Fragilité du projet de soin
touchant à la fonction contenante des
soignants : où la nécessité d’inscrire notre métier dans une démarche clinique
Le projet de soin ou projet
thérapeutique individualisé ne va pas toujours de soi. On pourrait partir de ce
constat : plus on met un jeune sujet psychotique en projet de soin, plus
il y a des risques de le fragiliser, voir de l’angoisser si des conditions
sécurisantes ne sont pas réunies. Mon expérience clinique de cadre de santé en
psychiatrie adulte me le montre chaque jour au quotidien. Je m’appuierai pour
étayer mes propos sur deux exemples cliniques, servant de paradigme pour
démonter peut-être ce qui échoue ou marche dans la réalisation du projet de
soin. Mon intuition de praticien-clinicien serait la suivante : « le projet thérapeutique serait voué
à l’échec, vécu peut être comme un lien d’emprise par le sujet, réactivant la
toute puissance soignante ou le sentiment de persécution du sujet psychotique si le soin ne s’inscrit pas dans une démarche
clinique permettant de développer une
fonction contenante ». Mireille CIFALI, professeure émérite à
l’université de GENEVE, précise fort à propos ce qu’est selon elle la démarche
clinique. Il me semble important de le dire, car il y a souvent confusion
auprès des professionnels de santé mentale entre démarche de soins et démarche
clinique . Ecoutons là : « dans
les métiers de l’humain on travaille avec ce qu’il advient… pas de recette
miracle à attendre, ni de solution d’ensemble, ni de stratégie avérée, juste un
outil précieux et fragile qui réunit les métiers de l’humain, une démarche
clinique. Partir de ce qui est arrivé. S’extraire d’une situation, l’exposer, la
parler, la partager sans crainte… »[1]
. Ajoutons que ce travail se fait le plus souvent dans l’après-coup de la
situation de soin afin de faire ce travail d’élaboration et de distanciation si
important en psychiatrie. D’autant plus, qu’en psychiatrie nous avons à
travailler avec la psychose, donc avec des sujets psychotiques qui brouillent
nos pensées, qui essayent de produire de la scission ou du clivage dans un
processus de déliaison. Le lien à l’autre
serait mis à mal. Or nous travaillions avec ce lien qui me semble
essentiel de garder actif. Mais de quel lien s’agit-il ? Nous en
reparlerons un peu plus loin. Mais pour revenir au projet, la construction de
celui-ci demande du temps mais surtout demande une rencontre, un lien de
confiance sécurisant et contenant. Or ma seconde intuition serait la
suivante : « le projet
thérapeutique porté par l’institution (ces missions, le cadre de soins, la vie
quotidienne, l’ambiance du lieu, la présence des soignants au quotidien) va
permettre de contenir la souffrance psychique du sujet et donc l’autoriser à
vivre des expériences structurantes l’aidant à apprivoiser ses angoisses et à
construire un lien C, de connaissance ». Cette fonction alpha décrite
par BION jouée par le cadre de soins d’une part (le contenu oscillant entre
fermeté et souplesse, limite et autorisation), mais d’autre part par la
fonction contenante de la présence
soignante fait se rencontrer ce qui autrement s’éviterait, resterait dans
l’indifférence. Il s’agit d’aider le
sujet psychotique à se repérer dans sa conflictualité psychique ; et peut
être de donner du sens à ses propres expériences parfois douloureuses.
(transformation en une forme assimilable par le soignant et les restituer au
sujet psychotique afin qu’l puisse élaborer ses pensées et sa fonction
réflexive.)
« Avant
de pouvoir intervenir, dans le début du soin tout un travail d’attention est
nécessaire pour faire émerger la demande, puis l’élaboration d’un travail selon
un point de vue psychique »[2]
comme aime à le rappeler Denis MESLIER, psychologue clinicien, professeur de
psychologie clinique à l’université de Franche-Comté. Nous pourrions rajouter
également, il en est de même avec l’élaboration d’un projet de soin en lien
avec la demande. D’où viendrait la demande, du sujet psychotique ou de l’équipe
soignante, cela n’est pas toujours très clair. Or, faire émerger une demande
nécessite du côté soignant de se mettre dans une posture de clinicien,
c’est-à-dire se mettre dans un travail d’accueil du singulier, du particulier,
de l’irrésolu, de l’indéterminé, de l’étrangeté. On peut percevoir tout ce
paradoxe dans l’élaboration d’un projet de soin qui peut émaner de l’équipe
soignante en lien avec ses savoirs cliniques sans en demander l’avis ou
entendre la demande du sujet psychotique. Cela risque de créer des tensions
chez les professionnels si la demande n’émerge pas ou si la demande du sujet est en décalage avec le projet de soin. Pour
le dire rapidement le projet de soin reste lui aussi fragile. Cela n’est pas un
long fleuve tranquille. Il sera à construire au fil des rencontres, de
l’évolution psychique du sujet et bien sûr de ses capacités ou potentialités personnelles.
Bien souvent, dans les unités de soin, nous avons des temps et des espaces de
réflexion qui permettent le réajustement des projets de soins. il me semble
important de dire qu’il y a nécessité de le construire à plusieurs voix en lien
avec nos savoirs professionnelles, notre réflexion éthique aussi bien du côté de l’infirmerie, du
social, du médical, que de l’éducatif. D’une part, je pourrais dire que les
formes de savoirs cliniques auront intérêt à se nouer les uns aux autres pour
construire une praxis soignante et un projet de soin cohérent qui tient compte
du sujet. Joseph ROUZEL[3],
psychanalyste, décline le savoir sous trois formes qu’il noue les uns aux
autres. La première forme de savoir pour lui serait Le mythos, c’est-à-dire un savoir clinique portant sur le récit,
sur notre expérience clinique centré sur notre subjectivité, nos émotions, nos
affects mais également sur le discours du sujet psychotique avec le danger que
cela devienne la vérité ou un mythe. Toujours pour cet auteur, la seconde forme
du savoir se situerait autour du logos, c’est-à-dire
le savoir savant, un discours portant sur la science, (pathologie,
pharmacologie, diagnostic) qui pourrait si on n’y prend pas garde barrer la
question du sujet si la réflexion éthique était mise de côté ; Enfin la
dernière forme de savoir, toujours selon cet auteur serait la métis, autrement dit un savoir axé sur la technique, sur le
savoir faire avec le danger d’être dans une
pensée programmatique, on pourrait même dire procédural, sorte de prêt à
penser où tout fonctionnerait de A à Z. Ces trois formes de savoir pourraient
définir notre rapport au savoir sur le soin en psychiatrie. Il y aura intérêt à
les dialectiser les uns par rapport aux autres afin d’être dans une démarche
clinique et éthique pour laisser un place au sujet du soin. Il y aura à repérer
les doutes, les questionnements des professionnels sur la clinique,
c’est-à-dire donner du sens du symptôme, mais pas forcément le supprimer en
fonction de chaque cas, mais également réfléchir sur comment développer sa
fonction alpha/capacité de rêverie au sens de BION, pour aider le sujet
psychotique à se déplacer et à transformer les éléments négatifs, les émotions,
les ressentis, les angoisses, en
éléments positifs, en éléments assimilables permettant de mettre en œuvre son
activité de pensée en s’appuyant sur cette fonction contenante du soignant,
véritable appareil psychique à penser les pensées. Il s’agit toujours selon
BION d’une relation, d’un lien, qui nomme le lien C, c’est-à-dire lien de
connaissance ou activité de connaissance par opposition au lien pulsionnel. Ce
qui veut dire apprendre à connaître ses émotions, ses ressentis sans le vivre
sur un mode déstructurant. Le lien de connaissance est donc la capacité à
produire du savoir à partir d’une
expérience, d’un ressenti. Le travail thérapeutique réside dans cette
compréhension de cette conflictualité psychique aussi bien pour le soignant que
le soigné et pas uniquement dans le projet de soin ou le dispositif de soin
même si il a des effets structurants dans son contenu comme nous l’avons dit.
Ce lien C, a un effet sécurisant. Il permet de diminuer les angoisses, d’être
dans un espace transitionnel du trouver-créer selon WINNICOTT qui aide chaque
personne à faire des découvertes et à supporter l’inconnu, l’imprévu. Cette
fonction alpha opère si le soignant est capable de recevoir, de contenir, de
penser ou de transformer les émotions, les angoisses pour soutenir et
activer ce lien de connaissance chez le
sujet psychotique. Or, cette fonction contenante ne marche pas toujours comme
nous le montrera notre premier exemple clinique. D’autre part, pour que le projet de soin
prenne forme et sens, il devrait s’inscrit dans une fonction de contenir les
éléments bruts, les point de butés. Seul un dispositif de soin suffisamment
pensé et élaboré en lien avec la démarche clinique permettra de maintenir actif
une fonction alpha qui est le plus souvent défectueuse dans la psychose.
(Mentalisation de ses propres expériences pour leur donner du sens,
prédisposition à comprendre son état psychique, mais aussi capacité à
introduire du tiers).
Or, cela reste très
théorique me direz-vous. La mise en œuvre d’un projet de soin peut être parfois
insécurisant psychiquement pour le sujet psychotique s’il est positionné comme
objet de soin. N’y a t’il pas un risque de chosification, donc de
déshumanisation ? N’y a t’il pas un risque de jouer la conflictualité
psychique du sujet avec l’équipe soignante et l’institution (réactivation du
vécu paranoïde ou dépressive par exemple) ? Dans ce contexte le projet ne peut-il pas
s’ériger comme un idéal du soin, sorte de toute puissance soignante dans son
rapport au savoir : « je sais ce qui est bon pour toi ». Cela ne
risque t’il pas de réactiver des phénomènes de captation inconscients telle la
relation d’emprise insupportable à vivre pour le sujet psychotique ? Ecoutons ce que Franck a à nous dire lorsque
le psychiatre lui propose d’aller dans une institution telle que la
Borde : « je ne saurai pas un cobaye, votre cobaye, je ne suis pas un
objet de la science ». N’y aura t’il pas un risque de passage à l’acte, de
réactiver des idées suicidaires, des idées délirantes déstabilisantes, des
hallucinations auditives insécurisantes qui auraient comme conséquences de
conduire Franck dans des conduites addictives pour apaiser les éléments
bruts archaïques qui se déchaînent ? N’y
aura t’il pas le risque de réactiver des éléments angoissants ou stressants
pour le sujet psychotique ? LACAN affirmait haut et fort:
« l’angoisse est liée au désir de l’autre, liée à toute demande. Ce qui
angoisse, c’est le désir de l’autre à notre endroit »[4].
Je m’appuierai sur l’exemple clinique de FRANCK, jeune sujet schizophrène, se
montrant dans l’impossibilité de s’inscrire dans un projet de réinsertion. Je
crois qu’il ne s’agissait pas de mauvaise volonté comme à certains moment a pu
le penser une partie de l’équipe soignante. Mais d’une réelle incapacité à
travailler sa conflictualité psychique mettant en échec son projet de
réinsertion. Pourquoi me direz-vous ? Je crois que Franck était dans une
impossibilité de tolérer, voire de traiter ou même négocier ses éléments bruts
intrapsychiques mettant en échec la fonction alpha des soignants et du
dispositif de soin (incapacité à développer sa capacité psychique à pensée,
conflictualité intersubjectif ente Franck et son environnement : la ville
par exemple l’angoissé en lien avec le bruit des voitures). Denis MESLIER pose
l’hypothèse que la fonction alpha opère quand elle contient la partie non
psychotique du sujet, c’est-à-dire qu’elle l’aide à penser les impressions
négatives en éléments alpha. Or, c’est peut-être cela qui n’a pas opéré pour
Franck comme va nous le monter cette exemple clinique.
Franck est un jeune patient psychotique, âgé de 30 ans, qui a
beaucoup de difficultés à s’inscrire dans un processus d’autonomie et donc de
reconstruction psychique. Depuis plus de 10 ans, il n’arrêta pas de vivre des
expériences douloureuses de rechute, d’échec des différents projets de soin, de
désocialisation (rupture de formation, rupture dans la prise du traitement,
échec dans les soins de réadaptation, appartement laissé dans un état insalubre
avec des écrits bibliques sur les murs, consommation de cannabis importante,
rupture amoureuse, abandon de son chat et progressivement rupture avec sa famille et plus particulièrement avec sa mère
où la relation reste tendue). La psychiatre qui le suit sur l’intra-hospitalier
après 6 mois d’hospitalisation évoque avec lui le projet de sortie en lui proposant un lieu de transition
entre l’intra et l’extrahospitalier ; c’est-à-dire un centre
psychothérapique de jour pour adultes avec des médiations thérapeutiques et un
hôpital de nuit dans la ville lui permettant d’avoir un certain confort
matériel (chambre individuel) et un accompagnement le matin et le soir sur le
quotidien et le social. L’idée du soin est d’essayer de redynamiser
psychiquement Franck à travers les différents temps des soins et de la rythmicité
imposé par le dispositif, de l’aider à travailler sa conflictualité
psychique et à développer son autonomie à travers sa capacité à faire les
choses seules.
Or, rapidement Franck a du mal à suivre le rythme proposé par
le dispositif de soins (respect des espaces et du temps). En effet, il n’arrive pas à se lever seul
tous les matins pour participer à ses activités thérapeutiques sur le centre psychothérapique situé dans la
ville à 500 m de l’hôpital de nuit. Les infirmier(e)s sont le plus souvent dans l’obligation de le
solliciter et de venir le réveiller. Dans un premier temps ce travail
d’accompagnement individualisé est fait par l’équipe soignante. Notre pratique
nous montre qu’un temps d’adaptation qui doit être respecté mais les soignants
du quotidien sont assez ingénieux ou créatifs pour trouver des solutions pour
que les jeunesses se lèvent progressivement seuls (réveil, utilisation de la
sonnerie du portable, solidarité entre eux, etc.). Toutefois Franck resterait
bien au lit toute la matinée. Il se lève à la dernière minute vers 09h20/09h25
alors que l’hôpital de nuit ferme à 09h30 sans prendre de petit déjeuner, voir
se laver. Ajoutons qu’il en est de même pour l’observance de son traitement. Il
partirait le matin le plus souvent en l’oubliant. S’agit-il d’un acte manqué, d’un
oubli ou d’une incapacité à être autonomie dans la gestion de son traitement en
lien avec l’évolution de sa maladie ? D’ailleurs après discussion avec le
collectif soignant, il nous semble encore beaucoup trop tôt pour qu’il gère lui-même son semainier. Sa
chambre est également peu investie. Les actes du quotidien comme passer
l’aspirateur, changer ses draps ou s’occuper de son linge ne font pas sens pour
lui. Il y a cette nécessité de lui
rappeler avec souplesse et fermeté qu’il doit pourvoir agir, faire les choses par lui-même concernant toutes ses petites choses de la vie
quotidienne. L’idée est de l’aider à prendre sa place aussi bien de manière
individuelle ou collectif (participation à la préparation du repas, aux sorties
du week-end, aux réunions institutionnelles).
Notre posture soignante cherche à placer Franck dans un pouvoir agir,
dans un pouvoir dire, être capable de se raconter, mais le peut-il réellement ? Le lien est
difficile et la rencontre toujours fragile. N’y a t’il pas encore trop
d’angoisses ou d’hallucinations réactivaient pour notre dispositif, qui
viendraient faire souffrance chez
Franck et l’empêcherait de vivre des
expériences structurantes, d’être dans
un lien sécurisant venant rompre avec le processus d’isolement dans lequel
progressivement il se met ? De plus, je voudrais signaler que nous
essayons d’inscrire le soin dans une temporalité rassurante; une temporalité qui
ne va pas trop vite pour que les expériences de l’environnement extérieur
soient possibles (prendre le bus pour aller à au cinéma ou au théâtre, aller
voir une exposition photo ou un match de foot, aller à un rendez-vous pour la
recherche d’un appartement, faire des démarches pour rechercher un emploi ou
apporter des documents administratifs à pôle emploi ou autre, aller chez le
dentiste ou chez un médecin généraliste etc.). L’idée du soin se trouve ici
dans ce que Philippe SVANDRA appelle : « une
action qui va permettre de redonner des capacités à des personnes vulnérables,
qui a un moment donné de sa vie, en est plus ou moins privée »[5].
Notre hypothèse est que vivre ses expériences émotionnelles seul ou accompagner
aident à la reconstruction psychique et lèvent les angoisses ou les peurs bien
souvent paralysantes.
Développer sa capacité à faires les choses seul dans un lien
de soutien et de réassurance n’est pas si évident pour Franck. L’autre,
l’institution, le cadre de soins, le cadre de santé et l’équipe infirmière
pourraient le persécuter si l’on n’y prenait garde. C’est dans un premier temps en
visitant sa chambre que je constate le désordre, où des tas d’objets sont posés
à même le sol. C’est ainsi que je
remarque sa raquette de tennis, sans savoir encore qu’elle allait me permettre
de me relier à Franck, en sortant de cette position de mauvais objet que je
pouvais représenter pour lui :
rappel des limites, de ses obligations, du tiers porté par le cadre de
soin. Cela pouvait se faire lors des
réunions institutionnelles de manière plus collective en abordant la question
du quotidien ou du quoi de neuf où il arrive à exprimer que la psychiatrie lui
a pris les plus belles années de sa vie. Ou de façon plus individuel lorsque sa
chambre était à ranger et à nettoyer nous indiquant comme pouvait être son
espace psychique. Je voudrais revenir sur quelque chose qui me semble important
de dire en lien avec mon expérience et ma pratique professionnelle en
psychiatrie. Le soin en psychiatrie s’inscrit dans un lien, je pourrais même
dire dans un lien de connaissance. Le plus souvent il faut du temps pour que ce
lien ne s’inscrive pas dans un processus de déliaison. Je suis d’accord avec
Blandine PONNET lorsqu’elle écrit : « les patients, il faut les laisser tranquilles, aujourd’hui l’ambiance
est plutôt à l’activisme et à la réponse immédiate, médicamenteuse ou autre,
alors qu’il faut savoir prendre le temps de les laisser venir, suivre leur
rythme… C’est nécessaire au travail de la construction d’une relation
authentique, il y a trop de risque à faire écran »[6].
C’est cela que je recherchais à construire avec Franck dans cet art du
quotidien, jouer mon scénario psychique professionnel en articulant ma fonction
maternante à travers une certaine souplesse et une certaine disponibilité à
accueillir ses difficultés mais
également m’appuyer sur ma fonction paternante à travers une certaine fermeté
structurante et limitante pour produire cette fonction alpha sur lequel Franck
aurait pu s’appuyer. L’idée, pour moi était de créer un lien où chacun est dans le « je » où
Franck puise verbaliser son désir afin qu’il y ait du jeu, sorte d’espace
transitionnel qui pouvait aider Franck à faire des découvertes. Pour revenir à Franck, la relation
devient de plus en plus difficile avec le groupe de personnes hospitalisées et
l’équipe soignante. Il s’isole, s’exprime de moins en moins. Il a beaucoup de
difficulté à s’investir dans la vie en collectivité. Il y a nécessité de lui
rappeler le cadre de soin de l’institution : participer à la préparation
du repas, respecter les horaires des repas, faire la vaisselle, venir à la
réunion soignant-soigné du jeudi soir. Si l’équipe soignante n’était pas
vigilante, Franck se couperait rapidement du lien humain conduisant à véritable
un retrait psychotique. D’ailleurs, il verbalise qu’il aimerait se retirer dans
un monastère et être au contact de la nature : « prendre sa
retraite ». La ville l’insécurise, ainsi que bruit des voitures et la
vitesse. Il évoque également une agression qu’il a subie, il y a quelques
années sur le port de Vannes : réalité ou délire de persécution ? Le centre de psychothérapie pour adultes qui
l’accueille en journée constate également une difficulté à s’impliquer dans les
différentes médiations thérapeutiques. Il a du mal à prendre sa place avec les
autres dans la durée. Rapidement, il verbalise qu’il aimerait arrêter les
activités thérapeutiques (jardinage, piscine, tennis, musique). Le rythme
imposé par le dispositif semble peu contenant et c’est dans ce contexte qui se
remet à fumer du cannabis. Franck se renferme sur lui et nous dit des éléments
de son délire: il aimerait aller dans un monastère, se trouver au contact de la
nature dans une dimension contemplative. L’équipe soignante pense plus à un
lieu de soin où il pourrait faire asile, se poser dans une dimension de la
psychothérapie institutionnelle lui permettant de se reconstruire
psychiquement. Il vit très mal cette proposition et essaye de noue ramener
vers d’un projet d’appartement
associatif en colocation. Que faire ? Le psychiatre lui propose qu’il
donne sa réponse après réflexion. Il choisit l’appartement associatif. Nous
essayerons mais il ne pourra dormir qu’une nuit et rapidement demandera à ne
plus y aller. Le quartier l’insécurise et le lien avec son colocataire est
inexistant. Nous nous trouvons de nouveau dans une impasse thérapeutique. Sa
demande de monastère semble irréalisable.
Un repas thérapeutique ouvrant
vers la possibilité d’un match de tennis
C’est dans ce contexte d’une rencontre difficile avec
l’autre, qu’un midi je me retrouve à la table de Franck pour partager le repas. Nous sommes dans la
période de Roland-Garros. Avec le groupe de personnes nous échangeons sur les résultats en cours et
les matchs à venir. Il y a de l’excitation, de la passion sur qui va gagner
cette année le tournoi. C’est à ce
moment que Franck va arriver à se raconter. Il nous explique qu’il a joué au
tennis très tôt dans son enfance dès l’âge de 10 ans jusqu’ 20 ans dans un club
de tennis proche de Vannes. Il a fait de la compétition à un bon niveau
départemental. Ce sport l’a aidé malgré les enjeux et le stress de la
compétition à surmonter ses craintes. Il apprécie les entrainements et toute la
dimension technique et tactique de ce sport. A ce moment, s’en trop savoir
pourquoi Je lui demande s’il serait intéressé de faire un match dans un club
proche de l’hôpital de nuit. Il y a du plaisir à échanger et cela se discute à
table avec les autres : « vous vous rendez compte Franck va faire un match
contre le cadre de santé ». Il me donne son accord à ma grande surprise.
Michel MIGNOT fait cette remarque dans un article qui prend tout son sens
dans cette situation clinique : « l’utilisation de l’art du quotidien dans
un lieu met toujours en évidence un nouvel espace, investi par les soignants
et les patients…un espace du praticable,
notamment dans ce qui est devenu au dehors impraticable »[7].
Le match de tennis entre espace sécurisant et insécurisant.
Ce n’est qu’un bon mois après Roland-Garros que le match va
se faire sur la période de l’été. Nous avons réservé un cours dans un petit
club de tennis ayant deux cours sur l’extérieur à 10 heures le matin. Nous
avons décidé de jouer avec des balles intermédiaires afin de favoriser les
échanges, comme si de manière inconsciente nous voulions créer un espace
intermédiaire pour favoriser la rencontre entre objectivité et subjectivité. Le
match est passionnant. Les échanges durent longtemps. Je suis étonné de
l’endurance de Franck et de sa capacité
à se concentrer. Nous faisons des poses afin de nous hydrater, tout en
respectant le cadre et les règles de la compétition en comptant les points et
les jeux comme dans un match officiel. L’idée est de le rencontrer dans un
lieu, dans un espace où il se sent en
sécurité psychique. Nous échangeons sur nos ressentis face à l’effort physique,
sur nos points forts et nos points faibles durant ce match, à nos points gagnés
et perdus afin de créer une enveloppe psychique sécurisante. Franck qui se
montrait passif, voir apragmatique dans l’institution se déplace rapidement. Il
est sur toutes les balles, ses gestes
sont bien coordonnés et sa technique est en place. Il est très impliqué et appliqué.
Et c’est moi qui dois courir dans tous les sens. Il y a du plaisir, des coups à
contre-pieds, des amorties, des volées, des services. Je suis dans l’obligation
de serrer le jeu et la pause est la
bienvenue lors des changements de côté. Je le vois avec ses capacités sportives
comme si la personne effacée apragmatique avait disparu. Pourtant au bout
de 45 minutes, un événement va me faire comprendre toute la fragilité psychique
de Franck d’être sur l’extérieur au contact d’autres personnes. En effet, un
groupe d’enfants arrive pour prendre le relais. Ce sont des enfants du ticket
sport. Il y a du bruit, des cries, de l’agitation autour du terrain de tennis.
A ce moment de la partie, il nous reste encore 5 à 10 minutes à jouer. Franck
vient me voir et me demande si il est possible d’arrêter car il sent fatigué.
Qu’est-ce qui se passe à ce moment ? Est-ce l’extérieur, le bruit des
enfants qui réactiveraient des éléments hallucinatoires auditifs créant une
souffrance psychique insupportable. J’essaye de comprendre, d’être avec lui,
mais Franck est dans la fuite. Il veut partir. D’ailleurs sur le chemin du
retour en voiture, il n’arrive pas à
verbaliser ce qui s’est passé. C’est en
écrivant ce texte que je prends conscience que la fonction contenante ici ne
pas peut pas jouer son jeu si j’ose dire. Elle n’opère pas car il y a un
impossible à dire qui ne peut pas être mentaliser. Autrement dit, elle ne peut
pas transformer les éléments bruts en éléments alpha. Mon appareil psychique à penser
les pensées ne peut pas soutenir, ce lien c, de connaissance permettant à
Franck de faire ce travail de mentalisation. Il y a un évitement psychique ne
permettant pas à Franck d’identifier ses propres émotions, ses propres
ressentis, de repérer sa propre conflictualité psychique car les vivants comme une véritable menace
intrapsychique. Le silence dans la voiture semblait nécessaire et je ne pouvais
pas produire ce lien C, de connaissance et donc contenir cette souffrance
psychique inconnue de sa personnalité. Franck sera hospitalisé peu de temps
après, car des idées suicidaires commençaient à l’envahir, avec une reprise de
consommation de cannabis mettant en échec le projet de soin et donc sa capacité
à traiter ou même négocier son angoisse intrapsychique. Cet exemple clinique
nous indique que si le sujet psychotique ne peut pas entreprendre ce travail de
symbolisation porté par la fonction alpha des soignantes et du dispositif de
soin, il y aura des risques de rupture
ou de passage à l’acte. C’est ainsi que je le reverrai six mois plus tard avec
son père lorsqu’il viendra récupérer la caution de la clé de sa chambre. Il m’annoncera
que finalement comme il l’avait toujours désiré qu’il allait être accueilli
dans une communauté religieuse à la campagne se situant à 45 kilomètres de
Vannes. Il aura eu la chance d’être entendu par l’équipe soignante qui aura
pris le relais et peut être réussi à
mieux mentaliser ses propres ressentis si angoissants.
Pour conclure, dans la psychose, il y a des deuils à faire,
d’une violence inouïe pour tous ces jeunes que nous accompagnions (deuil du
travail, deuil d’avoir une famille et des enfants, deuil de s’insérer socialement
et d’avoir un statut social). Il y aura tout intérêt que le projet de soin et
les soignants développent cette fonction contenante pour que ces jeunes
arrivent à se déplacer Nous aurons également
à accompagner les familles dans nos projets pour les soutenir et les
aider à faire le deuil de l’enfant idéal. L’entreprise du projet de soin même
si cela nous paraît évident ne va pas de soi. Il y a du sujet la dedans et donc
de l’imprévu de l’impensable comme nous le redit cet exemple clinique. Il arrive
que ce qui n’était pas possible à un temps t le devienne. Nous avons à nous
laisser surprendre par l’autre afin de sortir de cette maitrise, de cette
stigmatisation si sclérosante et enfermante. Le projet finalement ne serait
qu’un guide, qu’un chemin, qu’un moyen et non une finalité. Il ne peut pas
devenir un objet fétiche porté par les soignants renforçant le fonctionnement
pervers ou totalitaire de celui-ci. Il y aura à innover, à créer, à tâtonner, à
tenir, à contenir nous montrant toute notre impuissance à aider l’autre. Nous
devons apprendre à faire avec, à travailler avec notre surdité et nos points
aveugles pour amener de la souplesse et ne pas croire que tout est affaire de
mauvaise volonté. Pour cela, il y aura obligation de produire de la fonction
alpha pour que le projet puisse faire barrage à la souffrance psychique et
ouvre vers des possibles. Il faudra oser se risquer. Je pense comme le souligne
Patricia VALLET : « les
professionnels de la relation doivent être un peu contrebandiers, savoir se
situer aux marges des systèmes de prescription et chercher surtout à préserver
le sens de leurs pratiques »[8]. Je
vous remercie de m’avoir écouté.
[1] M.CIFALI, « le lien éducatif : contre jour psychanalytique ». PUF, Paris, 1994, p. 285-286
[2] D.MESLIER, « conflictualité et fonction contenante », in clinique méditerranéenne, n°68-2003- p.258
[3] J.ROUZEL, « formation et flux tendus », in VST, n°113-2012-p.1117/122.
[4] J.LACAN, l’identification, séminaire 1961/1962, non publié.
[5] P.SVANDRA, “Le soin, une éthique au coeur de la vie”, in perspectives soignantes, n°30, décembre 2007.
[6] B.PONNET, « », in VST N° 109-2011
[7] M.MIGNOT , « voyage en folitude », in Etre là, être avec, les savoirs infirmiers en psychiatrie, éditions Education Permanente, 2006, p. 61
[8] P.VALLET, « lien d’emprise dans la formation », in connexions, n°95, 2011/1