Retour à l'accueil

Retour à "détours"


La nuit


Nous commencions la journée à dix heures du soir et la terminions à six heures, le matin. Nous devions effectuer une ronde dans tout le pavillon, à peu près toutes les vingt minutes ; et si nous n’avions plus à aller au fond du couloir de chaque dortoir, signer à chaque ronde, au mouchard, sorte de minuterie sur laquelle était placé un cadran de papier devant porter la signature du veilleur, toutes les vingt minutes, comme il était d'usage jusqu’à ces dernières années, nous effectuions cependant très régulièrement les rondes (1).
Entre-temps, nous nous tenions dans le bureau du surveillant qui était l’endroit le mieux placé pour percevoir tous les bruits venant du rez-de-chaussée ou du premier étage. Dans un pavillon de malades mentaux, la nuit est peuplée de bruits divers, toujours plus ou moins suspects. Car pendant la nuit, plus qu’à toute heure du jour, la peur du suicide ou de l’évasion est constamment présente chez le jeune infirmier. Il peut y avoir divers incidents comme la crise d’épilepsie, le coma insulinique, ou tout simplement l’insomnie. Et puis, là-haut, au premier étage, de temps en temps, le bruit de la chasse d’eau qu’on actionne… ce bruit amplifié par le silence du pavillon. (…) Je me souviens de l’admiration que j’avais pour mes collègues au sujet de leur parfaite interprétation des bruits. C’est vrai qu’avec du métier, les bruits, la nuit, sont très caractéristiques (…).
(2)

L’asile s’est quelque peu éteint. Il a changé de nom trois fois depuis les lignes d’André Roumieux. Aujourd’hui, presque dépersonnalisé, il est un " EPS " parmi tant d’autres. Parfois on le baptise EPSM, parce qu’il faut bien rajouter, sans doute, sa spécificité dans l’annonce même. Etablissement Public de Santé Mentale.

Voilà où je travaille. André était à l’asile d’aliéné, un asile nommé Ville-Evrard. Moi, aujourd’hui, je travaille à l’EPSM, un EPSM nommé Ville-Evrard. Si une partie du nom a changé, l’entité hospitalière que cette institution représente a-t-elle pour autant modifiée ses pratiques (3).

Sont-elles différentes de celles d’hier ? Sont-elles similaires ? N’y a-t-il rien à voir entre les veilleurs d’antan et ceux de nos jours ?

Pourtant les nuits se suivent. La nuit, n’importe quelle nuit ressemble à une autre. Une autre d’avant, une autre qui viendra. La nuit est la nuit. Elle n’est pas autre chose. Qu’elle soit, de par sa nature, calme ou agitée. Quelle soit chaude ou froide, la nuit reste la nuit. Elle reste la nuit de ceux qui la vivent. Qu’ils soient endormis. Qu’ils soient debout, insomniaques ou agités.

Je suis passé de nuit parce qu’après plusieurs années à œuvrer de jour pour que les moulins à vent changent de sens, je me suis senti, à un moment, quelque peu fatigué. Peut-être suis-je de nuit pour me reposer ? Peut-être certains disent cela ? Peut-être le font-ils ? Combien sont ceux qui dorment et se reposent ?

Ne critiquons pas, écoutons :

Patrick : " Moi, j’en avais assez du jour. Toujours pareil, les collègues en retard, le boulot fait n’importe comment "

Jean raconte : " Moi, dans le travail de nuit, j’y trouve la quiétude, la paix, je repose mon esprit "

Patrick rajoute : " Tu sais c’est mieux pour toi, tu n’as pas les médecins sur le dos, la hiérarchie n’est pas là non plus. Quand on voit un administratif c’est rare, seulement en cas de coup dur, et encore ! "

Marie : " Moi la nuit j’angoisse un peu, dit cette infirmière, on attend, on attend trop. Devant le rien à faire, quand les patients dorment, on ne peut faire que ça et espérer que rien de grave ne se passe "

Pascal : " Pour moi ici c’est la planque, rien à faire, dit cet infirmier pour qui veiller signifie se coucher à 23 h et se lever, avant les malades eux-mêmes, à 6 h. "

Au pavillon d’à côté : " Nous, on veille à tour de rôle, celui qui prend sa première nuit ne dort pas, l’autre se repose de sa nuit précédente "

Celui plus loin : " Ici c’est plutôt cool. Les patients sont tous des débiles, ils ne sont pas nombreux et ne s’agitent jamais, alors autant dormir que veiller "

" Chez nous, (dit cet autre infirmier), on tâte en arrivant le soir l’ambiance du service. On sait de suite si ça sera calme ou pas "

Comme beaucoup, en fait, je nourrissais de mon imagination toutes les représentations baroques que je pouvais faire de ces temps, entre 21 h et 7 h, entre un coucher et un lever de soleil, ces temps où l’hôpital s’endort. Du moins semble-t-il s’endormir. Dans le service où je travaille, en psychiatrie adulte, à chaque instant du nycthémère un entrant peut se présenter. Nous avons des entrées de nuit. Elles sont rares néanmoins.

Dans ce service disais-je, nous ne sommes pas équipés de matériel sophistiqué, comme en service de réanimation, et qui nécessite une surveillance attentive, pointue, celle des +++ que l’on écrit sur la fiche du patient. Pas de respirateur qui maintienne en vie tel patient profondément comateux mais une écoute de la respiration du patient, sans le déranger, sans ouvrir une brèche dans ce sommeil que souvent il n’a eu qu’avec l’aide des médicaments hypnotiques.

La surveillance est tout autre. Elle existe sous des formes différentes d’ailleurs. On peut se laisser aller à la surveillance du service comme s’il ne s’agissait que d’un parking de voitures. Là, forcément on n’est que peu soignant dans l’âme et le vécu. Simplement gardien de corps immobiles, au repos. Une autre surveillance, si elle n’est plus pointue dans ce qu’elle laisse voir, s’affirme et se nourrie de sensations et de perceptions nouvelles. Le souci comme le regard clinique est conservé. L’attention portée au malade passe par la plus essentielle des dimensions, son humanité.

Petit à petit certaines habitudes ont changé chez nous (4). Avant, après les médicaments du soir et le premier film, c’était extinction totale et obligatoire des feux. Le malade ne dort pas, on double alors la dose (5). Attention, quand même, avec ce " feeling " que les années procurent, le malade ne doit pas être trop assommé le lendemain. La dose sera modérée. Mais parfois untel s’est trompé de pipette à dosage, il a pris la plus grosse. Il a pris celle qui contient le plus. Sans doute était-ce pour que le patient dorme mieux.

Les nouvelles habitudes permettent aux patients anxieux, angoissés, autour d’une collation animée de la présence infirmière, en début de soirée, de parler de leur vécu, de ce qu’ils ressentent. J’en profite pour mieux les connaître, petit à petit la méfiance ou la haine de l’asile s’estompe, la confiance s’autorise. Et si Marie-José ou Chantal ne dorment pas nous resterons ensemble à commenter le reportage de seconde partie de soirée ou bien encore cette émission qui porte sur un sujet d’actualité.

L’individu est là. L’individu reste là. Du moins il le peut, à ces conditions, celles des dispositions professionnelles qui considèrent que la nuit n’est pas que sommeil, que passivité. N’est-il pas actif Karim, entre trois et quatre heures du matin lorsqu’il hurle en néologismes sa dissociation psychotique sur fond d’angoisse massive. Et Luis, pour pénible qu’il soit reste sympathique, son humeur due aux relations d’avec sa famille influe directement sur son sommeil. Au départ cette violence incomprise, de ses gestes brutaux qu’il fait parce qu’il est malentendant et n’a pas de langage en signes codés, cette violence finit par devenir sens. Elle prend une signification pour qui veut bien l’écouter, la voir, l’observer. Elle devient signes de son mal-être, de la justification de son insomnie perpétuelle, de sa recherche ambivalente d’un sommeil qui ne vient jamais.

Et puis, le silence... le silence. Dans ce calme audible, cette atmosphère si particulière qu’il est très difficile de vous la décrire, il y a... du bruit. Le bruit du silence. Le silence qui ne l’est jamais. Existent toujours ces étranges sons, craquements, robinets goutteurs, ronflements, courants d’air.

Au départ le nouveau veilleur est perdu, du moins se sent-il comme tel. Il est un autre André qui débute son service de veille. Il faut qu’il s’adapte à un monde différent auquel certains de ses sens usuels ne sont pas habitués. Robert m’a dit dès le début : " Tu verras bientôt tu reconnaîtras n’importe qui dans le pavillon sans avoir à te déplacer, tel pas lourd sera celui de Liliane ou de Gabriel, tel bruit de chasse d’eau à telle heure te dira que Francine est déjà levée ".

Michel m’a dit : " calme-toi, il ne se passe jamais grand chose, et puis même si tu fais des rondes ça n’empêchera jamais le suicidaire de passer à l’acte ".

Froid dans le dos, j’avais froid. Je n’étais pas du tout rassuré. Je stressais et ce ne sont pas mes cours de sociologie ou d’anthropologie qui me faisaient effet d’anxiolytique. Je ne dormais jamais, je restais perpétuellement éveillé. J’étais veilleur, en fin de nuit, toujours épuisé. Au bout de trois mois j’ai décompensé une migraine chronique, douloureuse, vive et perpétuelle. Il m’a fallu me rassurer. Je me suis adapté ainsi, petit à petit, à cette ambiance, à ces pas au premier étage, au téléphone qui ne sonne pas.

Et il y a du bruit, il y a des cris. Cela m’amène à parler de ces instants où la violence peut avoir lieu. La violence, la peur, les cris, le fracas. Parfois un patient arrive, entrant envoyé par le service des urgences de l’hôpital général. Parfois il est attaché, sédaté. Parfois agressif, parfois agité. Pas forcément toujours agressif quand il est agité. Il y a alors peut-être nécessité de penser recourir à l’isolement. Doit-il être placé en chambre spéciale, fermée à clé ? En chambre d’isolement ? Lorsqu’il y est, le soir à notre arrivée, s’il est sédaté, la prudence de rigueur impose à la fois une surveillance clinique comme une attention portée au potentiel d’hétéro agressivité.

Lorsque le malade doit s’y rendre, lorsqu’il doit y aller parce que cliniquement rien d’autre ne peut être envisagé pour le moment, s’il est toujours non consentant et dans l’opposition, il faut avoir recours aux moyens les plus sûrs. Parfois la parole sera l’outil qui convaincra. Parfois il faudra avoir recours à la force physique.

Dans ces cas, heureusement assez rares, une solidarité se joue qui n’a rien à voir avec celle faite de précipitation, celle de la journée. Encore plus rares sont les situations où l’on ne peut intervenir sans préalables de cohésion. Alors chacun connaît son rôle et tente, jusqu’au bout, de ne pas en venir aux mains. On a le temps vous savez.

Quand un patient que l’on qualifiera trop souvent de fou présente tous les signes avant coureurs du passage à l’acte on prendra le temps. On a la nuit devant nous. La nuit, cette nuit génératrice d’anxiété, devient alors notre première alliée. Rien ne nous presse et notre occupation alors sera l’absolue sécurité de tous. Celle du sujet-citoyen qui a perdu alors ses facultés et sa raison, celle des intervenants infirmiers que nous sommes. Parce que nous refusons d’être appelés gardiens d’asile, gardiens de fous, nous aurons toujours recours, avant la situation extrême, à la finesse d’un dialogue stratège pour amener une entente entre les parties en conflit. Mais il peut exister quelques écarts à cette déontologie. Un dérapage sur une chaussée glissante est vite arrivé.

En novembre 1997, à deux heures du matin les collègues du pavillon voisin m’ont appelé pour prêter main forte. Un jeune homme, en retour de fugue vient d’arriver. Tout est conforme, c’est une hospitalisation d’office, il faut le placer en isolement et lui faire une injection de cocktail neuroleptique.

Ce que mes collègues n’avaient pas dit c’est que, affolés pour ne pas dire apeurés par ce patient, ils m’appelaient à l’aide sachant que peut-être moi, infirmier et professeur d’un art martial japonais (6), je saurai mieux faire.

Ce jeune d’à peine dix-huit ans a déjà derrière lui plusieurs mois de prison ferme, un passé de délinquant à faire pâlir un vieux mafioso. Peut-être n’est-il pas psychotique, du moins est-il psychopathe. Nous étions trois hommes, il était 2 h 15. Il ne parlait pas, ne répondait à rien. Allait-il se laisser faire. La peur se lisait sur les visages. Le médecin de garde était en recul. On parlait pour conjurer la peur. Les mots ne faisaient que révéler la tension extrême de l’atmosphère.

Et puis, dans ce bref instant, un quart ou un dixième de seconde, voilà que ce jeune homme violent passe à l’acte. Je ne savais pas encore qu’avant d’être amené à l’hôpital il avait joué du couteau et envoyé deux policiers aux urgences chirurgicales.

Les collègues paniquèrent, ils lâchèrent tout, se protégèrent le visage. Nous n’étions que trois. Pourquoi n’avoir pas prévu le coup, n’avoir pas appelé cinq ou six collègues de plus.

Mon esprit n’a fait même pas un tour, la chambre d’isolement paraissait petite, le patient allait avoir le dessus, il était fort, très fort. J’ai reconnu un de ces individus prêts à tout, quitte à prendre beaucoup, pourvu qu’en retour ils en donnent davantage. Des coups, des coups. Il fallait le neutraliser, il n’y avait pas cohésion. Je l’ai neutralisé. Un quart de seconde de plus et le voici pris au piège de la triple clé, cou-épaule-bras, que je lui appliquai. Il se mit alors à parler et à menacer. Je sentais qu’il était plus fort que moi. Nous étions maintenant un contre un. Il devait être 2 h 20. Il était plus fort, plus jeune et plus musclé. Si je relâchai ma pression je ne pouvais savoir jusqu’où il irait, ce qu’il ferait à l’encontre des personnels. Allions-nous subir le sort des deux agents de police ? Il finit par perdre presque conscience. Il m’avait fallu renforcer la strangulation. Il sombrait (7).

Passé le temps de l’injection, de la fermeture de cette chambre d’isolement je ferai part à mes collègues de mon mécontentement. M’ont-ils appelé seulement moi pour faire cela ? Pourquoi n’étions-nous pas plus ? Mon travail n’est pas cela, la lutte au corps à corps. Voilà le dérapage.

Et puis il y a cet autre isolement. Chambre d’isolement, isolement, solitude et solitaire. Car l’infirmier de nuit est un solitaire. Isolé de l’activité clinique diurne il est aussi coupé de l’ambiance clinique du service. Même, comme je le disais tout à l’heure, si ce bénéfice de tranquillité était recherché, il présente l’inconvénient de couper des ponts. Les ponts qui permettent un lien entre une situation pathologique qui amène un homme ou une femme à l’EPSM. Les ponts qui font comprendre le pourquoi. Les ponts qui font comprendre le comment.

Les quelques services dotés de dossiers de soins ne connaissent pas leur chance. Lorsqu’en place de dossier individualisé on n’a qu’un cahier de rapport fouillis et obsolète, la nuisance qui amène à l’isolement clinique est encore plus franche. Une solidarité nouvelle, presque une complicité s’installe alors. Elle est une réponse à l’isolement d’avec les équipes de jour. C’est une solidarité entre personnels de nuit. C’est aussi une solidarité complice entre les soignants et les soignés (8).

J’ai vu des malades prendre soin, même mieux qu’un soignant, de leur voisin de chambre. Certains disent : " Ne vous en faites pas, s’il se passe quelque chose je vous avertis de suite ". La connivence ayant ses limites, une éthique professionnelle stable et mature mettra toujours ce qu’il faut comme distance.

Aujourd’hui l’aide ne vient pas du nombre car les veilleurs ne travaillent pas en équipes conséquentes. Par deux, rarement par trois. Dans certains endroits il y en a même qui ont à veiller tout seul. Le médicament est venu en aide. Il donne son coup de main, lui aussi, à l’institution qui dès l’entrée du patient propose, quand ce n’est pas impose, un traitement hypnotique. Combien sont les personnes qui auraient pu s’en passer et à qui on a donné cette habitude ? Il faut trouver le juste milieu. Refuser les extrêmes, quelle que soit la situation, est toujours chose délicate. Le choix n’est pas toujours facile. Entre le médicament ou le verbe, qu’utilise-t-on préférentiellement ? Tant de ces patients qui ont besoin d’une écoute, juste un instant de disponibilité, et à qui à 3 heures du matin on redonne des sédatifs.

Et les infirmiers accablés par les taxinomies de diagnostics anglo-saxons, ne peuvent-ils pas user du concept démarche de soin et repenser une partie du système. Il est toujours possible d’agir sur la " perturbation des habitudes de sommeil " autrement qu’en s’en remettant à la chimiothérapie.

Ecoutons la nuit. Ecoutez la nuit. Voici ce qu’est la nuit. Voici ce que sont mes nuits. Les miennes et celles de mes collègues. Les miennes et celles des patients. Les miennes et celles de l’EPSM. Les miennes. Celles de l’asile.

Des nuits qui sont finalement comme toutes les autres.


Notes

1 Aujourd’hui ce type de ronde obligatoire ne se fait plus. Les mouchards scellés dans les murs, au bout des couloirs, ont tous été condamné ou simplement enlevé.

2 Roumieux (A.), Je travaille à l’asile d’aliénés, Champ Libre, 1976.

3 Masseix (F.), La chambre d’isolement la nuit, in Le service de nuit dans tous ses états, 1ère rencontre nationale des travailleurs en santé mentale et leurs partenaires (12, 13 et 14 mai 1998), ERAP, publication mars 1999.

4 Ceci et l’exemple d’une unité de soins. Cela ne révèle pas l’ensemble des pratiques liées à la pratique infirmière de nuit.

5 J’ai assisté souvent à cet acte qui consiste à modifier, à la hausse, les doses de médicament sédatif que doit prendre le patient. Un jour j’ai même vu un infirmier verser, à même le verre, directement au goulot du flacon de médicament, sans utiliser la pipette spécialement prévue à cet effet.

6 Titulaire du 3ème Dan de Karaté du Japon, je suis directeur technique du club de Neuilly sur Marne.

7 Le contrôle que je possède aujourd’hui dans ces situations difficiles m’a permis de ne pas risquer plus loin l’accident.

8 Masseix (F.), Entre névrose et psychose : l’histoire de Suzie, www.serpsy.org, 1998.

Masseix Frédéric

Infirmier consultant clinique en santé mentale

Chercheur en clinique infirmière et sociologie des professions de soins

Chargé de cours en IFSI