Alexander Schnell Paris, Vrin 2010 |
Levinas s’est proposé d’ériger l’éthique en « philosophie première ». Comment ce projet est-il conciliable avec la méthode phénoménologique dont il s’est toujours inspiré et dont il est resté tributaire tout au long de sa vie ? L’auteur essaie d’y répondre en mettant en évidence ce qu’il appelle une phénoménologie « sans phénoménalité ». Celle-ci s’inscrit expressément dans la tradition de la phénoménologie transcendantale que Levinas prolonge et actualise en promouvant un concept inédit du transcendantal (conçu comme « conditionnement mutuel du constituant et du constitué »). Au sommet de cette phénoménologie est l’« épiphanie du visage », manifestation d’une altérité radicale qui confère le sens à l’apparaissant sur un mode non intentionnel et non phénoménal. C’est autour du visage que s’articulent les « catégories » fondamentales de son parcours : jouissance, demeure, possession, féminité, amour, érotisme, fécondité, etc. Le présent ouvrage qui s’appuie essentiellement sur le premier chef d’œuvre de Levinas (Totalité et infini, paru en 1961) cherche à éclaircir ces concepts, tout en exposant les idées directrices de la philosophie lévinassienne de la subjectivité, de la transcendance, du langage, du temps et de la vérité.
Table analytique des matières
Avant-propos Le rapport entre la phénoménologie, la philosophie première et l’éthique. Le sens de la formule « l’éthique comme philosophie première ». Le « principe premier » de l’éthique lévinassienne. – Considérations générales sur la méthode de la phénoménologie lévinassienne. Le rapport au procédé « démantelant » de la phénoménologie génétique husserlienne, d’une part, et à la dialectique hégélienne, d’autre part. Simultanéité d’un mouvement « transascendant » et d’un mouvement « descendant » caractéristique de la méthode lévinassienne. L’acception lévinassienne de l’« expérience » phénoménologique : la « concrétisation » intégrant à la fois une « donnée empirique » et sa « possibilité conditionnante ». – Considérations historiques. Le rôle décisif de Heidegger pour la phénoménologie lévinassienne. Le Même et l’Autre en tant que catégories dialectiques médiatisant le rapport entre moi et autrui. Rapport avec la méthode de Platon dans le Banquet. Les sept « situations » ou « catégories » de Totalité et infini : la jouissance, la possession, la féminité, le visage, le moi apologétique, l’amour et la fécondité. La question de la dualité de situations caractérisant le Moi. La question de l’« au-delà du visage ». – Rapport avec la philosophie heideggerienne du Dasein et l’acception sartrienne d’une conscience néantisante. Rapport avec la conception hégélienne de la totalité. – Considérations systématiques. Par la reconsidération du rapport entre le Même et l’Autre, l’ipséité et l’altérité, la phénoménologie lévinassienne se propose de surmonter un certain nombre de « dualismes » : ceux de la théorie de la connaissance et de l’ontologie, de la conscience et de l’eidos, de la théorie et de la pratique, de l’a priori et de l’a posteriori, de l’activité et de la passivité, du possible et de l’impossible, de l’être et du néant. – La composition de Totalité et infini marquée par l’interprétation lévinassienne du transcendantal. L’« idée de l’infini » et le « visage ». La « fécondité » comme aboutissant de la phénoménologie transcendantale lévinassienne.
Chapitre I : Levinas phénoménologue transcendantal Considérations préliminaires sur l’esprit de la philosophie transcendantale. – Brefs rappels sur le sens et la teneur de la phénoménologie eu égard à son « contenu » et à sa « forme ». – Les difficultés découlant de l’application de l’épochè phénoménologique. La question du statut, en phénoménologie, de l’extériorité, de la réalité, de la transcendance. La « nouvelle ontologie » esquissée dans l’article « La ruine de la représentation ». – La définition lévinassienne du « transcendantal » élaborée à partir de son interprétation de l’« expérience sensible » chez Husserl. Le « conditionnement mutuel » caractéristique de son acception du transcendantal. – La nouvelle perspective, eu égard au sens de l’ontologie, élaborée dans Totalité et infini. La critique lévinassienne du concept de « totalité » chez Hegel et Heidegger. – Le passage de la « totalité » à l’« infini ». « Méthode transcendantale » et « visage ». La phénoménologie lévinassienne entre une réflexion sur l’« extériorité » et une réélaboration de la notion de « subjectivité ».
Chapitré II : Subjectivité et infini La « subjectivité » et la notion de « guerre ». La nécessité, pour une théorie convaincante de la subjectivité, de sortir de tout processus historique et téléologique. Renouvellement de la critique de Hegel et de Heidegger. Le face à face de la transcendance suppose le maintien du moi comme « premier terme » de la relation (l’« irréversibilité »). La philosophie lévinassienne de la subjectivité comme radicalisation du transcendantalisme kantien. Définition du Moi. Définition du « séjourner ». – Subjectivité et « idée de l’infini ». Définition de l’« idée de l’infini ». La « réflexion de la réflexion » selon Levinas. La « production de l’infini » (ou de la « transcendance »). Critique de la vérité comme « dévoilement ». – Subjectivité et pluralité.
Chapitre III : Jouissance et possession La nécessité de se placer d’abord au sein de la subjectivité. – La subjectivité comme « intériorité ». Subjectivité et « mienneté ». La dimension affective de la subjectivité. L’« égoïsme » du moi. Le caractère ontique (et non pas ontologique) du moi. – Critique de l’idée que le Dasein serait un « fait nu d’exister ». Analyse de la « nudité ». Critique de la conception heideggerienne de la « significativité ». Fondamentalement, le rapport au monde n’est pas « utilitaire », mais un rapport de « jouissance ». Deux caractéristiques essentielles de la jouissance : l’« indépendance » et le lien avec l’« alimentation ». La jouissance comme contact pré-réflexif et sensible avec soi. Le statut transcendantal de la jouissance. – Premières réflexions sur le « corps ». Le statut transcendantal de l’inscription corporelle. Le statut temporel de l’« intentionnalité (‘inversée’) de la jouissance ». – La « demeure » en tant qu’elle accomplit l’intériorité de la subjectivité. Le « recueillement ». – Spatialité et temporalité de la demeure. La possession et le travail (conditionnés par la « féminité », cf. infra) en tant qu’ils assurent l’« arrachement » à l’« élémental ». La « main » comme « organe » constitutif de la « chose ». La définition lévinassienne de la « substantialité ». La fondation de la « propreté » dans la possession et dans l’appropriation. – Le statut du corps. Corps, temps, conscience.
Chapitre IV : La féminité La différence de statut du concept de « féminité » entre Le temps et l’autre et Totalité et infini. – Le statut de la féminité dans Le temps et l’autre. La féminité en tant qu’elle illustre par excellence l’« altérité de l’autre en sa pureté ». La féminité en tant qu’elle se dérobe à la « lumière ». La féminité constitutive d’un rapport intentionnel « inversé » (en deçà du rapport non intentionnel au visage, cf. infra). La caresse comme illustration insigne du rapport à la féminité. – Le statut de la féminité dans Totalité et infini (I) : « en deçà du visage ». La catégorie de la féminité entre le moi de la jouissance et le visage. La féminité et le rapport « Je-Tu ». « Exister » et « demeurer ». Le féminin comme ce qui permet l’arrachement à l’immersion dans l’« élémental ». – Le statut de la féminité dans Totalité et infini (II) : « au-delà du visage ». L’« ambiguïté » caractéristique de la féminité. Le caractère « fragile » de la féminité. La féminité comme « non signifiance ». La féminité comme « virginité ». La « caresse » comme attestation phénoménologique et « corporelle » de la manière dont l’amant se porte vers la féminité. La corporéité du féminin. – Récapitulation. Réflexion sur une remarque de Derrida.
Chapitre V : Langage et signification « Le rapport du Même et de l’Autre est le langage. » Le langage comme ce qui met en œuvre une sortie de soi qui n’altère pas l’ipséité du moi. – Deux conceptions fondamentales de la signification : la signification comme tenant à une relation mobile ou comme requérant une fixation intuitive. La signification comme « autoprésentation » dans l’acte signitif selon Husserl. La dimension pratique de la signification selon Heidegger. La réduction de la signification à l’être « en-vue-de-soi-même » du Dasein. La critique lévinassienne : signification et langage. Le langage et le rapport à l’Autre. – Les différentes dimensions d’altérité du langage. 1) Retour au concept d’ « immédiateté ». La « phénoménologie transcendantale sans phénoménalité ». 2) Le langage comme « manifestation » ou « présentation » de la transcendance. 3) L’« essence éthique » du langage. – La conception lévinassienne de la signification. Rapide survol sur les conceptions de Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty de la signification. Signification, infini et visage. Deux points essentiels dans la doctrine lévinassienne de la signification : 1) La sortie de soi vers le monde (Heidegger) suppose la sortie de soi vers l’altérité (Levinas). 2) Mise en évidence du double sens de la phénoménologie lévinassienne en tant que « philosophie première ».
Chapitre VI : Le temps et la mort La phénoménologie lévinassienne du temps dans Le temps et l’autre. Le temps comme « relation même du sujet avec autrui ». Le co-surgissement de la conscience et du temps. Le caractère non originaire de la conscience selon Levinas. Le « double mouvement » caractéristique de la conscience. Le présent en tant qu’il détermine ce double mouvement : le présent en tant qu’« événement pur de l’hypostase » et le présent comme « enchaînement par rapport à soi ». L’analyse lévinassienne de l’« avenir » originaire : le rapport à la mort et à l’autre. – La phénoménologie lévinassienne du temps dans Totalité et infini. « Temps du psychisme » et « temps de l’histoire ». Le caractère irréductiblement singulier et discontinu du « temps psychique ». Le « temps mort » en tant qu’il opère la rupture du « temps historique » (et « totalisé »). – La temporalisation « en deçà » du temps historique. Rapport entre le présent et le langage. L’« inversion » opérée par la « présence de celui qui parle ». Le statut transcendantal de cette analyse. – Temps et liberté. – Le temps et la mort. L’analyse heideggerienne du devancement de la mort (« devancement dans la possibilité », « possibilisation », « liberté pour la mort »). L’analyse lévinassienne du rapport entre le temps et la mort. La mort et le meurtre (le meurtre renvoyant à un meurtrier – c’est-à-dire à autrui). La mort, le temps, la liberté.
Chapitre VII : Vérité et justice Critique de la conception hégélienne du vrai comme le « tout ». La conception heideggerienne de la vérité : la vérité comme dévoilement, comme étant tributaire du Dasein, comme relevant d’une dimension « herméneutique ». La vérité en tant qu’elle suppose, selon Levinas, la séparation. – Lien entre la « vérité » et la « justice » : la question de la légitimation d’un fondement théorique. Critique de Kant et de Sartre. L’analyse de la « créature » comme réponse à cette question de la légitimation (la fidélité de Levinas à l’égard du transcendantalisme kantien). Lien entre la « créature » et Autrui. L’« inversion » caractéristique de la dimension éthique dans cette recherche de la légitimation d’un fondement théorique. La critique lévinassienne de la philosophie réflexive. « Créature » et liberté.
Chapitre VIII : Le visage Considération méthodologique à propos du « visage » : le visage transcende le champ de toute vision. L’approche « grammatologique » et non pas « phénoménologique » du visage. Visage et « immédiateté » (« nudité »). – La fonction phénoménologique du visage. Le visage n’est pas le corrélat d’une visée intentionnelle (en cela, Levinas s’oppose à Husserl), il n’apparaît pas proprement dit (mais il « s’exprime », « se révèle »). Le visage en tant qu’il « est sens à lui seul » (il se soustrait également à la conception heideggerienne de la signification). Le « quoi » et le « qui » coïncident dans le visage. Visage et Dasein. Le visage comme « origine de l’extériorité ». La dimension sensible du visage. Définition du visage (« manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi »). Visage et « idée de l’infini ». Lien entre la conception lévinassienne et la doctrine fichtéenne du rapport entre l’être absolu et le « phénomène » (ou la « manifestation » de cet être absolu). L’« épiphanie » du visage. Le visage ouvre à un sens « avant » tout « acte signitif ». La phénoménologie lévinassienne de l’« immédiateté » et du « dénuement » comme « signi-fication sans signe ». Distinction entre l’« immédiateté » lévinassienne et la « pré-immanence » husserlienne. Le « dénuement » comme « absence de tout renvoi ». Autrui comme l’« absolument nouveau ». Levinas critique de l’intentionnalité protentionnelle husserlienne. – La fonction éthique du visage. La vulnérabilité du visage. La « résistance éthique » du visage procédant de l’Autre. Le visage en tant qu’il ouvre l’humanité. Visage, responsabilité et justice. Le visage en tant qu’il ouvre la liberté. – Récapitulation. L’identité de la dimension phénoménologique et de la dimension éthique du visage.
Chapitre IX : L’apologie et la responsabilité Le statut de la subjectivité « au-delà du visage ». – La « patience » comme dimension affective de la « reprise maîtrisée de soi dans le subir passif » (dimension passive en deçà de la « synthèse passive » husserlienne). « Athéisme » et « religion » comme les deux dimensions fondamentales du moi. – La position « apologétique » du moi. La portée ontologique de l’« illusion » (ou de l’« apparence »). Le double sens de la « justification » de l’apologie du moi. La dimension « religieuse » du jugement et de la justification. La critique lévinassienne de la conception hégélienne du « jugement objectif » en morale. L’apologie comme l’acte consistant à « porter secours à son propre jugement » et le lien avec le « meurtre ». Moi apologétique, responsabilité et temps. Le statut transcendantal de la position apologétique (et l’« inversion » qui la caractérise en propre). – La liberté fondée par la justice (en vertu de l’infini de la responsabilité). Moi et responsabilité (infinie). L’idée d’une bonté au-delà de la loi morale et du devoir comme la contribution fondamentale de Levinas à l’éthique.
Chapitre X : Éros Le statut du sujet phénoménologisant dans Totalité et infini. – Le concept d’« ambiguïté » dans le Banquet et dans Totalité et infini. Le statut de l’amour dans Totalité et infini. – L’expérience amoureuse comme expérience par excellence de l’« écart ». L’« en deçà » et l’« au-delà » de l’amour. – La « profanation ». L’expérience amoureuse en tant que seule expérience qui soit une expérience « pure ». – Distinction entre le rapport amoureux et le rapport social. Le rapport amoureux non pas comme rapport fusionnel, mais comme « communauté du sentant et du senti ». La dimension proprement intersubjective dans le rapport érotique. – Différence entre l’amour et l’amitié. De la « transsubstantiation » à l’« engendrement ». – Réponses à des critiques adressées à l’analyse lévinassienne de l’Éros. L’Éros lévinassien et l’homosexualité.
Chapitre XI : La fécondité La de la « fécondité » dans Le temps et l’autre et dans Totalité et infini. – Le sens « ontologique », « éthique » et « phénoménologique » de la « fécondité » dans Le temps et l’autre. L’analyse husserlienne de l’expérience d’autrui. La critique lévinassienne de cette analyse : l’expérience d’autrui ne relève ni d’une « construction », ni d’une « empathie », ni d’une « sympathie ». – Le statut de la « fécondité » dans Totalité et infini. Le statut transcendantal de la « fécondité ». La dimension temporelle de la « fécondité ». Le statut ontologique de la fécondité. Le statut métaphysique de la fécondité. Le caractère « non spatial » de l’extériorité. La fécondité en tant qu’elle donne lieu à une « non altérité trans-individuelle ». La dimension « plurielle » de l’exister. « Pluralisme » et « bonté ». Le pluralisme en tant qu’il ouvre sur la transcendance.
Chapitre XII : La transcendance L’origine commune des différentes élaborations phénoménologiques de la transcendance. – Le problème de l’accès au monde. Première acception de la transcendance : la transcendance indéterminée de l’être qui me précède toujours déjà. Deuxième acception de la transcendance : la transcendance qui détermine l’étant. – Retour à l’épochè phénoménologique. La phénoménologie est-elle réaliste ou idéaliste ? – Perspective dominante de la phénoménologie (française) contemporaine : l’« endogénéisation » du champ phénoménologique. Deux illustrations de cette perspective : Vom Ursprung des Kunstwerks de Heidegger et la refondation de la phénoménologie transcendantale de M. Richir. – La conception lévinassienne de la transcendance en tant que figure originale de l’« endogénéisation » du champ phénoménologique. Le sens de l’extériorité selon Levinas. – La transcendance et le transcendantal.