Retour à l'accueil
Carole Rouyer : résumé thèse de Doctorat en sciences du Langage
« Analyse sémiotique de discours pathologiques le sujet limite »
"L'individu et le groupe ne peuvent faire l'économie d'une certaine plongée existentielle dans le chaos. C'est déjà ce que nous faisons chaque nuit en nous abandonnant à l'univers du rêve. Toute la question est de savoir ce que nous retirons de cette plongée : un sentiment de désastre ou la révélation de nouvelles lignes de possible ?"
Félix Guattari Le monde diplomatique Oct 92
L’ACTANT LIMITE
I. PRÉALABLE SÉMIOTIQUE
Travailler sur une approche sémiotique et phénoménologique du discours de la folie et de son actant et proposer à partir de cela, une réflexion autour de la présence thérapeutique dans la relation intersubjective, tel est, en partie, l’objet de ce travail.
Plus précisément, c’est au discours et au monde de l’actant limite qu’il s’intéressera.
Si cette thèse s’appuie en tout premier lieu sur l’analyse sémiotique, c’est que, à mon sens, son sujet, l’actant limite et son monde ne peuvent être traités que d’un point de vue phénoménologique dont la sémiotique de Jean-Claude Coquet paraît proposer une pratique d’analyse.
L’approche du sujet par son discours signifiant, verbal et non verbal, est le tout premier pas de ma démarche. Elle s’étayera sur cette double nature de l’être : l’instance percevante, le non-sujet et l’instance judicative, le sujet.
Pour la sémiotique discursive, c’est par l’instance de base, le corps, en tant que moyen d’enregistrement de nos expériences singulières, que se constitue le sol sur lequel le sujet pourra s’instituer. Au travers de nos discours, expression de nos expériences uniques ainsi restituées au monde, se manifeste ce que nous sommes. C’est le discours du sujet qui donne forme au vécu des expériences. L’actant par son discours construit un univers de significations par lequel il se connaît et se fait connaître à autrui.
En parlant, en écrivant, l’actant produit un acte signifiant. Il s’énonce lui-même en tant qu’instance d’origine.
L’actant limite n’est certes pas un choix anodin. Il m’a offert en quelque sorte, par sa position singulière, les moyens de faire une brèche dans la conception binaire et discontinue de l’approche traditionnelle psychiatrique tout autant que dans la pratique soignante qu’elle propose.
L’actant limite échappe, bouscule le système classificatoire. Il offre à notre regard une pathologie dynamique face aux structures apparemment figées de la névrose et de la psychose.
Ce choix, travailler autour de l’actant limite, convoque donc d’emblée la notion de continuité de la sémiotique discursive et subjectale. Il impose également une lecture dynamique de la folie, c’est-à-dire la considération du parcours syntagmatique de ses actants “différents”.
Cette option d’approche requiert, il est vrai, un positionnement autre. C’est un choix philosophique qui implique de considérer non plus la folie comme un mal à combattre dont il faudrait faire disparaître les symptômes, mais comme une manière différente d’être au monde dont les symptômes sont la restitution première.
Si “la science manipule les choses et renonce à les habiter”1, l’approche sémiotique nous invitera à nous situer non plus dans une position d’observateur à distance mais dans une position de participant. Pour citer de nouveau Maurice Merleau-Ponty, je pourrais dire :
“Pour savoir ce que veut dire l’espace mythique ou schizophrénique, nous n’avons d’autres moyens que de réveiller en nous, dans notre perception actuelle, la relation du sujet et de son monde que l’analyse réflexive fait disparaître”2
Cette position de participant montre que l’on se situe dans un espace topologique dont nous donnerons ici les critères.
1) La notion de continuité, tout d’abord, qui vient s’opposer à la discontinuité de l’espace euclidien, proposant une classification d’objets figés.
2) Ensuite, la considération du monde comme œuvré, du corps, de la chair et non d’un monde plat, à deux dimensions, qui caractérise le mode objectal. Pour M.Merleau-Ponty :
“Ce n’est pas le monde plat des objets de science Kantiens.”
3) L’espace, dans le paradigme dynamique où nous nous situons, se détermine par la différentiation de trois niveaux : l’ ici, le là et l’ailleurs. L’ici, lieu d’ancrage du corps est un espace subjectivé. Le là, un espace objectivé à partir de l’ici et l’ailleurs, le lieu de l’imaginaire. Cette description de l’espace par le sémioticien subjectal se distingue de l’espace abstrait, non réel du structuralisme statique.
C’est effectivement par sa reconnaissance du principe de réalité que se caractérise le paradigme duquel nous nous situerons pour ce travail. À l’inverse du principe d’immanence caractérisant le paradigme du structuralisme statique, le principe de réalité reconnaît l’importance de l’expérience corporelle et perceptive comme un premier sol dont le sujet ne peut se passer. Le principe de réalité reconnaît donc le lien entre production et réalité, entre perception et langage. Il n’y a pas de fiction, pas de perte de contact avec le monde. Le langage n’est alors pas considéré comme un objet extérieur à nous mais, tout comme la perception, constitutif de notre réalité.
Saisissant les actants comme des centres d’énonciation, nous pourrons en proposer une topologie :
L’instance non-sujet, enregistrant des informations sur le monde qui l’entoure, les transmet dans un temps second à l’instance sujet. L’instance non-sujet est en contact direct avec l’expérience perceptive. Instance de base, corporelle, elle est dans la saisie du monde et constitutive du sens.
L’instance sujet, instance judicative, qui transcrit, énonce sous forme de manifestations verbales ou non verbales (comportement) l’expérience initiale vécue par l’instance non-sujet. Elle se caractérise par sa capacité de jugement.
On peut également distinguer une instance quasi-sujet se situant entre les deux précédentes. Elle a une capacité de jugement amoindrie.
Pour aller plus loin dans la description de l’instance d’origine qui nous intéresse, on peut également considérer les choses sous l’angle de sa capacité d’autonomie. On peut alors distinguer deux types de relation : une relation binaire (R(S/NS, O), relation à deux termes, l’actant et le monde) et une relation ternaire (R(TA, S/NS, O), relation à trois termes : le tiers actant, l’actant, le monde). Dans ce second cas, on voit donc apparaître le tiers actant, forces internes (tiers actant immanent) ou externes (tiers actant transcendant) à l’actant mais qui intervient dans sa relation au monde.
Afin de faire apparaître de façon plus immédiate l’instance d’origine, nous proposons le schéma suivant, proposé par Jean-Claude Coquet :
___ corps percevant
Tiers actant immanent______   _________non sujet
__  langage du corps
      ______IO______
Tiers actant transcendant____     ______ sujet
  réalité de langage
hétéronomie   autonomie
C’est à partir de ce schéma de base que nous partons à la recherche de l’instance d’origine des actants dont nous étudierons plus précisément les discours tout au long de ce travail. Faisant nôtre le fait qu’un lien toujours uni langage et réel, transcription par la parole et expérience première, notre préalable sera le principe de réalité dont nous avons précédemment parlé.
II. APPROCHE DE L’ACTANT LIMITE
Ce travail ne sera pas centré uniquement sur le versant psychopathologique du processus limite. Il se donne pour objectif premier de définir et d’approcher une sorte de positionnement limite que subit l’actant fou ou que choisi l’actant créateur. Deux types de fonctionnement ayant une origine unique.
Mais dans un premier temps, nous nous attacherons au premier cas. C’est-à-dire celui de la pathologie limite. Dans un second temps, il s’agira de considérer ce positionnement limite sur son versant “positif”, c’est-à-dire créateur. Il sera enfin peut être possible de trouver dans la relation entre les deux versants des perspectives thérapeutiques pour le sujet souffrant.
ACTANT LIMITE PATHOLOGIQUE
Il peut convenir, dans un premier temps, de situer l’actant limite en regard des autres positions : l’actant “normal” et l’actant “fou” ou, si l’on veut emprunter la classification psychiatrique, le névrotique et le psychotique.
L’actant “normal”, dans une position actancielle de sujet autonome, tout d’abord, nous apparaît comme une instance centrée et orientée. Aucune force ne vient s’interposer entre l’instance d’origine et les instances projetées qui constituent les restitutions au monde, dans cet acte d’énonciation, de ce qu’il est. On peut considérer qu’une ligne continue relie l’io aux ip.
Dans le cas du sujet hétéronome, là où nous voyons se manifester une force tiers actancielle, le plus fréquemment transcendante, elle n’est pas ignorée, déniée par l’actant. En langage psychiatrique, on pourrait dire que le névrotique utilisant des mécanismes de défense comme la projection ou le refoulement, n’ignore pas la réalité extérieure. Pour Freud :
“La différence initiale s’exprime dans le résultat final : dans la névrose, un fragment de la réalité est évité sur le mode de la fuite, dans la psychose, il est reconstruit.”1
L’actant “fou” peut être définie sémiotiquement comme une instance décentrée et désorientée. Morcelé et figé, dans un mouvement essentiellement cyclique, on pourrait dire arrêté, l’actant va re-construire le lien brisé entre l’instance d’origine et les instances projetées en utilisant des moyens de défense psychotiques. Le délire en constituera le meilleur exemple. En effet, le processus délirant vient reconstruire le lien absent. Il redonne à l’actant un ancrage et une orientation apparents, une pseudo identité et un pseudo parcours.
“Je sais que je suis le messie. J’ai été désignée. Il faut que je sauve le monde.”
En délirant, l’actant se protège de l’angoisse de morcellement et d’anéantissement. Il retrouve par le vécu délirant une unité, une histoire, un sens. Privé de ce recours, par une thérapeutique antipsychotique, il sombre fréquemment dans un vécu dépressif marqué par le vide et le sentiment de vacuité pouvant aller jusqu’à la tentative d’autolyse.
A) LE SYMPTÔME COMME TENTATIVE DE GUÉRISON
L'actant que l'on appellera actant-limite a toujours représenté un défi pour les classifications usitées dans le domaine de la maladie mentale. En effet, cette pathologie nous oblige aujourd'hui à ne plus considérer d'une façon discontinue l'éventail des troubles psychiques, structure névrotique et structure psychotique en étant les deux pôles opposés, mais à concevoir le champ d'une manière continue, avec ses empiétements et ses différences, ligne continue reliant à une extrémité l'actant fonctionnant bien, on dirait alors, centré et orienté et à l'autre l'actant malade, ayant perdu son centre et son orientation, morcelé et figé.
Freud avait déjà évoqué en son temps, la tentative salvatrice que représentait le délire. Le délire, en effet, peut être considéré comme un mécanisme constituant une tentative de guérison dans le sens où il redonne ancrage et orientation apparents à l'actant. (ex : je suis tel personnage et j'ai telle mission à accomplir) Il vient donc donner une identité (pseudo-identité) et un parcours. On sait que le sujet en délirant se protège de l'angoisse du vide et du morcellement, qu'il retrouve par l'expérience délirante une certaine unité, une histoire, un sens. On sait que, privé de ce recours par une thérapeutique adaptée, il sombre dans un vécu dépressif, confronté sans protection à la dépersonnalisation.
L’actant limite, se situe dans une zone frontière. Il ne parvient à recourir durablement ni aux mécanismes de défense névrotiques, ni aux mécanismes de défenses psychotiques même si, dans son parcours, il empruntera tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Reclus dans une sorte d’impasse, il affronte ses peurs originaires, ses angoisses premières dont rien ne semble pouvoir le protéger à long terme.
Si le psychotique a cédé à l’anéantissement de son instance d’origine que constituent l’éprouvé et le corps (instance de base de l’expérience du monde), si le névrotique se défend de ces mêmes angoisses par des moyens globalement efficaces, l’actant limite, lui, en est sans cesse menacé. Il connaît et vit en sujet les ressentis psychotiques premiers, angoisse, vide, morcellement, et ne parvient à y échapper.
Si l’actant limite ne peut fuir durablement ces vécus, il trouve des moyens à court terme, toujours différents et empruntées aux deux autres structures. Cela donnera à son parcours un aspect d’instabilité particulier.
Catatonie, passages à l’acte explosifs, dépressions, violence constituent en quelque sorte des tentatives de guérison.
Si l’on considère le processus de guérison comme un moyen de réunifier les différents états de soi même (cf. Nietzche), de retrouver une unité, un centre et une orientation, l’actant limite ne fait que cela. C’est dans le recours à une incarnation dans un rôle fictionnel qu’il tente de se protéger, de se défendre de peurs archaïques de morcellement et de dépersonnalisation. La distinction préalable entre ces deux instances, non-sujet et sujet, instance corporelle et instance judicative, nous permet une approche de l’actant limite qui prend en considération ses paradoxes particuliers, son instabilité structurelle et lui donne tout son sens.
Nous distinguons alors un premier temps qui est celui de l’instance d’origine, instance corporelle de base qui perçoit, vit et enregistre l’expérience et un second temps, celui de l’instance sujet, judicative, qui, par un discours, verbal ou non, transmet à l’autre, au monde, quelque chose de cette expérience.
B) CAS CONCRETS
J'illustrerai mon propos par deux exemples : Celui de Philippe, tout d'abord, qui après un parcours chaotique, dépressions graves, tentatives suicidaires, épisodes délirants, connaît une période de mutisme de dix ans. Il en dit :"Je ne savais plus qui j'étais, je ne faisais rien. Je passais des heures devant la télé. Je ne parlais à personne. Je savais que je perdais mes amis, que je me coupais du monde mais je ne savais pas combien de temps ça allait durer." Puis : "lorsque j'ai appris que j'étais séropositif, ça a fait comme un électrochoc dans ma tête. C'est là que j'ai acheté cette maison au Maroc avec cet ami. Ça a été une chance énorme pour moi. j'ai repeint ma salle de bains, j'ai repeint ma cuisine et je me suis remis à parler aux gens. Tout d'un coup, j'ai téléphoné à un ami. J'ai dit , «je suis ressuscité."
Dans le cas de Philippe, on a affaire à un sujet décentré, n'ayant plus d'orientation. La période de mutisme illustre cela. Puis l'intervention de l'annonce d'une séropositivité vient donner une "identité" et une orientation. Il s'installe au Maroc où il vivra une vie d'ermite.
Dans ce rôle, quelque chose de lui-même peut vivre, faire des choses, cheminer. Il peut réinvestir ce rôle de son ressenti propre, l'habiter.
Anne, elle aussi, connaît un parcours difficile. Après une première dépression à 18 ans, qui, dit-elle, l'a complètement cassée, déstructurée, elle manifeste des troubles graves de la conduite alimentaire, une addiction importante aux tranquillisants, une instabilité d'humeur.
Sept ans après le début des troubles, elle passe à l'acte par une tentative de suicide grave et particulièrement spectaculaire.
Sa façon de raconter cette tentative est marquée par l'aspect mise en scène et une certaine froideur affective. La place du corps attire l'attention
"Ça me faisait peur de me faire du mal comme ça"
"Je m'étais mise en position allongée avant de tirer parce que l'idée de m'imaginer tomber par terre, je pouvais pas supporter. Donc, j'étais allongée avant de tirer parce que je voulais pas, je pouvais pas m'imaginer tomber".
"J’ai dit : Attention, maman, tu vas voir quelque chose d'horrible"
C'est le mouvement d'un corps en vie, en mouvement dans la chute, qui vient se rappeler au sujet et qui est alors dénié par lui. Le corps immobile, corps objet allongé, est seulement sollicité.
Cette tentative de suicide lui donne une identité prétendue assumable : handicapée et un parcours institutionnel qui la cadre.
"Je me suis ratée mais au moins j'avais fait une vraie tentative puisque j'avais quand même des séquelles. Ça m'a permis d'être autonome financièrement parce qu'à partir de ce moment-là, j'ai plus eu de scrupules à demander une allocation handicapée."
Dans ces deux cas, on voit donc que le mouvement reconstructeur d'une identité et donc d'un parcours pour ces sujets passe par un vécu corporel pathologique, traumatique. Le corps est comme un instrument. Porteur, marque d'une souffrance indicible, il peut servir ici à faire lien entre le sujet, son éprouvé et le monde.
Figure d'un tiers actant transcendant, maladie, suicide, mutilations utilisent, mettent en scène un corps instrumentalisé et permettent au sujet de recouvrer au-delà de rôles multipliés, une identité et une orientation. C'est par cet outil, que l'actant va remettre en adéquation une instance de souffrance non partageable et un vécu douloureux exposé au regard.
Mais si cette identité, souvent prédéterminée par une injonction (il fallait que...), n'est pas durablement assumable par le sujet, après une nouvelle crise, il partira en quête d'une nouvelle identité.
Carole Rouyer