de Donatien. L’équipe n’a pas voulu rester sur le
pavillon tant que le corps de Donatien y reposait. On est donc sorti avec les
résidants, pendant les deux jours qui ont précédé les obsèques. On s’est
retrouvé dans un chemin de croix. On a brûlé un cierge dans une église. Les
résidants nous ont aidé. C’est grâce à eux que l’on a pu dépasser cela. Il n’y
a pas eu de travail psychique de deuil. Toutes ses affaires ont été emballées.
Les vêtements ont été donnés. Même ses photos ont été détruites. La mère n’a
pris qu’un ours en peluche. Au niveau institutionnel, la réflexion autour du
« corps mort » a évolué. Il est insupportable pour le personnel que
le corps reste sur le lieu de vie. Des réunions ont été organisées où le personnel
évoque la question de la mort. Des séjours de rupture avec l’hôpital
psychiatrique local ont été mis en place. On a travaillé la prise en charge de
la violence. La famille faisait partie du conseil d’administration et en fait
toujours partie, bien qu’elle n’ait plus d’enfant au centre. »
Violence des émotions encore présentes, à fleur de
peau. Violence des mots, des situations. Nous avons laissé le groupe exprimer
sa révolte, sa colère. Son soulagement aussi. Onze ans qu’ils attendaient de
dire que la mort de Donatien les avaient soulagés, qu’ils en étaient heureux.
« On nous disait qu’on était des sadiques parce qu’on lui rendait ses
coups. On a découvert notre violence, notre côté obscur. On a eu des gestes
souvent regrettables. Il pouvait arriver quelque chose à tout moment et on
culpabilisait aussi à cause de ça. Il voulait imposer sa loi. Tout le monde
était débordé. On s’est senti seul, incompris par la direction. La famille
était présente, trop présente. Ils disaient qu’on n’était pas bon, qu’on ne
savait pas s’y prendre. Il tapait tout le monde. Il mangeait la part des
autres. On ne pouvait pas le laisser faire tout de même. »
Winnicott, nous dit dans La haine dans le
contre-transfert : « Il faut qu’une mère puisse haïr son enfant
sans rien y faire. Elle ne peut lui exprimer sa haine. Si par crainte de ce
qu’elle peut faire, elle ne peut pas haïr comme il convient lorsque son enfant
lui fait mal, elle a recours au masochisme. Ce qu’il y a de plus remarquable
chez une mère, c’est son aptitude à être tellement maltraitée par son enfant,
et à haïr autant sans s’en prendre à son enfant ni attendre la récompense qui
s’offrira ou ne s’offrira pas à une date ultérieure. Peut-être est-elle aidée
par certaines des chansons enfantines qu’elle chante, auxquelles l’enfant prend
plaisir mais que heureusement, il ne comprend pas ?
Bateau, batelier, tout en haut de l’arbre,
Quand le vent soufflera, le berceau bercera
Quand la branche cassera, le berceau tombera.
En d’autres termes quel que soit notre amour pour
nos malades, nous ne pouvons éviter de les haïr et de les craindre, et mieux
nous le savons, moins nous laisserons la haine et la crainte déterminer ce que
nous leur faisons. C’est ce que l’équipe aurait appris si quelqu’un avait pu la
porter à ce moment-là. L’équipe haïssait Donatien qui s’haïssait lui-même sans
s’autoriser à le reconnaître. C’est cette haine, sa propre haine, cette
crainte, qui ont mangé l’équipe. C’est ce souhait inconscient de mort réalisé
qui rend cette mort tellement vivante, tellement prégnante, qui fabrique cette
culpabilité que l’équipe portait depuis onze ans.
Insensiblement, nous avons commencé à parler autour
de la mère, de son attitude rejetante. Nous en sommes venus à nous demander
pourquoi était-elle si présente au conseil d’administration, dans la gestion de
l’institution et tellement absente auprès de Donatien. Nous en sommes venus à
nous demander à qui s’adressait la violence de Donatien. Petit à petit, à
partir de la haine acceptée, travaillée, nous avons un peu mieux compris la
souffrance de Donatien, ce qu’il ne pouvait supporter. Nous avons essayé de
comprendre ensemble quel mécanisme de défense il utilisait, comment il
projetait sa haine sur l’équipe et comment sa haine, à lui, faite de trop d’amour,
d’ambivalence avait fini par contaminer l’équipe. D’objet de répulsion, de
haine, de fascination aussi, Donatien et devenu un objet de pensée. L’équipe
s’est rendue compte que malgré tout, cahin caha, au prix de petites ruses,
d’aménagements, elle avait tenu, elle avait plié certes, mais n’avait pas
rompu. Elle avait porté Donatien. Elle n’avait pu retraiter cette haine, elle
n’avait pu trouver une ritournelle, une chansonnette pour exprimer sa propre
haine, ni transformer cette haine qu’éprouvait Donatien, ces angoisses qui le
mangeaient en quelque chose d’acceptable pour lui, elle n’en avait pas moins
tenu avec lui. Et si c’est pas sûr c’est quand même peut-être. Nous sommes là,
face à ce qu’il est le plus difficile de traiter, d’accompagner. On ne peut
porter cette haine, cette crainte sans quelqu’un qui nous aide à les porter, à
les déchiffrer et à les rendre au patient d’une manière qui soit pour lui
psychiquement acceptable.
C’est un groupe apaisé que nous quittâmes à l’issue
d’une journée particulièrement riche. Quelques rêves rapportés à la séance qui
suivit nous le confirmèrent.
Le dernier
décès survient en cours de formation. Cette mort fut pour nous l’occasion de
vérifier si la formation avait fonctionné ou non. Léonie est morte en 2000.
Elle avait cinquante ans et quatre enfants. Elle est morte d’un arrêt
cardiaque. Elle s’était plaint la veille au soir d’une digestion difficile.
Elle a été trouvée morte par une résidante sur les toilettes. Tout le monde a
été surpris par cette mort soudaine. Léonie était très sociable et très
appréciée par les autres. Elle était un peu comme une maman pour les résidants.
Son corps a reposé dans la chambre de malade à côté de l’infirmerie, lieu où
elle n’avait pas voulu rester la veille au soir. Elle avait dit à
l’infirmière : « Ca pue ici ! » La toilette mortuaire a été faite par l’infirmière et la personne
qui est chargée du ménage, puis le thanatopracteur a fait les soins d’usage. La
famille, des gens du village, des membres du personnel et des résidants ont
assisté à la bénédiction. La famille s’est ensuite rendue au cimetière ainsi
que quelques membres du personnel. Les résidants qui le souhaitaient ont été
accompagnés et ont pu déposer un bouquet de fleurs sur sa tombe. Il a été
demandé à la résidante qui a trouvé Léonie de se taire en attendant de
s’organiser pour faire l’annonce officielle au groupe après le petit déjeuner.
L’annonce en a été faite par le directeur et la psychologue. Le groupe de
Léonie est ensuite parti à l’activité journal et chacun a écrit un petit mot
pour Léonie. Le midi, ils ont fait un repas collectif. Le lundi suivant, au
cours du groupe parole, les uns et les autres ont pu s’exprimer. Des entretiens
individuels ont été faits avec les résidants les plus proches de Léonie. Une
rencontre de l’équipe de nuit avec le psychiatre a été organisé. Il y a été
parlé, entre autres, de l’association difficile entre souillure, excréments et
mort. Une des filles de Léonie est venue plus tard voir l’équipe pour parler
des derniers moments de sa mère. Aucun sentiment de culpabilité n’a été
signalé, juste une tristesse collective le jour de Noël.
Le fantôme de Donatien ne vient plus hanter les
couloirs des Bolets. La vie a repris son cours. Des résidants meurent. Le rite
funéraire permet de leur rendre un dernier hommage, de tenir un discours autour
d’eux, de leur place dans la communauté et de leur parcours dans l’institution.
Les fondateurs partent en retraite, un peu plus tranquilles. Ils ont transmis
le flambeau. D’autres, plus jeunes sont porteurs de l’histoire de
l’institution. Le thanatologue ou livre des morts est une trace de leur
passage. Il a permis de renouer les fils de l’histoire. Il a permis le passage
d’une époque à une autre. Les dettes du passé ont été travaillés, épongés.
C’est une autre histoire qui commence, une histoire dont nous ne savons
rien. Les AMP n’ont plus peur de la
mort. Elle est certainement toujours abstraite mais ils savent mieux
l’accompagner grâce au passage de témoins. Ils savent un peu mieux porter la
souffrance psychique des résidants, ils peuvent les écouter, écouter ces
sémaphores qu’ils persistent à leur envoyer, ils savent parfois retraiter leurs
scories.
Et
si un jour, au soir de sa vie, un vieil homme de résidant chemine sur le sable,
le long des vagues d'une longue plage. S’il se retourne, et contemple cette
longue trace, ils pourront dire aussi : « Mais dans ce moments-là, la
trace que tu vois, c'est la mienne .... toi , je te portais psychiquement dans
mes bras. »
ISP, Centre de Santé Mentale
Hélène Chaigneau, GAP (05)
[1] Je n’ai pas retrouvé le nom de l’auteur de cette petite histoire qui se raconte ici ou là dans les milieux chrétiens.
[2] Nous sommes tous deux infirmiers de secteur psychiatrique.
[3] Bateau sur l’eau est une variante française tout à fait acceptable de cette berçeuse.
[4] WINNICOTT (D.W), La haine dans le contre-transfert, in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, pp. 72-82.