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A la rencontre de l'autre souffrant

Situer l'éthique et l'anthropologie dans la pratique des soins infirmiers

C’est se rendre à l’évidence que de constater que toutes les dimensions de l’être humain ne sont pas considérées lors du processus de soin, lors de la réalisation de la démarche de soins infirmiers. Comme il n’est pas toujours possible d’arriver à un équilibre homogène, une indépendance totale des quatorze besoins décrits par Virginia Henderson, il n’apparaît pas possible, cela relevant plus de l’utopie que de la gageure, de prendre en considération le " tout " ce qui fait l’homme. Prendre en charge un problème somatique, qu’il relève d’une atteinte biologique ou d’un traumatisme physique, c’est aussi prendre en charge la composante psychique qui peut s’y rajouter. L’angoisse qui fait suite à l’anxiété peut devenir un handicap de plus dans la stratégie thérapeutique et soignante. Savoir que parfois ce sont des troubles mentaux plus profonds, c’est aussi reconnaître que l’humain n’est pas qu’un corps ou qu’un ensemble d’organes, de parties différentes bien qu’en relation les unes les autres. L’esprit n’est pas à part du corps et vice et versa. Mais il y a encore d’autres choses à connaître et cela apparaît d’autant plus difficile que des barrières autres s’interposent entre le soigné et le soignant.

Chacun est issu d’une famille, d’un groupe familial et social, d’une culture, d’une ethnie (1). Plus largement pensant il faut relever que la région parisienne prédispose, et ce n’est pas tant une originalité, à rencontrer des personnes qui ne parlent pas forcément bien le français. Comment rentrer en contact proximal, toute pudeur gardée lors d’une toilette au lit, avec un laotien de quatre-vingt ans qui ne décroche que quelques mots d’une langue qu’il a découverte sur le tard, immigration oblige ? Comment se faire comprendre d’une jeune béninoise fraîchement arrivée d’Afrique et qui ne converse que dans son dialecte local ? Comment admettre et composer avec les habitudes peu françaises d’un bon nombre de personnes qui colorent, au sens propre comme au sens figuré, les lieux de soins ? En bref, comment prendre en charge au mieux chacune et chacun, en considérant l’être dans son acception holistique, lorsqu'en tant que soignant, nous sommes confrontés à un domaine inconnu qui, par la rencontre d’avec celui des soins infirmiers, nous accule en les limites de nos savoirs ?

Bien que l’on sache en théorie, on ne sait pas toujours être après avoir appris à faire. Ainsi un fossé existe toujours entre le savoir clinique acquis par voie académique et celui dû à l’empirisme. Accepter l’autre souffrant, l’accepter avec ses différences, c’est adjoindre une dimension éthique et déontologique qui ne fait que soutenir une morale professionnelle d’acceptation de l’autre, " tel qu’il se présente ", un accueil de lui et de sa souffrance, soutenir une prédisposition à aider.

Posons en tant que question cette double dimension, l’éthique et l’anthropologie, en cherchant à savoir si, au cœur du quotidien soignant, elle trouve une aussi juste place que celle qui doit être réservée à l’individu porteur d’un problème de santé. Ainsi, si on pense à prendre en charge le symptôme, la maladie, à curer comme à traiter, le soin ne doit-il pas inclure et développer une vision humaniste de la prise en charge ? Ni mécaniciste (2), dans un registre médico-techniciste. Ni familiale, dans un registre aliéno-psychiatrique (3). J’aurai donc soutenu l’abord du problème et son étude par une hypothèse, au départ, subjective. Le soignant, n’engage un processus éthique et anthropologique, dans le cadre des soins infirmiers, qu’à partir du moment où se trouvent réunies plusieurs composantes : une motivation constante ; une éthique personnelle partagée par la communauté soignante ; un savoir infirmier régulièrement entretenu ; une gestion optimale du temps de travail

Partant des quatre différents domaines/composantes que nous venons d’évoquer, nous avons tenté de répondre à ce questionnement qui ne se soutient d’aucune discipline médicale indépendante. Il nous revient, dans ce que nous appelons une approche pluridimensionnelle du sujet souffrant, de proposer une réflexion qui n’aura pas de restrictions ensuite en matière d’applications. Alors le but sera atteint et, nous l’espérons, le sujet souffrant aura été rencontré.

I - Aspect éthique :

Il n’existe pas, à l’heure actuelle, de code de déontologie ou d’éthique infirmière française et qui soit validé officiellement par les instances de notre profession. Nous savons qu’il existe un code de déontologie infirmière, validé par le C.I.I à Mexico en 1973, mais celui-ci n’a pas été retenu par la France. Aujourd’hui, dans le cadre politique infirmier se dessine les prédispositions organisatrices d’un " ordre infirmier ". A ce jour, rien n’étant fait, il ne nous est pas possible de préméditer sur l’éventuelle élaboration (via un ordre pour le moment virtuel) d’un code de déontologie applicable, parce que spécifique, dans le quotidien infirmier. L’éthique se raccroche souvent, dans l’usage courant, à la déontologie professionnelle générale. Ethique et déontologie sont ainsi des termes voisins, complémentaires, mais différents. Selon le dictionnaire Hachette (4), la déontologie est une " théorie des devoirs moraux " ainsi qu’une " morale professionnelle, théorie des devoirs et des droits dans l’exercice d’une profession ". Toujours selon le même ouvrage, l’éthique est la " science des mœurs et de la morale ". Voyons donc à morale : " ensemble des principes de jugement et de conduite qui s’imposent à la conscience individuelle ou collective comme fondés sur les impératifs du bien ". Nous constatons que ces définitions font se rassembler, presque se confondre, les termes " morale " et d’autres termes pris dans leurs sens synonymiques tels que : " devoirs " et " conduites " ; " droit " et " jugement ". L’éthique est donc contenue, en acception, dans la déontologie, la morale, que développe un professionnel dans l’exercice quotidien de ses fonctions et, de manière plus précise, l’infirmier en exercice de mission de service public. On peut ainsi affirmer qu’une conduite déontologique est obligatoirement présente, dans l’optique d’un développement qualitatif des soins infirmiers, chez le soignant soucieux d’une dispensation de qualité des soins au patient.

Le patient est ici entendu comme cet " autre souffrant ". Voici ici le sujet qui est au cœur de ma réflexion et de mon processus de recherche, le patient, et qui me permet d’introduire à cette autre dimension entrevue dans le cadre soignant : l’approche anthropologique des soins infirmiers. Mais avant de définir encore davantage ce qu’est l’anthropologie, qu’elle soit sociale ou culturelle, je préciserai que je situe mon approche anthropologique en tant qu’elle ouvre à un discours sur " l’humain " plutôt qu’à un discours sur la " maladie " (5). Ceci me permettra d’ailleurs de situer le contexte clinique spécifique des soins infirmiers et de ce que l’éthique, en tant que morale professionnelle, peut se constituer en éthique clinique qui fait alors référence à un souci élargi au-delà de ce qui peut s’inscrire dans un texte réglementaire. Pour cela je me suis appuyée sur différentes lectures, à commencer par l’ouvrage de MM. Aït Abdelmalek et Gérard : " Sciences humaines et soins " (6).

II - Aspect anthropologique :

Le terme anthropologie vient du grec anthropos, homme et logos, discours. C’est en fait la " science qui étudie l’homme dans sa totalité. L’ethnologie et la sociologie sont des sciences anthropologiques." (7) Ce qui est intéressant à développer, dans l’étude présentée ici, est l’aspect humain contenu dans le concept de la démarche de soins infirmiers, et de ne pas promouvoir, mais sans toutefois l’éluder, que la seule optique maladie. C’est ainsi à un discours sur l’homme, logos sur anthropos, que nous consacrerons nos efforts. L’homme étant ici entendu dans son acception globale, n’excluant aucune de ses composantes. Ceci nous amènera à justifier d’investigations en matière de culture, de croyance, de religion, de savoir familiaux, et ethniques.

III - L’autre souffrant :

Qui est-il ? Que peut-il nous dire, nous apprendre ? Que sommes-nous en capacités de lui faire, en droit de lui prodiguer ? Qui est-ce, cet autre souffrant, si ce n’est qu’un autre nous-même ? Car chacun est susceptible un jour de rencontrer, au gré des vicissitudes de sa vie, le monde hospitalier qui ne l’est pas toujours, au sens où la rencontre se fait autour d’une douleur dont la contenance, comme l’expression, est difficile à porter. L’autre souffrant c’est ici, à la fois un objet d’étude et de considération, surtout un médiateur à une ouverture plus humaniste, plus chargée de compréhension si ce n’est de compassion, vers la subjective empathie. Car tenter de comprendre l’autre, tenter de percevoir sa douleur et sa souffrance, ça n’est pas totalement l’admettre en soi, la recevoir en totalité. Cela est impossible. Personne ne peut prétendre comprendre ce qui arrive à l’autre et de manière totalement objective. Nous sommes tous subjectifs dans cette affaire. Prendre la place de l’autre ne peut s’entendre que dans le contexte où, nous-même, nous serions atteints des même troubles, touchés par les mêmes traumatismes physiques et/ou psychiques. L’autre souffrant, que l’on tente de rencontrer dans la furtivité active du contexte hospitalier, n’est pas toujours celui qui nous répondra. Parfois il est même celui qui nous répugne. Il peut même nous dégoûter. C’est en prenant conscience de cela, de nos composantes humaines, de ce qui fait notre nature, que la gestion de certaines de nos émotions prendra alors un caractère professionnel franc. L’autre souffrant pourra alors être mieux approché, mieux appréhendé, peut-être fortuitement compris. L’autre souffrant c’est cette personne qui nous préoccupe parce qu’elle est en nous et qu’elle nous a amenés à être socialement ce que nous sommes, soignant en devenir, soignant dans l’âme certainement. L’autre souffrant c’est cet autre différent et similaire. L’autre souffrant c’est cet autre qui nous quittera après la résolution de ses problèmes, de ce qui l’aura amené à nous rencontrer. Et nous dirons alors que c’est " tant mieux ", même si beaucoup d’entre nous paraissent en fait davantage conjurer par-là un processus de deuil difficile à réaliser. L’autre souffrant n’est pas qu’un organe malade, n’est pas qu’une maladie. L’autre souffrant c’est un être en vie, même au fond d’un coma profond, qui est toujours capable de communication, quelle que soit la forme revêtue par cette communication : silence, cris, insultes, gestes brusques, mutisme, réflexes simples de celui inconscient, néant visible enfin. L’autre souffrant c’est celui qui, au terme des trois années de mes études, sera chaque jour en face de moi, pour me faire me remettre encore et encore en question. L’autre souffrant, comment ne pas l’entrevoir, éthiquement parlant, en optant pour un code de conduites personnel ? L’autre souffrant, l’anthropos qu’il est, comment ne pas l’entrevoir autrement qu’en maladie-symptôme, simplement en tant qu’homme ?

IV - La rencontre

Nombreux sont les ouvrages cliniques qui proposent des rencontres, entre auteur et lecteur d’une part, entre sujet dont on raconte l’histoire et lecteur d’autre part. La première partie d’un des ouvrages majeurs de B. Bettelheim (8) s’intitule " Le monde de la rencontre ", F. Dolto, après avoir raconté le " Cas Dominique " (9), nous parle sur plusieurs pages du cadre de la " rencontre " entre soigné et soignant. Ce cadre de la rencontre est difficile à définir. Chacun des auteurs auxquels on peut se référer proposera sa définition propre de la rencontre. Rencontrer c’est de l’ordre de l’actif. Rencontrer c’est faire acte de rencontre, prendre conscience de l’existence d’une présence tierce, exercer une influence sur elle, cette influence pouvant être de l’ordre de l’infime. Rencontrer c’est aussi l’impression qu’on produit sur l’autre et vice versa. Aller vers ou recevoir de constitue toujours un cadre de rencontre avec une singularité originale, toujours unique. Les rencontres qu’un enfant fait dans les premières années de sa vie influencent fortement sur ce que seront les sentiments rattachés aux rencontres futures. Effet de transfert, parce qu’il rencontre à nouveau un être connu dans son enfance, même le sujet âgé connaîtra de la rencontre nouveauté et déjà vu. Rencontrer activement, pour le soignant, c’est " ouvrir les yeux " à ce que cet autre souffrant a à lui montrer. C’est écouter pour entendre une souffrance, c’est aussi sentir avec un autre sens que celui olfactif. Rencontrer chaque jour la même personne mais la voir différemment, c’est être capable d’ouvrir notre regard à la dimension d’une nouveauté en ce sens qu’on voit ce qui est à voir, ce qui va ou ce qui ne va pas. L’autre souffrant est en attente d’une première rencontre, un temps d’accueil qui se perpétue parce que nous aurons su développer cette activité autant dans ce qui est du physique (l’existence de deux personnes physiques qui se croisent) que du psychisme (les effets du transfert).

Dans leur ouvrage, MM. Aït Abdelmalek et Gérard (10) qui se réfèrent à M. F. Collière, précisent que " l’approche anthropologique consiste à se rendre proche des gens en laissant venir à soi ce que l’on peut saisir et apprendre d’eux, (…) pareillement aux anthropologues (…) les infirmières ont à comprendre comment et de quelles façons les gens réagissent aux nécessités de la vie. " Cette attitude, comme je l’ai souligné plus haut, est cultivée insidieusement par nombre d’infirmières à partir du moment ou leur pensée, qui guide leurs actes, n’est pas délibérément figée sur la pathologie. L’expression " prendre soin " consisterait en une attitude anthropologique que l’on pourrait expliquer par la métaphore de M. Jourdain (11). C’est ainsi constater que l’on faisait de l’anthropologie sans le savoir. Mais encore faut-il conceptualiser l’ensemble des actes qui peuvent s’en réclamer. Le souci de bien faire, lorsqu’il s’accompagne d’une réflexion intellectuelle permettant un développement progressif de nouvelles compétences professionnelles, pas tant techniques mais relationnelles, sera éthique. L’approche du patient, en souffrance ou non, qui intègre une mise en veille de la toute puissance du soignant qui pense savoir à la place de l’autre, et qui donc réalise une rencontre dont la figuration s’exprime par le principe d’horizontalité (12), sera anthropologie.

Poursuivant sur un texte de C. Levi-Strauss, Jacques Lombard précise que l’anthropologie est " la connaissance de l’homme, dans toute son extension historique et géographique ; aspirant à une connaissance applicable à l’ensemble du développement humain (…). " (13) L’anthropologie, étude de l’homme qui se réfère à Lévi-Strauss, prend en compte l’homme dans sa globalité. La référence anthropologique dans le discours infirmier tient à l’usage de ce terme, la globalité étant synonymique de considération anthropologique. Le développement d’une éthique infirmière et d’une anthropologie des soins infirmiers reste chose possible. A l’heure actuelle ceci concerne une infime partie des personnels car l’entente sur ces termes conceptuels n’est pas appliquée de manière massive : tout le monde y va de sa propre recette. Ceci peut être un signe de richesse, du fait de la pluralité, mais aussi d’appauvrissement en ce sens que l’unité de la profession ne s’y exprime pas. A partir de là, de la non-existence d’un référentiel commun, fondé sur des valeurs culturelles communes, un écueil peut se constituer. Nous en constatons l’existence dans le fait d’une non-communauté de pensée, au sein d’équipes infirmières, qui elles aussi partagent savoir et pouvoir (14) alors que le seul souci doit être la prise en charge du sujet souffrant. Je prendrai ici l’exemple de l’encadrement du stagiaire : l’une dira que la démarche de soin doit être établie par l’étudiante à son domicile, en dehors du temps de stage, l’autre acceptera que le temps de l’écriture de cette démarche puisse s’inscrire, du fait d’une gestion optimale de son temps et dans le cadre de l’atteinte des objectifs, dans les 7 heures d’une journée de stage. On assiste souvent dans ce cas à une confrontation stérile qui ne permet guère au stagiaire de saisir ce qui est véritablement opportun et, en définitive, la perturbation qui pourra en découler sera préjudiciable au malade.

Quelles propositions pour le développement d’une éthique professionnelle infirmière et d’une anthropologie des soins infirmiers ? Pour traiter cette question il nous faut ici considérer l’ensemble du travail de recherche : formulation de la problématique et de l’hypothèse, application de la méthodologie d’enquête, l’analyse des éléments recueillis et leur restitution, réflexion appuyée sur un ensemble de références théoriques solide.

La motivation constante

La notion d’épuisement professionnel, aussi appelée " burn-out ", est présente dans la littérature actuelle, elle a aussi fait l’objet de conférences au Salon Infirmier Européen. On peut opposer la motivation constante, en tant qu’indice influent sur la qualité des soins (dans l’ordre de la dispensation), à l’épuisement professionnel. Si la motivation vient à baisser le soignant sera moins disponible à la rencontre de l’autre souffrant, ses compétences restant pourtant les mêmes, sa situation psychologique diminuera ses facultés d’adaptation. Cet item de l’hypothèse de départ reste valide si je m’appuie sur les résultats obtenus. La réalité exprimée notamment dans les réponses aux questions fait transparaître ce qui découle du bon sens : manque de personnels et de moyens, manque de temps, surcharge de travail sont autant éléments qui contribuent à amener un état de fatigue quasi constant. Qui ne l’a jamais ressenti ? La fatigue peut donc s’opposer au désir. Lorsque celui-ci vient à s’exprimer, par déplacement, en de moyens défensifs que sont les irritations à type de sauts d’humeur, influence donc la motivation à réaliser un travail. Quel qu’il soit, le travail n’est plaisant à être fait, de manière motivée, que s’il permet à l’individu un épanouissement sans que cela ne nuise à sa personne.

Dans les réponses aux questions on sent bien la motivation d’origine et ce qu’elle est au jour du remplissage de mon outil d’enquête. On sent aussi, parmi les individus des deux groupes, ce qui lui fait barrage. Aider au maintien d’une motivation revient à aider les personnels dans cette entreprise. Il faut proposer une écoute par l’instauration de réunions cliniques supervisées par une personne extérieure au service, en même tant qu’est présente une personne de la hiérarchie de ce même service. Comme pour le sujet souffrant qui peut se réfugier dans le mutisme si, à terme, sa plainte n’est pas entendue ou justement comprise, le soignant peut trouver un refuge en un enfermement partiel dans une logique séparée des préoccupations cliniques. J’ai observé cela en psychiatrie où les personnels clivent le service en deux mondes distincts en instaurant des étiquettes à des lieux définis : la cuisine des patients et la cuisine des soignants. Echo à la souffrance du malade, l’équipe cherche un lieu d’apaisement de ses angoisses de morcellement propre en se ressourçant, pendant des temps définis, dans un lieu à la fonction de contenance (15). Bien entendu, on observe aussi dans les autres terrains d’exercice de l’infirmière des lieux de ressourcement. Ces annexes révèlent leur utilité par le premier fait de leur existence, on peut supposer qu’une dislocation surviendrait en cas d’absence d’un lieu de ce type.

L’idée consiste donc à imaginer un lieu, espace et temps définis, qui ne serait pas conçu anarchiquement mais pensé à partir du questionnement de l’équipe : problèmes d’organisation, souffrance qui s’exprime dans des plaintes individuelles, arrêts maladie, etc. Ainsi on peut émettre une hypothèse parallèle à celle que nous considérons actuellement : le fait de prendre du temps sur une journée de travail, mais à un moment défini et à la fonction identifiée, permettra une optimisation du temps restant imparti aux soins directs. Encore que, ce temps de réunion, servant indirectement à l’amélioration de la prise en charge des patients, ne soit qu’une forme de soin indirect. Charge à un animateur clinique, cadre ou non cadre, de prendre la responsabilité de l’organisation d’une telle entreprise (16).

Une éthique personnelle partagée par la communauté soignante

S’il apparaît nécessaire, pour le plus grand nombre, de fonder une éthique personnelle, sorte de guide à fonction de censure parallèle (17), la difficulté qui subsiste est le fait de sa compatibilité avec celle de la communauté soignante. En l’absence d’un code de déontologie admis par toutes et tous il est difficile de faire s’appliquer, au niveau du groupe, puis à celui des individus, une quelconque déontologie infirmière authentique (18). On peut toutefois dire qu’une forme d’éthique s’élabore aujourd’hui dans les communications de presse. Un auteur fait partager, à un public large, sa pensée dans un registre définit. Les présupposés et fondements cliniques sur lesquelles s’appuie son texte constituent ainsi un avis éthique sur une matière soignante considérée. Mais, révélée encore par les questionnaires, la lecture n’étant que peu en usage dans la culture infirmière, il est à proprement parler très difficile, voire impossible, d’admettre qu’elle puisse avoir une influence notoire.

Comment faire en sorte, en dehors de l’usage du mouvement syndical ou politique (19), de faire progresser le développement de l’éthique infirmière et, en second lieu, faire que celle-ci soit respectée ? La solution peut venir du monde associatif. Depuis longtemps on a constaté son influence, cette dernière s’exerçant à tous niveaux, jusque dans les couloirs mondains du ministère. Je ne dis pas ici qu’il faut que se crée, dans un service donné, une association, pas plus que je ne propose la création d’une association nationale ayant en charge l’éthique de la profession. Le terme association fait référence à une définition légale qui admet deux types de base d’association : déclarée et non déclarée. L’association c’est aussi le partage, l’échange, l’admissibilité des compétences et différences autres. Ainsi toutes les associations infirmières, petites ou grandes, sont susceptibles d’insuffler une dynamique nouvelle en ce qui concerne l’éthique et son développement. Même en l’absence immédiate ou imminente de l’édiction (20) d’un code d’éthique et de déontologie professionnelle infirmière il reste, en tant que possibilité, l’influence qu’exerce les travaux de qualité et qui découle d’investigations cliniques. Autant de réflexions, de recherches, de questionnements qui sous-tendent une position éthique et qui ne sont pas prise en compte parce que peu lus et intégrés. J’en viens à la conclusion qui consiste à dire que ce n’est qu’en opérant une action pour modifier l’élaboration de la culture infirmière que pourra se faire la transmission de la pluralité des positions éthiques individuelles ; plutôt que de maintenir un savoir de transmission orale il faut développer une logique de transmission qui passe par une intégration de la méthode quasi auto-didactique de l’universitaire : lire, réfléchir, chercher et écrire pour fondements parallèles des cours magistraux. Mais cette tâche, d’une envergure considérable, ne peut convenir en aboutissement de ce mémoire infirmier. Les ambitions bridées dès le départ ne le permettent pas, ce qui est regrettable à plus d’un terme. Je ne peux ici qu’espérer transmettre très largement mes écrits pour faire en sorte que mes propositions d’actions soient considérées au-delà des limites topiques de l’IFSI. Je parle ici de la publication des résultats de ma recherche car ce sera un moyen direct d’agir sur cet item de l’hypothèse formulée en début de mémoire.

Un savoir infirmier régulièrement entretenu

Comment peut-il s’entretenir et se développer ? Déjà, en référence aux réponses données par les questionnaires, nous pouvons présenter certains éléments constitutifs de propositions. Mais cela suffira-t-il à l’entretien régulier du savoir ? Ne risquons-nous pas de vaciller dans l’utopie, registre voisin de toute entreprise désireuse de faire se réaliser une proposition positive ? Entretenir le savoir infirmier est en adéquation avec la motivation du soignant à bien faire son travail. Mais il n’est pas possible d’intégrer toutes les nouvelles données applicables au contexte des soins infirmiers tant celui-ci est vaste, aussi vaste que le sont les multiples affectations. Sans parler de spécialités professionnelles définies par le législateur on en vient à observer un nombre colossal de spécificités infirmières qui découlent directement de celles du lieu d’exercice. Etre infirmière en service de réanimation suppose des compétences différentes de celles qui auront cours en médecine du travail. La personne en exercice en réanimation, l’infirmière, sera détentrice du même titre professionnel que son homologue en médecine du travail, elles peuvent même être issues de la même promotion, du même IFSI. La formation aura donc des bases communes mais les qualités de l’exercice professionnel ne seront pas les mêmes, le public bénéficiaire de soins se présentant sous des formes différentes : en réanimation on travaille avec des malades inconscients, en médecine du travail avec des personnes éveillées. Le savoir à développer, hormis le suivi d’un cycle long qui conduit à une spécialisation, est donc différent.

On peut supposer que les faits de l’actualité sont susceptibles d’intérêt auprès des professionnels. Les échos sont rapportés soit par voie de presse spécialisée, soit par les médias courants, soit par la voie syndicale. Cette communication constitue, à proprement parler, une forme d’entretien du savoir sur la profession. Mais ce savoir est excessivement proche d’un savoir profane, celui de l’homme de la rue qui porte une opinion sur une matière qu’il ne possède pas. Entretenir le savoir infirmier c’est : parfaire les connaissances nécessaires à l’application de techniques spécifiques au lieu d’exercice de la fonction infirmière. Par exemple, un infirmier en psychiatrie devra tenir à jour ses connaissances en matière de psychopharmacologie, en sémiologie psychiatrique, en psychopathologie ; participer, selon le principe de la recherche-action ou de la formation-action, à l’élaboration de ce savoir. L’infirmier en psychiatrie cité plus haut investira une réflexion propre en matière de transmission de son savoir, de communication plus ou moins large ; il échangera avec ses homologues sur les différentes particularités de sa pratique clinique ; suivre différents cursus de formation, ne conduisant pas forcément à faire se modifier le statut de base, en stage hospitalier ou en centre de formation continue. Ici l’université, système d’évolution tant prisé ailleurs en Europe ou dans les pays de langue anglaise, n’est pas apparu comme le plus susceptible de répondre à des aspirations d’évolutions cliniques. C’est sans doute vrai en ce qui concerne les qualités liées aux gestes techniques en usage en médecine-chirurgie. Ça l’est moins, en revanche, dans l’ordre de la relation à l’autre, débarrassée de l’artifice médico-technique : la relation soignant-soigné en tant que relation sociale particulière.

Une gestion optimale du temps de travail

Le temps est une des notions clés qui apparaît dans les obstacles à la réalisation d’une prise en charge efficace et adaptée. Elle est en interaction, si on se réfère aux propos des enquêtés, avec le nombre de personnels affectés en service de soins : peu de personnel conduit à une difficulté de gestion du temps passé auprès du patient, à la préparation des soins, à leur réalisation, à leur évaluation qualitative et quantitative, etc. Représentatif de difficultés inhérentes au système infirmier, le temps en devient un des points d’achoppement. Submergés par une multitude de soins à effectuer, en un laps de temps déterminé par convention collective, les soignants courent frénétiquement d’un soin à l’autre, s’appliquant à la conformité d’une demande médicale que représente la prescription, en finissant par omettre le bénéficiaire des soins et des traitements. Dénoncée par de plus en plus de monde, la façon de considérer le malade comme un numéro de lit, une pathologie, un organe ou une fonction défaillante, résulte probablement du fait qu’il ne reste guère de temps à passer à l’écoute active et attentive, qui nécessite du temps, de la souffrance ou du simple désir de communication. Comment donc influer sur le temps, composante non élastique qui ne se laisse que peu apprivoiser ? Outre le fait de l’interaction avec la question soulevée par la motivation constante et les propositions d’action qui en découlent, le temps reste non réductible et ne se laisse prendre au piège de la pensée. Il est toujours réfractaire à sa propre réduction, impalpable, il échappe à celui qui veut le maîtriser.

L’interaction temps/motivation vient agir encore au niveau du nombre de personnel, de la fatigue physique et psychologique engendrée par la multiplicité des soins et/ou de leur aspect fastidieux. Est-il possible d’espérer que les propositions formulées à partir de la question de la motivation aient une influence incidente sur la gestion optimale du temps ? Cette délicate question mérite une mise au point conceptuelle. Lorsque je parle de gestion optimale du temps ce n’est pas tant comme indicateur de dysfonctionnement qu’en tant que révélateur des aberrations institutionnelles : d’un côté le pouvoir administratif en place qui exige une rentabilité de pointe du personnel, de l’autre côté, ce même personnel qui demande à l’administration une dotation humaine plus conséquente. L’actualité nous renseigne aussi sur ces indicateurs : grève, contre-pression de l’administration, arrêt maladie à répétition, épuisement émotionnel des soignants, expression d’un ras-le-bol généralisé à l’ensemble de la profession infirmière, etc. Il n’est donc pas question ici de responsabiliser le personnel dans le sens de la rentabilité ce qui ne tendrait qu’à l’accuser du moindre des dysfonctionnements.

En fait, dans ce qui découle de l’hypothèse de départ, le temps ne peut être retenu comme validé, dans l’idée de sa gestion optimale par les personnels, au travers de la planification des tâches. Ce qu’exprime les enquêtés est tout autre : ils réclament une extension temporelle qui ne peut passer, c’est la seule conclusion possible, que par une répartition du nombre des soignants et des soignés qui soit plus équilibrée. Là, notre propos trouve ses limites car c’est de l’ordre du mouvement syndical que d’influencer le pouvoir en place sur l’embauche de personnels supplémentaires. L’argument propose qu’un nombre suffisant de personnels permettra une optimisation encore accrue du temps à passer auprès du malade. Ce qui réclame du temps au point de vue réalisation technique (médico-chirurgical ou psychosociothérapique) comme ceux qui réclament du temps (les patients) au plan de la rencontre interpersonnelle pourront avoir le temps nécessaire parce que le personnel nécessaire aura été mis en place. Mais ce sujet qui touche au social et à l’ordre politique est aussi d’un registre qui ne convient pas au terme de cette recherche infirmière. Je ne peux agir sur cet item. Il est donc, en référence aux réponses des questionnaires, comme en référence à ce qui vient d’être dit, non validé.

 

Conclusion

Avoir choisi l’éthique et l’anthropologie, les avoir superposé au contexte infirmier, les avoir fait se confronter avec la réalité d’un terrain qui ne les conçoit pas toujours. Où se situent donc l’éthique et l’anthropologie dans le domaine des soins infirmiers ? Si on situe l’éthique dans l’ordre d’un seul règlement professionnel le décret du 16 février 1993 relatif aux règles professionnelles des infirmiers et infirmières peut suffire. Il ne le peut toutefois en ce qui concerne une éthique d’action clinique qui se réfère à l’avancée de la pensée infirmière dans un ordre qui ne s’apparente pas aux propositions des politiques. Codifier l’éthique d’une manière rigide ne semble pas faire partie des opportunités que partagent les personnes qui ont répondu à notre enquête. C’est davantage dans le souci du prendre soin, au mieux qu’il puisse se faire, que s’exprime l’éthique infirmière. Elle ne veut pas passer à côté de l’essentiel de sa fonction : rencontrer l’autre, malade, traumatisé, bien portant en apparence, un autre être semblable au soignant, un être de désir et de communication.

L’anthropologie, quant à elle, ne s’affirme pas en tant que disciplines appartenant au champ des sciences humaines. Elle se présente sous une forme autre, c’est la globalité exprimée par notre public de soignants et de futurs soignants. Ses concepts échappent au plus grand nombre, sa théorie est incomprise. Mais là n’est sans doute pas le plus important. Ce qui importe, et ce qui découle d’ailleurs d’un modèle à référence anthropologique, est la considération portée à l’être humain : il ne doit pas être réduit à une partie de lui-même, il ne l’est pas dans la plupart des cas et c’est rassurant. Espérons que celles et ceux qui se sont abstenus de répondre à notre questionnaire l’ont fait non parce qu’ils étaient directement contre ce type d’investissement relationnel. Et encore, cette particularité s’exprime plus souvent dans l’ordre de la subjectivité que dans celui de l’objectivité. Rendre conscient les conflits qui façonnent notre personnalité publique n’est pas chose aisée. Faire s’extérioriser, même au travers de l’anonymat proposé par les conditions de notre recherche, cette subjectivité appartient aussi à l’utopie, bien que le lapsus soit toujours possible.

Situer l’éthique et l’anthropologie c’était aussi, en quelque sorte, " rendre à César ce qui appartient à César. " Il faut redonner au patient sa juste place, celle où le discours dans sa dimension scientifique (le logos) situe l’homme comme premier objet de considération (anthropos). Il faut développer la notion d’éthique, confrontée à la pluralité des avis, avec les réflexions du tout commun.

Catherine Masseix

Infirmière diplômée d'Etat

EPS Maison-Blanche, Neuilly-sur-Marne (93)

 

 

Notes

1 - Ethnie vient de ethnos : peuple, race. L’ethnologie c’est rajouter à cela logos, l’étude et dans sa première intention ethnographique, graphein : décrire.

2 - Référence est faite ici à l’ouvrage de J.L Gérard : Infirmier en psychiatrie, nouvelle génération, publié aux éditions Lamarre (1993).

3 - Ibid.

4 - Le dictionnaire de notre temps, Hachette, 1989

5 - Le chapitre 2 de l’ouvrage de MM. Aït Abdelmalek et Gérard est intitulé " Un discours avant tout sur l’humain : l’approche anthropologique ". J’ai repris ce titre en le réadaptant dans le contexte de mon travail.

6 - Aït Abdelmaleck (A) et Gérard (J.L), " Sciences humaines et soins ", InterEditions, 1995

7 - Ibid.

8 - Bettelheim (B), La forteresse vide, folio, essais, 1998.

9 - Dolto (F), Le cas Dominique, Seuil, Point, Essais, 1971, réédition 1996.

10 - Aït Abdelmalek (A), Gérard (J. L), Sciences humaines et soins, InterEditions, 1995.

11 - Molière, Le bourgeois gentilhomme, Théâtre, Librio, 1998, Acte 2, Scène IV, pp.23-29.

12 - C’est à dire une rencontre où l’on considère être au même niveau que l’autre. La verticalité donne à représenter une rencontre où s’exprime un rapport hiérarchique. Cela peut s’entrevoir dans un contexte de relation professionnelle mais il n’est pas pertinent d’entretenir cette attitude dans le cadre de la relation soignant-soigné.

13 - Lombard (J.), Introduction à l’ethnologie, Cursus, Armand Colin, p 11, 1995.

14 - Aït Abdelmalek (A) et Gérard (J. L), Sciences humaines et soins, chapitre 5 : le travail et le pouvoir dans les organisations de soins, InterEditions, 1995, pp. 249-306.

15 - Leblond (A.), Masseix (F.), Eric et la piscine à balles, Une contribution à la clinique infirmière en psychiatrie auprès de personnes atteintes de psychoses infantiles : analyse, approche théorique et clinique, commentaires généraux sur le diagnostic infirmier et sa validité scientifique, Opuscule de clinique infirmière, CREPSISM, 1998, pp. 18-19.

16 - Cela pourrait avoir pour fonction annexe l’abréaction des conflits internes jamais métabolisés ailleurs et autrement.

17 - Me référant à la théorie en usage en psychologie clinique je dirai, par métaphore, que l’éthique est le " surmoi " du soignant et de sa corporation.

18 - Ce qui ne signifie pas son absence totale mais, comme je l’ai déjà dit, uniquement la non-existence d’un texte officiel, force de loi à intégrer par le groupe, qui fasse s’appliquer un code uniformisé. Il va de soi que je prends en compte le décret légiférant les règles professionnelles des infirmiers et des infirmières (décret 23-221 du 16 février 1993). Mais celui-ci ne dispose pas d’orientations en matières d’éthique clinique infirmière, ceci en dehors des articles 25 à 32 du décret cité, ce qui est ici mon propos. L’idée de ma position éthique ici développée pourrait toutefois découler, si je me réfère au décret, de l’article 26 qui précise que " l’infirmier ou l’infirmière agit en toute circonstance dans l’intérêt du patient. "

19 - Ce sont les politiques élus qui font valider officiellement les textes sur lesquels s’appuient ensuite le législateur et les professionnels.

20 - Nous créons ici le néologisme " édiction " à partir du verbe " édicter " qui signifie " prescrire d’une manière absolue ". La définition du verbe est extraite du Petit Larousse illustré, édition de 1996.


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