Par Jean-François GOMEZ[1]
Ivan ILLICH,œuvres complètes, 792 p, Préface par
Jean ROBERT et Valentine BORREMANS, Volume 1,Fayard,2003.
Ivan ILLICH,La perte de sens, inédit,360
p,Fayard,2004.
Ivan ILLICH,Œuvre complète, Préface de Thierry
PAQUOT volume 2, 962 p. Fayard,2005.
Le 2 décembre 2002,Ivan ILLICH,le penseur rebelle
s’éteignait en Allemagne à l’age de 72 ans d’un cancer au cerveau qu’il avait
refusé obstinément de soigner. Quelques articles parurent dans la presse qui
donnèrent de sa vie et de son œuvre une image modérément admirative, tel
l’article d’Hervé KEMPF,paru dans le Monde du 5/12/ 2002 qui notait que
« si les intellectuels patentés l’ont oubliés, les préoccupations d’ILLICH
continuent d’irriguer un réseau actif de critiques du développement, et que ses
idées restent bien vivantes ».
Voici
que les éditions Fayard nous permettent dés aujourd’hui de disposer de
l’ensemble de son œuvre, auxquelles s’ajoutent des conférences inédites pour
certaines, introuvables pour d’autres.
J’ai lu, et pour certaines d’entre elles relu cet
extraordinaire corpus de 2000 pages dans les pentes arides qui dominent la
ville de Lodève, là où commence le parc des Cévennes, alternant tantôt ma
lecture de travaux de débroussaillage et de reconstruction, de ces
constructions qu’Yvan ILLICH aurait sans aucun doute défini comme
« architecture vernaculaire [2]»
et qu’on désigne comme des « faïsses »ou des
« étagères »,tantôt de ma présence au « Festival des voix
méditerranéennes » où j’ai assisté comme tous les ans à l’invasion de la
rue par les poètes et musiciens de tous pays.
Coïncidence
heureuse entre cette passion qui est la mienne de retrouver à travers ces murs
de pierre la geste des hommes, leur fureur de survivre dans l’austérité, de
créer pierre à pierre un univers vivable en retenant ce qui restait de terre,
pas loin d’un couple d’aigle venu nous
rendre visite, les sangliers et les marcassins venus dans la nuit s’abreuver à
la rivière, et cette pensée d’altitude.
Bonheur absolu de retrouver ILLICH loin des
sollicitations de la vie moderne, de m’adonner à quelque chose de plus qu’une
lecture, une méditation, c’est à dire une pensée qui n’exclue pas le corps à la
peine.
L’ascension que je croyais vertigineuse de ces 2000
pages, dans une époque où l’on ne prend pas toujours le temps, cette sorte de
pari un peu fou tel que celui que firent ces hommes venus là il y a quelques
siècles, prés de notre « mazet »,transformer un « pioch[3] »
en terre cultivable, fut en tous les cas un moment particulièrement heureux.
On
va dans l’œuvre d’ILLICH,guidé par des éditeurs qui ont fait un travail de
présentation et de traduction remarquable(on a affaire tantôt à des traductions
de l’anglais, de l’allemand, de l’américain, de l’italien)de provocations en
provocations, de découvertes en découvertes.
Comme la plupart, j’avais lu à leur apparition les
grands essais, Némésis médicale, La convivialité, Une société
sans école(une bien mauvais traduction de Descholing sociéty qui
signifie la suppression du monopole plus que de l’Ecole elle même),Energie
et équité[4],
et je croyais avoir une compréhension assez précise de sa pensée. Pourtant, la
mise en présence de la totalité de son œuvre est apparue là dans sa profusion
et son effervescence, mais aussi sa cohérence jusque dans ses répétitions, car
ILLICH ne craint pas de revenir sur les mêmes idées, les revisitant, les
triturant, obtenant des mises en perspectives inattendues. On voit sa pensée
évoluer et se préciser dans ce qu ’on a appelé à tort la deuxième période,
celle où ce chercheur atypique, tournant le dos à son succès planétaire, a
moins publié, mais beaucoup enseigné et communiqué exerçant une pensée critique
sur ses propres œuvres.
UNE VIE D’ERUDIT ET DE MILITANT
On connaît, ou l’on croit connaître sa biographie.
Ivan ILLICH est né à Vienne en 1926.Né d’une mère
juive et d’un père catholique, il est
expulsé comme bien d’autres en 1941par les lois nazies. Et là commence un
incroyable périple pendant lequel il va accumuler bien des savoirs qui feront
de lui un érudit et un humaniste accompli.
Il va étudier à Florence, puis entre à l’université
grégorienne du Vatican à Rome, pour devenir prêtre, fonction qu’il abandonnera
à la suite d’un conflit institutionnel sans perdre aucunement la foi. Il
parcourt à pied l’Amérique Latine. Il arrive aux Etats Unis en 1951 et
travaille comme assistant du pasteur d’une paroisse Portoricaine de New-York.
Entre
1956 et 1960,il est vice-recteur de l’Université Catholique de Porto-Rico où il
met sur pied un centre de formation pour les prêtres américains qui doivent se
familiariser avec la culture américaine. Il fut co-fondateur en 1966,avec
Valentine BORREMANS du Center For Intercultural Documentation, le C.I.D.O.C.,à
Cuernavaca, Mexico. Le C.I.D.O.C., université sans hiérarchie sans professeurs
et sans diplômes bénéficia d’une incroyable renommée internationale, alimentée
par les pamphlets publiés par son directeur. Pourtant, fait surprenant mais
bien dans la logique anarchiste de ILLICH, « cette organisation
ferma ses portes en 1976,après une fête mémorable. Pour lui, ce fut une longue
errance qui commença. Il devint un philosophe itinérant ».
A
de solides études de base à la fois philosophique, historique et théologique et
des études de cristallographie,-il s’intéresse à tout et à toutes les cultures-
ILLICH ajoute une capacité de polyglotte : « Dans sa famille, il
parle le serbo-croate, l’italien, l’allemand, mais aussi le français, le grec
ancien et le latin complètent sa formation de jeune homme talentueux. Par la
suite[…]il se mit à pratiquer l’espagnol, puis il apprend l’hindi, suffisamment
pour faire des conférences en cette langue, le portugais, et s’exerce en
japonais. »
Dans son sillage, on répertorie de grands noms et de
grandes rencontres. Le bordelais Jacques ELLUL,qui,dés les années 50 dénonça le
« système technicien »[5],Philippe
ARIES,l’historien amateur dont il admire l’œuvre considérable sur l’enfant et
la famille[6],Emmanuel
LEVINAS,philosophe de l’éthique, Michel De CERTEAU trop tôt disparu, René
GIRARD,qu’il suit jusqu’à un certain point, Jacques MARITAIN qui fut son maître
respecté, André GORSZ, Jean-Pierre DUPUY le disciple connu pour ses travaux sur
les systèmes complexes, et bien sûr, Paulo FREIRE dont on connaît sa « Pédagogie
des opprimés »[7]et
ses expériences d’alphabétisation au Brésil.
UN CHERCHEUR ATYPIQUE
Ce chercheur atypique est à la fois sociologue,
prophète, anthropologue, thérapeute(au sens prosaïque du terme),historien
(spécialiste du Moyen Age et du XII° siècle), et surtout un talentueux et
infatigable lecteur.
ILLICH porte sur notre société occidentale et le
monde moderne un regard terriblement critique éclairé par sa culture d’érudit
et rappelle à qui veut l’entendre le contenu totalement subversif du message
chrétien, étouffé et perverti par la bureaucratie de l’église. Croyant, ILLICH
le restera jusqu’au bout et malgré le conflit institutionnel qui le fit quitter
la prêtrise, mais il ne souhaite pas se reposer sur une quelconque attente messianique
d’un monde meilleur ni sur un formatage missionnaire, puisqu’il dénonce
précisément la corruption du christianisme. L’ensemble des réflexions
anthropologiques, historiques, économiques ont ce point commun de renvoyer à un point de vue rigoureusement éthique, où l’on
rencontre l’humain dans sa chair-son incarnation dirait ILLICH. En distinguant
le Zoé du Bios, il déplore la perte d’un « monde
commun ». « Pour comprendre la société, les effets de la
« technique » sur ma chair et mes sens me sont parus plus importants
à étudier que ses faits et méfaits actuels et futurs »(p.159 La
perte des sens)
On
connaît peu ou prou ce qu’il appelait lui-même ses « pamphlets »dans
lesquels il abordait la première critique cohérente du professionnalisme, des
institutions et des experts .Réflexion qui aboutit au fameux concept de
« contre-productivité ».Finalement, et bien au delà des conclusions
du fameux Club de Rome attaché au respect de l’environnement, dénonçant la
production sans limite de biens de consommations, et décrétant de façon
éclatante la nécessaire orientation moins polluante vers une société des
services, celle-ci, déclare ILLICH, produit des « dégâts collatéraux »et ravages incalculables,
dans les cultures humaines. C’est ainsi que l’Ecole, à travers son monopole
radical, produit un système d’exclusion. « Les enfants apprennent à
l’école non seulement les valeurs scolaires mais ils apprennent aussi à
accepter ces valeurs et ainsi, à s’accommoder au système. Ils apprennent la
valeur du conformisme et bien que cet enseignement ne se limite pas à l’école,
c’est là qu’il se concentre.»Ce monopole radical, qui fonctionne à propos de la
médecine, des transports, de l’Ecole, de l’énergie, ressemble à un
néo-colonialisme rampant, tel qu’il a pu le voir chez les pauvres, auprès des
communautés d’immigrants porto-ricains et plus largement dans le monde
amérindien, dont il a une connaissance exacte.
LE
LEURRE DU DEVELOPPEMENT
Il
reste à interroger le concept de « développement » et ses différents
masques. « Une société qui définit le bien comme la satisfaction
maximale du plus grand nombre de par la plus grande consommation de biens et de
services mutile de façon intolérable l’autonomie de la
personne ».Critiquant l’utilisation intimidante et faussement scientifique
du mot « entropie » « emprunté à la physique et suggérant que la
dévastation du monde est une loi qui a commencé avec le
Big-Bang », ILLICH propose de nommer le phénomène « disvaleur »,mot
qui ne figure pas dans le dictionnaire. Dans l’analyse courante, le déchet et
la dégradation sont « habituellement considérés comme des effets
secondaires de la production des valeurs. C’est précisément l’idée contraire
que j’avance. Je soutiens que la valeur économique ne s’accumule qu’en raison de la dévastation préalable de la
culture. »
Aujourd’hui,
on fabrique ce qu’il appelle « l’homo castrensis»(Vol 2
p.759),l’homme cantonné « qui a perdu l’art d’habiter ».L’art
de vivre lui est confisqué. Il n’a nul besoin de l’art d’habiter- mais
seulement d’un appartement ; de même, il n’a plus besoin de l’art de
souffrir, car il compte sur l’assistance médicale, et il n’a probablement
jamais songé à l’art de mourir. [8]»
Il
y a jusqu’au silence qui a été dérobé à l’homme, silence auquel le chercheur
consacre en maintes circonstances de forts belles pages, qu’il adresse aux
prêtres-missionnaires qui seront mis en présence des « pauvres
modernisés ».Pour lui, le silence devrait être inscrit parmi les droits de
l’homme qui méritent une protection légale.
L’ENCLOSURE
DES COMMUNS
La
banalité du mal ou la non-pensée, illustrée par les travaux de Hannah
ARENDT(cités d’ailleurs par ILLICH)va plus loin qu’un simple constat de
raréfaction de sens. Elle est liée à la fameuse erreur
technologique et au monopole des besoins. On voit s’avancer depuis le XII°
siècle- l’historien va toujours chercher très loin- cette technicisation du
monde, cette gestion monopolistique des besoins humains. L’auteur prend
l’exemple précis des « communs »(le terme anglais « commons »,en
français communaux, en allemand « Allmende » ou « Gemheinheit »,
en italien « gli usi vivia »),qui ont été peu à peu affecté, à
partir du XIII°siècle, au pouvoir central ou introduit dans l’économie de
marché, et leur « enclosure ».Ces « communs »[9],ce
sont ces espaces non-signifiés, non appropriés ni affectés tels que le
« four banal »,la forêt où l’on avait le droit de ramasser du bois
mort et des plantes médicinales, le lieu de pêche et le droit de pêcher, le pré
communal et le droit de faire paître les
bêtes qu’on appelait le « petit
arpent du bon Dieu » associés à des pratiques de tolérances mais aussi de
solidarité tel que le glanage, le grappillage, l’aide gratuite aux récolte de
la veuve ou la réparation gratuite de ses outils chez le maréchal ferrant, qui
liaient l’individu dans une éthique de responsabilité. Les rues elles même ont
subies cette transformation. « Autrefois, nous dit ILLICH,elles étaient
destinées avant tout à ceux qui les peuplaient .On y grandissait ,on y
apprenait à y affronter et maîtriser son existence. Puis les rues reçurent
tracé neuf et rectiligne et un aménagement approprié à la circulation des
véhicules. Et cette transformation est survenue longtemps après que les écoles
se multiplient pour accueillir les jeunes ainsi chassés des rues » L’
« enclosage » des communaux ou communs inaugure un nouvel ordre écologique. Il marque un
changement radical dans les attitudes de la société envers l’environnement,
puisque chacun n’est plus responsable que de ce qu’il possède…ou des terres
auquel lui-même appartient, mouvement qui s’accéléra à
PERTE
DE SENS, PERTE DE LANGUE
« Les
hommes modernes sont tellement terrorisés par le réel dit il dans La perte
des sens, qu’ils se livrent à d’atroces débauches d’images et
représentations afin de ne pas les voir ».Cette aliénation-le terme n’est
pas d’ILLICH-commence par la langue. Il y a lieu, nous dit-il, de distinguer la
langue « vernaculaire » de ce qu’il appelle la « langue
maternelle enseignée » qui est une fiction de langue. Cette langue
enseignée par « l’alma mater »-d’abord ce fut l’église, puis l’état
prit le relais à travers ses institutions scolaires-participe avant tout d’une
déperdition du capital de savoirs linguistiques, qui, dans les sociétés
pauvres, fut de tous temps considérables. « Encore aujourd’hui, nous
dit-il, les pauvres de toutes les nations non industrialisées sont polyglottes.
Mon ami l’orfèvre de Tombouctou s’exprime en songhaï, écoute une radio où
l’on parle bambara, dit pieusement et avec une compréhension passable ses cinq
prières en arabe, fait ses affaires au souk en deux sabirs, converse en
français acceptable qu’il a appris à l’armée, -et pas une de ces langues ne lui
a été enseignée suivant les règles. Et plus loin encore : « les
communautés où prédomine le monolinguisme sont rares, sauf dans trois genres de
sociétés :les communautés tribales qui ne sont pas sorties du dernier
stade du néolithique, les communautés
qui ont longtemps subi des formes exceptionnelles de discrimination et les
citoyens des Etats -Nations qui bénéficient depuis plusieurs générations de la
scolarité obligatoire. C’est une pensée typique de la bourgeoisie que de croire
que la majorité des populations sont monolingues comme elle ».ILLICH,tout
au long de son œuvre, va s’intéresser au langage, en tant qu’outil, mais aussi
à la lecture, s’interrogeant sur le passage très important de la lecture orale
à la lecture silencieuse, grâce à la découverte de la « mise en
page » moderne et de la ponctuation, au moins aussi fondamentale pour la
compréhension que la découverte de l’imprimerie par un certain Johannes
GENSFLEISCH alias GUTEMBERG vers les années 1440.Comme toujours, ce qui
l’intéresse, à travers l’étude des techniques, c’est l’évolution des
sensibilités, les modifications dans les représentations du monde et les
phénomènes de déculturations qui ont suivi, car une découverte entraîne avec
elle et dans son sillage à la fois un gain et une perte, elle modifie la
sensibilité des hommes, leur concept, mais aussi leur « percept ».Comme
toujours, l’historien et sociologue, grâce à une érudition vertigineuse,
éclaire des étapes à grandes enjambées, des durées inhabituelles, d’immenses
perspectives qui recouvrent des siècles.
UN
SYSTEME DE REDUCTION DE
Dans
« Le travail fantôme »,cette tentative de faire apparaître des
économies occultes dans l’économie officielle, et de rompre avec une des
représentations dépassées du travail salarié dont il nous rappelle que
l’apparition dans le monde moderne fut récente, on peut observer cette façon de
mener une recherche, qui met en rapport des évènements ou des phénomènes
apparemment très éloignés. Ces derniers modifièrent la face du monde :le
départ de COLOMB qui prit la mer à Palos le 3 août 1492,après bien des
négociations avec
Le
fait de scruter interminablement les petits, les infimes gestes des hommes, et
de les mettre en perspectives, dans une archéologie savante, d’observer la
façon de parler ou la façon de se taire(il apprécie beaucoup les travaux de
Michel FOUCAULT,mais aussi d’Yvonne VERDIER « Façon de dire, façon
de faire[10] »),de
baptiser ses cloches[11]
ou de se soigner, le conduira à aborder une question sensible qui jettera sur
lui des bataillons de féministes. Si Simone de BEAUVOIR[12]
à montré de façon éclatante pour son époque qu’ « on n’est pas
femme, on le devient »,il montre de façon inversée que l’on n’est pas
d’avantage homme sans passer par une savante constitution identitaire, le
formatage culturel des « genres » étant à reconsidérer de façon
commune et solidaire. Il y a une façon de penser, de gérer le temps et l’espace
qui est propre à l’homme ou à la femme. Même les outils sont dotés d’un genre.
Comme la pensée vernaculaire, « cet aspect du monde restera à jamais,
dit-il, dans l’angle mort de la vision des hommes »Selon lui, notre
psychologie et notre anthropologie sont sexistes, précisément parce qu’elles ne
prennent pas en compte cette distinction anthropologique majeure. Dans ce sens,
une évidence est à revisiter, cette idée que nous allons vers plus d’égalité en
rejetant une société qui serait patriarcale. Pour lui, le patriarcat
-l’attribution d’un moindre prestige aux femmes dans certains pays - n’est pas
à l’origine du sexisme, qui n’a jamais été aussi florissant, l’inégalité des
hommes et des femmes devenant de plus en plus patente malgré toutes les lois
qui devraient réguler le système. Remontant l’histoire il nous montre comment
la question du « genre » a fonctionné à travers les ages, ses
généralités et ses exceptions jusqu’au XIX° siècle industriel, qui lui
substitua un modèle de soit disant indifférenciation qui produisit un effet
d’exploitation accrue pour les femmes, qui durent mettre à la disposition du
ménage un excès de travail non reconnu (la mécanisation de la
« ménagère »n’a pas contribué à sa libération). Il illustre ce fait
par une quantité étourdissante de référence mondiales qui montrent que loin de
garantir l’égalité homme et femme, on voit s’accentuer les écarts dans toutes
les parties du monde. Sur ce sujet, ILLICH met à mal les représentations
habituelles, en nous montrant que par principe, le recours à l’égalité des sexes
qui se présente aujourd’hui comme une évidence est typique de la pensée
marchandisée, industrielle, qui produit des « disvaleurs »,
substantifie et uniformise les genres, ramenant la différence sexuelle à un
constat biologique incontournable. .« Le sexisme est une dégradation
individuelle, jusque là impensable de la moitié de l’humanité, s’appuyant sur
des critères biologiques »Car l’ « homo économicus »
est avant tout sexiste.
LE
MONDE INDUSTRIEL N’A PLUS DE MEMOIRE
Mon
séjour d’été s’est terminé et, revenu à la ville, j’ai refermé les trois
volumes de la pensée d’ILLICH,avec le sentiment d’une rencontre inachevée. Il
me restait à digérer cette lecture stimulante d’un penseur que je redécouvrais
littéralement et avec lequel je venais de vivre une certaine intimité. Dans ma
vie d’éducateur puis de chercheur, depuis ma rencontre avec Fernand
DELIGNY,dans ces mêmes Cévennes, il y a trente ans, j’avais reçu rarement de
telles leçons d’autonomie. Comme ce dernier, ILLICH disait, mais à sa façon,
que les institutions ne sont pas défendables en tant que telles, ou plutôt
qu’elles nous attirent, nous entraînent, nous font perdre notre faculté de
juger, que trop souvent, la démarche professionnelle ou d’expertise n’a que les
apparences rituelles de la rationalité. Je me mis à comprendre la distinction
entre « Science for people » et « Science by people »,
« Science de l’homme » et « Science par l’homme ».Puis,
je recherchais dans les vieux numéros de revues les traces des derniers Forums
altermondialistes et du M.A.U.S.S.[13]
Mais
je repensais aussi à mon enfance vécue dans une rue d’une petite ville
d’Occitanie qui résonnait du matin jusqu’au soir de nos cris, de nos chants et
de nos jeux. J’entendais le bruit de l’enclume du maréchal ferrant où les
hommes se retrouvaient pour des conciliabules sans fin. J’imaginais les
commérages chez les épiciers, dans le territoire des femmes.
Je
revoyais la pesée du pain et à la tranche que la boulangère ajoutait dans mes
mains d’enfant quand il n’y avait pas le poids, précaution qui aujourd’hui a
été remplacée par la présentation du pain sous papier protecteur, comme si les
valeurs d’hygiène s’étaient substituées à celles d’équité. Je voyais le
facteur, beau dans son uniforme comme un représentant de l’Etat en mission chez
les pauvres, faire ses deux tournées par jour et monter les étages pour payer
les pensions et les mandats. On entendait le pas de chevaux et des roues qui
grinçaient sous leur frein dans la côte de la rue que nous habitions, non loin
de la gare. Nous écoutions le chanteur des rues, avec seul son porte-voix
chanter des chansons de Tino Rossi qui faisaient venir vers lui, jetées des
balcons des piécettes de trois sous. On voyait les bandes d’enfants petits et
grands préparer des jours durant les feux de
Je
me souviens de petits savoirs qui se transmettaient entre nous pour récupérer des osselets chez
le boucher, transformer un noyau d’abricot en sifflet, fabriquer des frondes
inusables sculptées dans des branches au couteau, l’économie souterraine qui
concernait les achats de bille et les échanges de calots, à laquelle il fallait
s’initier pour trouver dans les bandes et dans la classe, sa place d’enfant.
Je
découvrais-mais avais-je oublié ?-que ma génération était issue d’une
culture désormais engloutie, remplacée en un demi-siècle par une économie de
marché qui s’était emparé de la rue et
de la fête, du travail, des loisirs et de l’enfance, prétendant répondre aux
besoins de tous, imaginant même des jeux des jouets pour les enfants de tous
les ages. Bientôt, on trouverait les traces de mon enfance volée dans les
musées de traditions populaires.
RETOUR
A
Je
compris avec ILLICH,mais aussi Jacques ELLUL son inspirateur, que la question
posée n’était pas seulement le résultat d’une nostalgie romantique, mais une
question essentiellement politique. C’était bien plus qu’une pincée de mémoire
qui s’était effondrée mais une manière de penser, de respirer et de vivre, une
façon d’être autonome et d’habiter la rue et la ville, qui m’avaient été
dérobées, définitivement intransmissible, et dont les générations à venir ne
connaîtraient plus la saveur(ce que ILLICH désignait comme « la
sapientia »).Et surtout la société moderne nous faisait croire que
cette dévastation etait une fatalité regrettable et nécessaire, à mettre à
l’actif de l’inévitable progrès.
A la ville, des kilos de journaux à peine lus
m’attendaient, le tri de mes e-mails et de mon répondeur, en même temps que le
flot habituel d’informations apportées par la radio et la télé. Dans le Monde
du 8 juillet pas encore ouvert, un article attira mon attention. Il s’agissait de la
présentation de Klauss KLIENFELD,P.D.G.de Siemens, qui déclarait sur une
demi-page : « le nerf de la guerre, c’est l’innovation.75% de
nos produits ont moins de 5 ans. »Et il ajoutait : « Nous
employons 45000 ingénieurs dans trente pays et consacrons plus de 5 milliards
d’euros par an à la recherche et au développement. Il faut regarder ce que font
nos concurrents mondiaux ou ce que veulent les consommateurs et voir ce qu’on
peut apporter au marché, au prix que le consommateur est prêt à
payer. L’article rappelait que ce groupe, crée en 1847 était présent dans les
secteurs suivants : « l’énergie, les transports, l’information,
la communication, le médical », sujets même de tous les livres d’ILLICH
sans exception. Je n’ai pu m’empêcher de considérer ce texte avec l’ironie du
sociologue qui préférait la controverse à la polémique, mais qui souhaitait
surtout se battre avec ce que Valentine BORREMANS appelait les « confusions de haut niveau ».
Dans
Le travail fantôme (vol.2,p.177-178),je trouvais cette première
phrase : « Etant historien, j’éprouve toujours beaucoup de méfiance
à l’égard de ce qu’on dit entièrement nouveau. Si je ne puis trouver de
précédents à une idée, je subodore aussitôt qu’elle pourrait être absurde. Si
je ne puis trouver dans le passé quelqu’un de connaissance avec qui je puisse
imaginairement discuter de ce qui m’étonne, je me sens très seul, prisonnier de
mon temps et de mon horizon limité. »
Puis,
plus loin, cette réflexion à propos du développement: « J’explore une
politique de renoncement grâce auquel le désir pourrait s’épanouir et les
besoins décliner ».
Finalement,
je ne suis pas sûr qu’on ait vraiment le désir de se confronter aujourd’hui à
la pensée de ce chercheur à contre-courant. Sans doute aura-t-on recours à lui
dans une, deux, trois générations, dés lors que les hommes voudront éviter
l’inéluctable. Alors une pensée du développement devra intégrer obligatoirement
une spiritualité ou à tout le moins des principes éthiques.
[1] Jean-François GOMEZ, Educateur spécialisé, docteur en Sciences humaines et chercheur en travail social. Derniers livres parus, « Un éducateur dans les murs, poème antipédagogique pour le XXI° siècle »2° édition, Téraedre,2004,« Handicap, éthique, et institution »Dunod,2005.Mail :j-f.gomez@libertysurf.fr
[2]Suivant ILLICH, « En latin vernaculum désignait tout ce qui était élevé, tissé, cultivé, confectionné à la maison, par opposition à ce que l’on se procurerait par l’échange »p.152,vol.2.
[3] En occitan, une terre remplie de cailloux et peu accessible à la culture.
[4]Energie et équité, Le Seuil,1973, traduit de l’allemand est sans doute l’un des essais les plus cités de ILLICH par les écologistes. Le sociologue montre que l’automobile est un monstre chronophage qui ne fait pas gagner de temps, mais, au contraire oblige l’occidental moyen à travailler 4 heures par jour avec un résultat de moindre éfficacité qu’un simple vélo. En annexe, Jean-Pierre DUPUY reprend les arguments développés, en concluant sur les raisons apparemment obscures qui nous font persister dans l’erreur, les moyens de notre sociétés produisant à leur tour des besoins.
[5] Jacques ELLUL,Le système technicien, Calman-Levy, Paris,1977.
[6] Philippe ARIES,L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime, Seuil, Point histoire, Paris,1975.
[7] Paulo FREIRE,Pédagogie des opprimés, Maspéro, Paris 1974.
[8] A propos de l’accompagnement à la mort, on lira les pages magnifiques qu’il adresse à une congrégation religieuse qui concerne « la mort ratée » d’une amie devenue, par la surdité de son entourage à accepter sa mort, « un vieillard socialisé »ce qu’il appellera plus loin le « senex économicus ».(« Longévité posthume,107-119,in La perte des sens).
[9] Voir la revue ECOREV, revue critique d’écologie politique. Article « l’enclosure des communs »,samedi 17 avril 2004.
[10] Yvonne VERDIER,façons de dire, façons de faire, La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard,1979.
[11] On peut lire dans l’article « Le haut parleur sur le clocher et le minaret » p.122 et suivantes de « La perte des sens »,une étude anthropologique des cloches éblouissante de virtuosité. ILLICH y évoque la bénédiction des cloches, la cérémonie de leur parrainage, leurs pouvoirs curatifs, les légendes auxquelles elles sont attachées ,telle celle qui affirme que la nuit de Saint Jean, les cloches noyées sortaient des marécages et des étangs, le « manteau acoustique » dont elle dotait chaque paroisse, le marquage rituel du temps, les couvre-feu et les angelus.
[12] Simone de Beauvoir Le deuxième sexe,1-L’expérience vécue,2-les faits et les mythes, Paris, Gallimard,1949.
[13] Cultures en Mouvement, Sciences de l’Homme, n°62,L’Autre mondialisation en Marche, n°45 in article de David GRAEBER,Marcel MAUSS et la critique de l’économisme, informations sur le M.A.U.S.S.,mouvement anti-utilitariste dans les Sciences Sociales.