C’est qui la star de la rentrée, l’idole des cours de récrés ?

C’est le trouble des conduites[1]



« La psychanalyse est un remède contre l’ignorance.
Elle est sans effet sur la connerie. »
Jacques Lacan



C’est la rentrée. Scolaire, littéraire, politique, sociale, à la crèche, dans les cours de récré, au self de l’hôpital, dans les rayons des supermarchés, à la télé, partout. Premiers jours de septembre, c’est la rentrée. Pas pour tous. Pas pour les enfants de La Nouvelle Orléans, emportés par le cyclone Katrina. Pas pour les enfants ivoiriens brûlés vifs au coeur de Paris dans leur squat de misère. Pas pour les bébés chiites piétinés sur un pont à Bagdad. Pas pour les bébés du Niger, affamés et cachectiques. Pas pour les enfants des ruines de Muzaffarabad, la capitale du Cachemire détruite par un terrible séisme. Pas pour les fillettes à naître, d’Inde ou de Chine et qui ne naîtront pas, juste parce qu’elles sont des filles.

Pas pour tant d’enfants à l’empan de la planète, qui n’ont droit à rien, ni toit, ni nourriture, ni attention, ni soins. Ici, ils sont tout et ont tout à leur disposition. On ne veut que leur bien, toujours et avant tout. On les couve, les observe, les analyse. On, c’est nous, des individus, des institutions, des États. On leur prépare même des cauchemars orwelliens. En voilà un qui nous vient des States, classique, les ricains ont toujours de l’avance sur La Vieille Europe. Juillet 2004, Georges Bush lance son plan de santé mentale. En avril 2002, Mister President avait nommé une commission d’experts, la New Freedom Commission on Mental Health (NFC), avec mission de procéder à un état des lieux de la santé mentale dans le pays. Diagnostic sans ambages : « 5 à 9 % des enfants souffrent d’un trouble psychique sérieux » et une partie seulement de ces troubles est diagnostiquée et traitée. De fait, ces enfants sont potentiellement appelés à représenter un coût considérable pour la société : comportements déviants, difficultés scolaires, marginalisation sociale, chômage, délinquance, tout leur est promis... D’où l’importance du dépistage, qui sera réalisé dès l’école, qui est « dans une position stratégique pour détecter précocement les troubles psychiques ». Une vingtaine d’états ont à ce jour appliqué ce plan. À la clé, une augmentation vertigineuse des diagnostics de troubles des conduites, de l’attention, des dépressions, des TOC (troubles obsessionnels compulsifs), des syndromes anxieux, phobiques,... Et, partant, du nombre de prescriptions de psychotropes. Car voilà bien où le bat blesse, Big Pharma est là, en embuscade, près à dégainer ses pilules du bonheur à tout crin. Les labos pharmaceutiques en profitent pour maximiser la prescription de leurs traitements, même chez les enfants. En 1990, il y avait moins d’un million de diagnostics d’hyperactivité chez l’enfant aux Etats-Unis. Il y en a plus de 5 millions aujourd’hui. Dans le même temps, les ventes de Ritaline et autres psychostimulants sont passés de 387 millions de dollars en 1990 à près de 2 milliards 5 ans plus tard. Certains esprits chagrins – vraiment ? – débusquent dans cette politique un simple retour d’ascenseur : l’industrie pharmaceutique a financé massivement les campagnes électorales de Bush en 2000 et 2004. Ce nouveau plan – avec son dépistage systématique des troubles dès le plus jeune âge et les réponses pharmacologiques qu’il appelle – va doper à coup sur les ventes de médicaments et particulièrement en ce champ encore inexploité de la santé mentale des enfants. L’enfance, nouveau terrain de jeux des multinationales ?

L’Amérique se prépare de beaux jours pensiez-vous, à imaginer naïvement que le mondes de par ici était encore protégé de ces « barbaries ». Et pourtant, en 2003, quand une expertise de l’Inserm avait établi qu’en douce France, un enfant sur huit était atteint de troubles mentaux, vous aviez commencé à frémir. D’où donc ces experts avaient sorti ces chiffres ? Quelle était donc cette Bible qui les réunissait, qu’ils appelaient DSM-IV, un manuel américain de diagnostic des troubles mentaux qui réduit l’humain à des symptômes, des comportements et des conduites, tirant du côté des étiologies biologiques et génétiques bien plus que du côté de la souffrance et des conflits psychiques ?

Mais là, depuis le 22 septembre, vous commencez sérieusement à être inquiets, plus encore agacés. Voilà-t’y pas que l’Inserm repasse le plat, en rendant public un bilan des connaissances actuelles sur la notion de « troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent », pur produit du DSM américain. Quèsaco le trouble des conduites ? Allons, vous savez bien qu’il y a des enfants qui se conduisent bien et d’autres mal, qu’il s’agit là d’un vrai diagnostic psychiatrique, pas de morale à bon marché, qu’il faut avoir fait bac + 15 pour savoir reconnaître la bonne de la mauvaise conduite. Ne nous emportons pas, restons au plus près de la définition proposée : un trouble des conduites s’exprimerait chez l’enfant et l’adolescent par des comportements aussi divers que « des crises de colère et de désobéissance répétées de l’enfant difficile aux agressions graves comme le viol, les coups et blessures et le vol du délinquant ». Un peu large comme approche, non, du genre fourretout, facile comme attrape-mouche en tout cas !

N’aurions-nous pas tous eu un trouble des conduites à notre heure et nos enfants n’en sont-ils pas nécessairement tous atteints, au cours de leur développement ? Les 12 « experts » assurent que ce trouble est très mal connu, dépisté et traité en France et qu’en regard de ses conséquences – « risque de mort prématurée, troubles associés,... » – et du coût pour la société – « instabilité professionnelle, délinquance, criminalité,... » – il convient de procéder à un dépistage systématique de chaque enfant dès... 36 mois : « à cet âge, on peut faire un premier repérage d’un tempérament difficile, d’une hyperactivité et des premiers symptômes du trouble des conduites ». Ils proposent d’avoirs recours à des prises en charge « psychosociales », de « guidance parentale » d’inspiration américano-canadienne, qui – vous vous en doutiez ? – font la part belle aux thérapies comportementales et à des traitements psychotropes certes « en seconde intention » mais quand même... Quant à tenter de comprendre l’autre, de comprendre ce qui fait langage chez lui, serait-ce un comportement, un passage à l’acte, une manifestation agressive, que sais-je encore, ne comptez pas sur eux ; en triviaux économistes de la santé, ils préfèrent s’épargner le passage par la subjectivité et la psychopathologie est remplacée par un traité d’objectivation des faits et gestes de l’enfant, érigés en bonne ou mauvaise conduite.

Mais qui aura l’outrecuidance de dire qu’un enfant qui casse son jouet à 2 ans, qui pique une colère noire à 4, qui ment à 5 ans, qui rêve de fracasser son parent contre un mur ou de voir disparaître son petit copain dans un trou sans fond est un futur psychopathe, délinquant ou toxico ? La théorie de la dégénérescence a toujours de fervents zélateurs et les chantres de la demande sociale – de normalisation, d’élimination de l’altérité, de sécurité, de confort et de bonheur – trouvent maintenant de bienveillants échos auprès des professionnels. La culture vient de faire un nouveau bond en arrière. Et nos amis les bêtes le sont un peu plus aujourd’hui... Nos frères humains, un peu moins.

Mais attendez la suite. Nous apprenions via les médias, il y a peu, que l’Union européenne pourrait se doter, d’ici à la fin de l’année, d’un cadre réglementaire destiné aux médicaments pour enfants. Puisque plus de la moitié des remèdes utilisés en pédiatrie n’ont pas fait l’objet de tests spécifiques sur les enfants et qu’on leur prescrit les mêmes substances qu’aux adultes, mais à dose moindre, le système D prévalant dans le secret des cabinets de médecins ou dans les hôpitaux. Les médicaments pédiatriques pourraient s’avérer une bonne affaire pour les industriels qui se sont montrés prompts à soutenir ce projet. D’autant que le texte prévoit des facilités pour le marketing des produits spécifiquement destinés aux enfants, ainsi que des protections de brevet supplémentaires et assurerait en outre une véritable sécurité juridique des labos engagés dans ce projet ». Plus d’angoisse de procès, comme ceux actuellement instruits aux États-Unis contre des labos ou des praticiens ayant cautionné la consommation d’antidépresseurs chez des enfants ou des adolescents, ayant par la suite fait une tentative de suicide. « Et dans ce bois, derrière chez moi, savez-vous quoi qu’il y a ? », chante la comptine. Il y a cette médicalisation de l’existence, qui nous presse de toutes parts et maintenant à tout âge. Vous qui alléguiez une enfance protégée, sauvage, innocente, vous avez fait votre temps. His Majesty the Baby, invoqué par le père Sigmund, cet enfant-roi, tyran de nos foyers et de notre civilisation du malaise n’a qu’à bien se tenir. Au premier « trouble des conduites », on va te le rééduquer vite fait, te le ritaliner, te le anxiolytiquer, te le prozaquer et vogue la galère parentale, le trou de la Sécu et le rêve d’un monde meilleur, forcément sublime n’est-ce pas Madame Duras ?

Bienvenue au Paradis, formaté, randomisé, des enfants dépistés et psycho- socialement reformatés. Car bien sur, en ce pays d’ici, qui semble avoir éteint ses Lumières depuis quelques lustres, on se pique aussi de participer à cette « croisade » contre la psychanalyse et d’autant, toute approche psychodynamique.

Un certain livre noir devient succès d’édition de la rentrée et la presse s’empare soudain de cette « lutte des psys ». D’un côté la Science, Majuscule, avec ces évaluations convoquées à tout va – on évalue de l’humain, de la relation, des affects, des pensées,... – de l’autre, des charlatans, qui parlent ésotérique, séparent les couples, ruinent les avenirs, assujettissent, culpabilisent, s’en mettent plein les poches et pour des résultats qu’ils ne réclament ni n’obtiennent. Si ça soignait, la psychanalyse, ça se saurait... Et tous ces enfants qui sont confiés à ces « flibustiers de l’Inconscient », alors que quelques séances, si peu, de thérapies comportementalo-cognitives et hop ! Disparus les symptômes, envolés les troubles, merci Docteur, vous nous avez sauvés de ces dérives sectaires, de ces égarements auprès de ceux qui se disent « spécialistes en souffrance psychique ».

Vive la santé mentale ! Prévenus de tous les pays, unissez-vous ! Je n’ose vous priver pour finir de cette merveilleuse fioriture à mon propos du jour. Elle est aussi d’actualité, rentrée littéraire oblige, et sous la plume de ce très médiatique Michel Houellebecq : « Sous couvert de reconstruction du moi, les psychanalystes procèdent en réalité à une scandaleuse destruction de l’être humain. » Et pour vous mesdames un petit plus, en prime de galanterie, du même auteur, dans le même ouvrage : « Il ne faut accorder aucune confiance, en aucun cas, à une femme passée entre les mains des psychanalystes. Mesquinerie, égoïsme, sottise arrogante, absence complète de sens moral, incapacité chronique d’aimer : voilà le portrait exhaustif d’une femme “analysée”. »

Osons dire qu’à Spirale, nous nous faisons une autre idée – plus haute vous l’avez compris – de la psychanalyse... et des femmes. Bonne rentrée en notre monde d’experts et n’hésitez pas à pétitionner contre ces nouveaux prêtres de l’ordre et de l’objectivité. Spirale relaiera vos commentaires.

SPIRALE_2005-01.book Page 11 Wednesday, November 16, 2005 12:50 PM

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[1] Editorial de Patrick Ben Soussan, Pédopsychiatre, Responsable de l’Unité de Psycho-Oncologie, Institut Paoli-Calmettes, Marseille, parue in Spirale, Toulouse, érès, 2005, 35