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La  perte des sens ou l’invention de l’homme austère

Célébrations d’Yvan ILLICH

Par Jean-François GOMEZ[1]

 

Ivan ILLICH,œuvres complètes, 792 p, Préface par Jean ROBERT et Valentine BORREMANS, Volume 1,Fayard,2003.

Ivan ILLICH,La perte de sens, inédit,360 p,Fayard,2004.

Ivan ILLICH,Œuvre complète, Préface de Thierry PAQUOT volume 2, 962 p. Fayard,2005.

 

Le 2 décembre 2002,Ivan ILLICH,le penseur rebelle s’éteignait en Allemagne à l’age de 72 ans d’un cancer au cerveau qu’il avait refusé obstinément de soigner. Quelques articles parurent dans la presse qui donnèrent de sa vie et de son œuvre une image modérément admirative, tel l’article d’Hervé KEMPF,paru dans le Monde du 5/12/ 2002 qui notait que « si les intellectuels patentés l’ont oubliés, les préoccupations d’ILLICH continuent d’irriguer un réseau actif de critiques du développement, et que ses idées restent bien vivantes ».

Voici que les éditions Fayard nous permettent dés aujourd’hui de disposer de l’ensemble de son œuvre, auxquelles s’ajoutent des conférences inédites pour certaines, introuvables pour d’autres.

J’ai lu, et pour certaines d’entre elles relu cet extraordinaire corpus de 2000 pages dans les pentes arides qui dominent la ville de Lodève, là où commence le parc des Cévennes, alternant tantôt ma lecture de travaux de débroussaillage et de reconstruction, de ces constructions qu’Yvan ILLICH aurait sans aucun doute défini comme « architecture vernaculaire [2]» et qu’on désigne comme des « faïsses »ou des « étagères »,tantôt de ma présence au « Festival des voix méditerranéennes » où j’ai assisté comme tous les ans à l’invasion de la rue par les poètes et musiciens de tous pays.

Coïncidence heureuse entre cette passion qui est la mienne de retrouver à travers ces murs de pierre la geste des hommes, leur fureur de survivre dans l’austérité, de créer pierre à pierre un univers vivable en retenant ce qui restait de terre, pas loin d’un  couple d’aigle venu nous rendre visite, les sangliers et les marcassins venus dans la nuit s’abreuver à la rivière, et cette pensée d’altitude.

Bonheur absolu de retrouver ILLICH loin des sollicitations de la vie moderne, de m’adonner à quelque chose de plus qu’une lecture, une méditation, c’est à dire une pensée qui n’exclue pas le corps à la peine.

L’ascension que je croyais vertigineuse de ces 2000 pages, dans une époque où l’on ne prend pas toujours le temps, cette sorte de pari un peu fou tel que celui que firent ces hommes venus là il y a quelques siècles, prés de notre « mazet »,transformer un « pioch[3] » en terre cultivable, fut en tous les cas un moment particulièrement heureux.

On va dans l’œuvre d’ILLICH,guidé par des éditeurs qui ont fait un travail de présentation et de traduction remarquable(on a affaire tantôt à des traductions de l’anglais, de l’allemand, de l’américain, de l’italien)de provocations en provocations, de découvertes en découvertes.

Comme la plupart, j’avais lu à leur apparition les grands essais, Némésis médicale, La convivialité, Une société sans école(une bien mauvais traduction de Descholing sociéty qui signifie la suppression du monopole plus que de l’Ecole elle même),Energie et équité[4], et je croyais avoir une compréhension assez précise de sa pensée. Pourtant, la mise en présence de la totalité de son œuvre est apparue là dans sa profusion et son effervescence, mais aussi sa cohérence jusque dans ses répétitions, car ILLICH ne craint pas de revenir sur les mêmes idées, les revisitant, les triturant, obtenant des mises en perspectives inattendues. On voit sa pensée évoluer et se préciser dans ce qu ’on a appelé à tort la deuxième période, celle où ce chercheur atypique, tournant le dos à son succès planétaire, a moins publié, mais beaucoup enseigné et communiqué exerçant une pensée critique sur ses propres œuvres.

 

UNE VIE D’ERUDIT ET DE MILITANT

 

On connaît, ou l’on croit connaître sa biographie.

Ivan ILLICH est né à Vienne en 1926.Né d’une mère juive et d’un  père catholique, il est expulsé comme bien d’autres en 1941par les lois nazies. Et là commence un incroyable périple pendant lequel il va accumuler bien des savoirs qui feront de lui un érudit et un humaniste accompli.

Il va étudier à Florence, puis entre à l’université grégorienne du Vatican à Rome, pour devenir prêtre, fonction qu’il abandonnera à la suite d’un conflit institutionnel sans perdre aucunement la foi. Il parcourt à pied l’Amérique Latine. Il arrive aux Etats Unis en 1951 et travaille comme assistant du pasteur d’une paroisse Portoricaine de  New-York.

Entre 1956 et 1960,il est vice-recteur de l’Université Catholique de Porto-Rico où il met sur pied un centre de formation pour les prêtres américains qui doivent se familiariser avec la culture américaine. Il fut co-fondateur en 1966,avec Valentine BORREMANS du Center For Intercultural Documentation, le C.I.D.O.C.,à Cuernavaca, Mexico. Le C.I.D.O.C., université sans hiérarchie sans professeurs et sans diplômes bénéficia d’une incroyable renommée internationale, alimentée par les pamphlets publiés par son directeur. Pourtant, fait surprenant mais bien dans la logique anarchiste de ILLICH,  « cette organisation ferma ses portes en 1976,après une fête mémorable. Pour lui, ce fut une longue errance qui commença. Il devint un philosophe itinérant ».

A de solides études de base à la fois philosophique, historique et théologique et des études de cristallographie,-il s’intéresse à tout et à toutes les cultures- ILLICH ajoute une capacité de polyglotte : « Dans sa famille, il parle le serbo-croate, l’italien, l’allemand, mais aussi le français, le grec ancien et le latin complètent sa formation de jeune homme talentueux. Par la suite[…]il se mit à pratiquer l’espagnol, puis il apprend l’hindi, suffisamment pour faire des conférences en cette langue, le portugais, et s’exerce en japonais. »

Dans son sillage, on répertorie de grands noms et de grandes rencontres. Le bordelais Jacques ELLUL,qui,dés les années 50 dénonça le « système technicien »[5],Philippe ARIES,l’historien amateur dont il admire l’œuvre considérable sur l’enfant et la famille[6],Emmanuel LEVINAS,philosophe de l’éthique, Michel De CERTEAU trop tôt disparu, René GIRARD,qu’il suit jusqu’à un certain point, Jacques MARITAIN qui fut son maître respecté, André GORSZ, Jean-Pierre DUPUY le disciple connu pour ses travaux sur les systèmes complexes, et bien sûr, Paulo FREIRE dont on connaît sa « Pédagogie des opprimés »[7]et ses expériences d’alphabétisation au Brésil.

 

UN CHERCHEUR ATYPIQUE

 

Ce chercheur atypique est à la fois sociologue, prophète, anthropologue, thérapeute(au sens prosaïque du terme),historien (spécialiste du Moyen Age et du XII° siècle), et surtout un talentueux et infatigable lecteur.

ILLICH porte sur notre société occidentale et le monde moderne un regard terriblement critique éclairé par sa culture d’érudit et rappelle à qui veut l’entendre le contenu totalement subversif du message chrétien, étouffé et perverti par la bureaucratie de l’église. Croyant, ILLICH le restera jusqu’au bout et malgré le conflit institutionnel qui le fit quitter la prêtrise, mais il ne souhaite pas se reposer sur une quelconque attente messianique d’un monde meilleur ni sur un formatage missionnaire, puisqu’il dénonce précisément la corruption du christianisme. L’ensemble des réflexions anthropologiques, historiques, économiques ont ce point commun de renvoyer à un  point de vue rigoureusement éthique, où l’on rencontre l’humain dans sa chair-son incarnation dirait ILLICH. En distinguant le Zoé du Bios, il déplore la perte d’un « monde commun ». « Pour comprendre la société, les effets de la « technique » sur ma chair et mes sens me sont parus plus importants à étudier que ses faits et méfaits actuels et futurs »(p.159 La perte des sens)

On connaît peu ou prou ce qu’il appelait lui-même ses « pamphlets »dans lesquels il abordait la première critique cohérente du professionnalisme, des institutions et des experts .Réflexion qui aboutit au fameux concept de « contre-productivité ».Finalement, et bien au delà des conclusions du fameux Club de Rome attaché au respect de l’environnement, dénonçant la production sans limite de biens de consommations, et décrétant de façon éclatante la nécessaire orientation moins polluante vers une société des services, celle-ci, déclare ILLICH, produit des « dégâts  collatéraux »et ravages incalculables, dans les cultures humaines. C’est ainsi que l’Ecole, à travers son monopole radical, produit un système d’exclusion. « Les enfants apprennent à l’école non seulement les valeurs scolaires mais ils apprennent aussi à accepter ces valeurs et ainsi, à s’accommoder au système. Ils apprennent la valeur du conformisme et bien que cet enseignement ne se limite pas à l’école, c’est là qu’il se concentre.»Ce monopole radical, qui fonctionne à propos de la médecine, des transports, de l’Ecole, de l’énergie, ressemble à un néo-colonialisme rampant, tel qu’il a pu le voir chez les pauvres, auprès des communautés d’immigrants porto-ricains et plus largement dans le monde amérindien, dont il a une connaissance exacte.

 

 

LE LEURRE DU DEVELOPPEMENT

 

Il reste à interroger le concept de « développement » et ses différents masques.  « Une société qui définit le bien comme la satisfaction maximale du plus grand nombre de par la plus grande consommation de biens et de services mutile de façon intolérable l’autonomie de la personne ».Critiquant l’utilisation intimidante et faussement scientifique du mot « entropie » « emprunté à la physique et suggérant que la dévastation du monde est une loi qui a commencé avec le Big-Bang », ILLICH propose de nommer le phénomène « disvaleur »,mot qui ne figure pas dans le dictionnaire. Dans l’analyse courante, le déchet et la dégradation sont « habituellement considérés comme des effets secondaires de la production des valeurs. C’est précisément l’idée contraire que j’avance. Je soutiens que la valeur économique ne s’accumule qu’en  raison de la dévastation préalable de la culture. »

Aujourd’hui, on fabrique ce qu’il appelle « l’homo castrensis»(Vol 2 p.759),l’homme cantonné  « qui a perdu l’art d’habiter ».L’art de vivre lui est confisqué. Il n’a nul besoin de l’art d’habiter- mais seulement d’un appartement ; de même, il n’a plus besoin de l’art de souffrir, car il compte sur l’assistance médicale, et il n’a probablement jamais songé à l’art de mourir. [8]»

Il y a jusqu’au silence qui a été dérobé à l’homme, silence auquel le chercheur consacre en maintes circonstances de forts belles pages, qu’il adresse aux prêtres-missionnaires qui seront mis en présence des « pauvres modernisés ».Pour lui, le silence devrait être inscrit parmi les droits de l’homme qui méritent une protection légale.

 

L’ENCLOSURE DES COMMUNS

 

La banalité du mal ou la non-pensée, illustrée par les travaux de Hannah ARENDT(cités d’ailleurs par ILLICH)va plus loin qu’un simple constat de raréfaction de sens. Elle est liée à  la fameuse erreur technologique et au monopole des besoins. On voit s’avancer depuis le XII° siècle- l’historien va toujours chercher très loin- cette technicisation du monde, cette gestion monopolistique des besoins humains. L’auteur prend l’exemple précis des « communs »(le terme anglais « commons »,en français communaux, en allemand « Allmende » ou « Gemheinheit », en italien « gli usi vivia »),qui ont été peu à peu affecté, à partir du XIII°siècle, au pouvoir central ou introduit dans l’économie de marché, et leur « enclosure ».Ces « communs »[9],ce sont ces espaces non-signifiés, non appropriés ni affectés tels que le « four banal »,la forêt où l’on avait le droit de ramasser du bois mort et des plantes médicinales, le lieu de pêche et le droit de pêcher, le pré communal et le droit de  faire paître les bêtes qu’on appelait  le « petit arpent du bon Dieu » associés à des pratiques de tolérances mais aussi de solidarité tel que le glanage, le grappillage, l’aide gratuite aux récolte de la veuve ou la réparation gratuite de ses outils chez le maréchal ferrant, qui liaient l’individu dans une éthique de responsabilité. Les rues elles même ont subies cette transformation. « Autrefois, nous dit ILLICH,elles étaient destinées avant tout à ceux qui les peuplaient .On y grandissait ,on y apprenait à y affronter et maîtriser son existence. Puis les rues reçurent tracé neuf et rectiligne et un aménagement approprié à la circulation des véhicules. Et cette transformation est survenue longtemps après que les écoles se multiplient pour accueillir les jeunes ainsi chassés des rues » L’  « enclosage » des communaux ou communs inaugure un  nouvel ordre écologique. Il marque un changement radical dans les attitudes de la société envers l’environnement, puisque chacun n’est plus responsable que de ce qu’il possède…ou des terres auquel lui-même appartient, mouvement qui s’accéléra à la Révolution Française.

 

PERTE DE SENS, PERTE DE LANGUE

 

« Les hommes modernes sont tellement terrorisés par le réel dit il dans La perte des sens, qu’ils se livrent à d’atroces débauches d’images et représentations afin de ne pas les voir ».Cette aliénation-le terme n’est pas d’ILLICH-commence par la langue. Il y a lieu, nous dit-il, de distinguer la langue « vernaculaire » de ce qu’il appelle la « langue maternelle enseignée » qui est une fiction de langue.  Cette langue enseignée par « l’alma mater »-d’abord ce fut l’église, puis l’état prit le relais à travers ses institutions scolaires-participe avant tout d’une déperdition du capital de savoirs linguistiques, qui, dans les sociétés pauvres, fut de tous temps considérables. « Encore aujourd’hui, nous dit-il, les pauvres de toutes les nations non industrialisées sont polyglottes. Mon ami l’orfèvre de Tombouctou s’exprime en songhaï, écoute une radio où l’on parle bambara, dit pieusement et avec une compréhension passable ses cinq prières en arabe, fait ses affaires au souk en deux sabirs, converse en français acceptable qu’il a appris à l’armée, -et pas une de ces langues ne lui a été enseignée suivant les règles. Et plus loin encore :  « les communautés où prédomine le monolinguisme sont rares, sauf dans trois genres de sociétés :les communautés tribales qui ne sont pas sorties du dernier stade  du néolithique, les communautés qui ont longtemps subi des formes exceptionnelles de discrimination et les citoyens des Etats -Nations qui bénéficient depuis plusieurs générations de la scolarité obligatoire. C’est une pensée typique de la bourgeoisie que de croire que la majorité des populations sont monolingues comme elle ».ILLICH,tout au long de son œuvre, va s’intéresser au langage, en tant qu’outil, mais aussi à la lecture, s’interrogeant sur le passage très important de la lecture orale à la lecture silencieuse, grâce à la découverte de la « mise en page » moderne et de la ponctuation, au moins aussi fondamentale pour la compréhension que la découverte de l’imprimerie par un certain Johannes GENSFLEISCH alias GUTEMBERG vers les années 1440.Comme toujours, ce qui l’intéresse, à travers l’étude des techniques, c’est l’évolution des sensibilités, les modifications dans les représentations du monde et les phénomènes de déculturations qui ont suivi, car une découverte entraîne avec elle et dans son sillage à la fois un gain et une perte, elle modifie la sensibilité des hommes, leur concept, mais aussi leur « percept ».Comme toujours, l’historien et sociologue, grâce à une érudition vertigineuse, éclaire des étapes à grandes enjambées, des durées inhabituelles, d’immenses perspectives qui recouvrent des siècles.

 

UN SYSTEME DE REDUCTION DE LA DIVERSITE

 

Dans « Le travail fantôme »,cette tentative de faire apparaître des économies occultes dans l’économie officielle, et de rompre avec une des représentations dépassées du travail salarié dont il nous rappelle que l’apparition dans le monde moderne fut récente, on peut observer cette façon de mener une recherche, qui met en rapport des évènements ou des phénomènes apparemment très éloignés. Ces derniers modifièrent la face du monde :le départ de COLOMB qui prit la mer à Palos le 3 août 1492,après bien des négociations avec la Reine d’Espagne, eut lieu pendant qu’un illustre inconnu, du nom de Elio Antonio de NEBRIJA inventait la « grammatica castellana »imprimée à Salamanque. Il nous montre qu’il s’agit là de deux modes de colonisation, sans doute complémentaires de la culture. Le grammairien « converso »-descendant de juifs convertis-estima que le latin s’était corrompu, que le grec et l’hébreux devaient rester des langues savantes, et il met en place « un système de réduction scientifique de la diversité dans tout le royaume ».Dans ses adresses aux Rois catholiques, il expose le rapport entre la maîtrise d’une langue commune et le rôle de l’épée. L’illustre grammairien espagnol fut sans doute un précurseur de notre Louis XIV et de ses dragonnades, qui préconisa après l’abrogation de l’édit de Nantes, de pourchasser les « religionnaires » protestants, au nom de la règle « une foi, une Loi, un Roi ».

 

LA DISLOCATION DU GENRE ET LA PENSEE VERNACULAIRE

 

Le fait de scruter interminablement les petits, les infimes gestes des hommes, et de les mettre en perspectives, dans une archéologie savante, d’observer la façon de parler ou la façon de se taire(il apprécie beaucoup les travaux de Michel FOUCAULT,mais aussi d’Yvonne VERDIER « Façon de dire, façon de faire[10] »),de baptiser ses cloches[11] ou de se soigner, le conduira à aborder une question sensible qui jettera sur lui des bataillons de féministes. Si Simone de BEAUVOIR[12] à montré de façon éclatante pour son époque qu’  « on n’est pas femme, on le devient »,il montre de façon inversée que l’on n’est pas d’avantage homme sans passer par une savante constitution identitaire, le formatage culturel des « genres » étant à reconsidérer de façon commune et solidaire. Il y a une façon de penser, de gérer le temps et l’espace qui est propre à l’homme ou à la femme. Même les outils sont dotés d’un genre. Comme la pensée vernaculaire, « cet aspect du monde restera à jamais, dit-il, dans l’angle mort de la vision des hommes »Selon lui, notre psychologie et notre anthropologie sont sexistes, précisément parce qu’elles ne prennent pas en compte cette distinction anthropologique majeure. Dans ce sens, une évidence est à revisiter, cette idée que nous allons vers plus d’égalité en rejetant une société qui serait patriarcale. Pour lui, le patriarcat -l’attribution d’un moindre prestige aux femmes dans certains pays - n’est pas à l’origine du sexisme, qui n’a jamais été aussi florissant, l’inégalité des hommes et des femmes devenant de plus en plus patente malgré toutes les lois qui devraient réguler le système. Remontant l’histoire il nous montre comment la question du « genre » a fonctionné à travers les ages, ses généralités et ses exceptions jusqu’au XIX° siècle industriel, qui lui substitua un modèle de soit disant indifférenciation qui produisit un effet d’exploitation accrue pour les femmes, qui durent mettre à la disposition du ménage un excès de travail non reconnu (la mécanisation de la « ménagère »n’a pas contribué à sa libération). Il illustre ce fait par une quantité étourdissante de référence mondiales qui montrent que loin de garantir l’égalité homme et femme, on voit s’accentuer les écarts dans toutes les parties du monde. Sur ce sujet, ILLICH met à mal les représentations habituelles, en nous montrant que par principe, le recours à l’égalité des sexes qui se présente aujourd’hui comme une évidence est typique de la pensée marchandisée, industrielle, qui produit des « disvaleurs », substantifie et uniformise les genres, ramenant la différence sexuelle à un constat biologique incontournable. .« Le sexisme est une dégradation individuelle, jusque là impensable de la moitié de l’humanité, s’appuyant sur des critères biologiques »Car l’  « homo économicus » est avant tout sexiste.

 

LE MONDE INDUSTRIEL N’A PLUS DE MEMOIRE

 

Mon séjour d’été s’est terminé et, revenu à la ville, j’ai refermé les trois volumes de la pensée d’ILLICH,avec le sentiment d’une rencontre inachevée. Il me restait à digérer cette lecture stimulante d’un penseur que je redécouvrais littéralement et avec lequel je venais de vivre une certaine intimité. Dans ma vie d’éducateur puis de chercheur, depuis ma rencontre avec Fernand DELIGNY,dans ces mêmes Cévennes, il y a trente ans, j’avais reçu rarement de telles leçons d’autonomie. Comme ce dernier, ILLICH disait, mais à sa façon, que les institutions ne sont pas défendables en tant que telles, ou plutôt qu’elles nous attirent, nous entraînent, nous font perdre notre faculté de juger, que trop souvent, la démarche professionnelle ou d’expertise n’a que les apparences rituelles de la rationalité. Je me mis à comprendre la distinction entre « Science for people » et « Science by people », « Science de l’homme » et « Science par l’homme ».Puis, je recherchais dans les vieux numéros de revues les traces des derniers Forums altermondialistes et du M.A.U.S.S.[13]

Mais je repensais aussi à mon enfance vécue dans une rue d’une petite ville d’Occitanie qui résonnait du matin jusqu’au soir de nos cris, de nos chants et de nos jeux. J’entendais le bruit de l’enclume du maréchal ferrant où les hommes se retrouvaient pour des conciliabules sans fin. J’imaginais les commérages chez les épiciers, dans le territoire des femmes.

Je revoyais la pesée du pain et à la tranche que la boulangère ajoutait dans mes mains d’enfant quand il n’y avait pas le poids, précaution qui aujourd’hui a été remplacée par la présentation du pain sous papier protecteur, comme si les valeurs d’hygiène s’étaient substituées à celles d’équité. Je voyais le facteur, beau dans son uniforme comme un représentant de l’Etat en mission chez les pauvres, faire ses deux tournées par jour et monter les étages pour payer les pensions et les mandats. On entendait le pas de chevaux et des roues qui grinçaient sous leur frein dans la côte de la rue que nous habitions, non loin de la gare. Nous écoutions le chanteur des rues, avec seul son porte-voix chanter des chansons de Tino Rossi qui faisaient venir vers lui, jetées des balcons des piécettes de trois sous. On voyait les bandes d’enfants petits et grands préparer des jours durant les feux de la Saint Jean dans les rues du quartier qui restaient un territoire pour nos jeux.

Je me souviens de petits savoirs qui se transmettaient  entre nous pour récupérer des osselets chez le boucher, transformer un noyau d’abricot en sifflet, fabriquer des frondes inusables sculptées dans des branches au couteau, l’économie souterraine qui concernait les achats de bille et les échanges de calots, à laquelle il fallait s’initier pour trouver dans les bandes et dans la classe, sa place d’enfant.

Je découvrais-mais avais-je oublié ?-que ma génération était issue d’une culture désormais engloutie, remplacée en un demi-siècle par une économie de marché  qui s’était emparé de la rue et de la fête, du travail, des loisirs et de l’enfance, prétendant répondre aux besoins de tous, imaginant même des jeux des jouets pour les enfants de tous les ages. Bientôt, on trouverait les traces de mon enfance volée dans les musées de traditions populaires.

 

RETOUR A LA NORMOPATHIE AMBIANTE OU LE DISCOURS D’EFFICACITE

 

Je compris avec ILLICH,mais aussi Jacques ELLUL son inspirateur, que la question posée n’était pas seulement le résultat d’une nostalgie romantique, mais une question essentiellement politique. C’était bien plus qu’une pincée de mémoire qui s’était effondrée mais une manière de penser, de respirer et de vivre, une façon d’être autonome et d’habiter la rue et la ville, qui m’avaient été dérobées, définitivement intransmissible, et dont les générations à venir ne connaîtraient plus la saveur(ce que ILLICH désignait comme « la sapientia »).Et surtout la société moderne nous faisait croire que cette dévastation etait une fatalité regrettable et nécessaire, à mettre à l’actif de l’inévitable progrès.

A la ville, des kilos de journaux à peine lus m’attendaient, le tri de mes e-mails et de mon répondeur, en même temps que le flot habituel d’informations apportées par la radio et la télé. Dans le Monde du 8 juillet pas encore ouvert, un article attira  mon attention. Il s’agissait de la présentation de Klauss KLIENFELD,P.D.G.de Siemens, qui déclarait sur une demi-page : « le nerf de la guerre, c’est l’innovation.75% de nos produits ont moins de 5 ans. »Et il ajoutait :  « Nous employons 45000 ingénieurs dans trente pays et consacrons plus de 5 milliards d’euros par an à la recherche et au développement. Il faut regarder ce que font nos concurrents mondiaux ou ce que veulent les consommateurs et voir ce qu’on peut apporter au marché, au prix que le consommateur est prêt à payer. L’article rappelait que ce groupe, crée en 1847 était présent dans les secteurs suivants : « l’énergie, les transports, l’information, la communication, le médical », sujets même de tous les livres d’ILLICH sans exception. Je n’ai pu m’empêcher de considérer ce texte avec l’ironie du sociologue qui préférait la controverse à la polémique, mais qui souhaitait surtout se battre avec ce que Valentine BORREMANS appelait  les « confusions de haut niveau ».

Dans Le travail fantôme (vol.2,p.177-178),je trouvais cette première phrase :  « Etant historien, j’éprouve toujours beaucoup de méfiance à l’égard de ce qu’on dit entièrement nouveau. Si je ne puis trouver de précédents à une idée, je subodore aussitôt qu’elle pourrait être absurde. Si je ne puis trouver dans le passé quelqu’un de connaissance avec qui je puisse imaginairement discuter de ce qui m’étonne, je me sens très seul, prisonnier de mon temps et de mon horizon limité. »

Puis, plus loin, cette réflexion à propos du développement: « J’explore une politique de renoncement grâce auquel le désir pourrait s’épanouir et les besoins décliner ».

Finalement, je ne suis pas sûr qu’on ait vraiment le désir de se confronter aujourd’hui à la pensée de ce chercheur à contre-courant. Sans doute aura-t-on recours à lui dans une, deux, trois générations, dés lors que les hommes voudront éviter l’inéluctable. Alors une pensée du développement devra intégrer obligatoirement une spiritualité ou à tout le moins des principes éthiques.

 

 



[1] Jean-François GOMEZ, Educateur spécialisé, docteur en Sciences humaines et chercheur en travail social. Derniers livres parus,  « Un éducateur dans les murs, poème antipédagogique pour le XXI° siècle »2° édition, Téraedre,2004,« Handicap, éthique, et institution »Dunod,2005.Mail :j-f.gomez@libertysurf.fr

[2]Suivant ILLICH, « En latin vernaculum désignait tout ce qui était élevé, tissé, cultivé, confectionné à la maison, par opposition à ce que l’on se procurerait par l’échange »p.152,vol.2.

 

[3] En occitan, une terre remplie de cailloux et  peu accessible à la culture.

[4]Energie et équité, Le Seuil,1973, traduit de l’allemand est sans doute l’un des essais les plus cités de ILLICH par les écologistes. Le sociologue montre que l’automobile est un monstre chronophage qui ne fait pas gagner de temps, mais, au contraire oblige l’occidental moyen à travailler 4 heures par jour avec un résultat de moindre éfficacité qu’un simple vélo. En annexe, Jean-Pierre DUPUY reprend les arguments développés, en concluant sur les raisons apparemment obscures qui nous font persister dans l’erreur, les moyens de notre sociétés produisant à leur tour des besoins.

[5] Jacques ELLUL,Le système technicien, Calman-Levy, Paris,1977.

[6] Philippe ARIES,L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime, Seuil, Point histoire, Paris,1975.

[7] Paulo FREIRE,Pédagogie des opprimés, Maspéro, Paris 1974.

[8] A propos de l’accompagnement à la mort, on lira les pages magnifiques qu’il adresse à une congrégation religieuse qui concerne « la mort ratée » d’une amie devenue, par la surdité de son entourage à accepter sa mort, « un vieillard socialisé »ce qu’il appellera plus loin  le « senex économicus ».(« Longévité posthume,107-119,in La perte des sens).

[9] Voir la revue ECOREV, revue critique d’écologie politique. Article « l’enclosure des communs »,samedi 17 avril 2004.

[10] Yvonne VERDIER,façons de dire, façons de faire, La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard,1979.

[11] On peut lire dans l’article « Le haut parleur sur le clocher et le minaret » p.122 et suivantes de « La perte des sens »,une étude anthropologique des cloches éblouissante de virtuosité. ILLICH y évoque la bénédiction des  cloches, la cérémonie de leur parrainage, leurs pouvoirs curatifs, les légendes auxquelles elles sont attachées ,telle celle qui affirme que la nuit de Saint Jean, les cloches noyées  sortaient des marécages et des étangs, le « manteau acoustique » dont elle dotait chaque paroisse, le marquage rituel du temps, les couvre-feu et les angelus.

[12] Simone de Beauvoir Le deuxième sexe,1-L’expérience vécue,2-les faits et les mythes, Paris, Gallimard,1949.

[13] Cultures en Mouvement, Sciences de l’Homme, n°62,L’Autre mondialisation en Marche, n°45 in article de David GRAEBER,Marcel MAUSS et la critique de l’économisme, informations sur le M.A.U.S.S.,mouvement anti-utilitariste dans les Sciences Sociales.


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