Voilà un peu plus d'un mois que je me suis jeté dans le dernier ouvrage de Lucien Bonnafé, " La psychanalyse de la connaissance ".
Je dis jeté parce que je n'arrive pas à " lire " Bonnafé. Je prends, je laisse, je reviens je repars… et cela durera au delà de cette page.
Et voilà une semaine qu'un mail m'annonce laconiquement " Bonnafé est mort ".
Et après ? C'est pas pour autant que je vais ranger ses ouvrages dans la bibliothèque.
2002 aura été presque 40 ans après le premier Livre Blanc auquel participait déjà Bonnafé, l'année d'un autre " livre blanc ". Quel écart entre les deux, non pas quel écart de date, mais de qualité, de contenu. Là où Lucien Bonnafé avait su donner tout son souffle et son " humanité soignante ", là où l'idéologie était mise au service du soin, et au delà, de l'Homme, on ne retrouve aujourd'hui que plainte et revendication de reconnaissance et de la parcelle de pouvoir qui va avec.
2002 et Bonnafé publie " La psychanalyse de la connaissance " ! Et si je n'en viens pas à regretter d'avoir travaillé à cette époque là, j'en suis à regretter de n'avoir pas travaillé avec ces gens là.
Ne prenez pas cet ouvrage comme livre de chevet, c'est un outil de travail, pas un conte pour endormir les enfants. Un outil de travail au sens où il me met moi, au travail, pas un bréviaire à brandir dans le service. D'ailleurs qui connaît Bonnafé dans mon service ?
La couverture à elle seule est une référence, il y a de l'esprit de la Société du Gévaudan dans cet écrit. De cet esprit alliant philosophie et poésie, psychanalyse et surréalisme, révolution et histoire.
Quelle fougue ! Bonnafé ne se lit pas comme un livre, il se poursuit. Au moment où vous croyez saisir son propos, le suivre dans un raisonnement, il s'échappe dans un nouveau ricochet. Essayez de saisir une feuille que vous aurez repérée sur un tas un jour de grand vent.
Déjà dans les Mails qu'il adresse à Serpsy j'avais remarqué ce " libre vagabondage de l'esprit " au point que parfois après plusieurs relectures je ne suis pas certain d'avoir saisi tout ce dont il veut parler. Mais dans cet ouvrage, il est tellement plaisant de le suivre dans son vagabondage.
Après avoir convoqué les Tosquelles, Daumézon et autres Le Guillant par cette petite vignette qui illustre la couverture, Bonnafé appelle Bachelard et Freud par le titre.
Le voilà bien entouré.
Et tout au long des pages revient ce leitmotiv " résister à l'inhumain ", comme ce fut sa ligne de conduite de Saint Alban aux hôpitaux de la Seine inférieure, son engagement politique comme sa vie professionnelle.
Résister à l'inhumain, à travers l'histoire, la science, la folie,… la vie. Et l'inhumain que chacun croyait reconnaître chez l'autre prend soudain plusieurs visages.
Résister à l'inhumain, mais voilà bien là peu de choses et l'essentiel. Ce serait si simple d'écrire des projets de service avec seulement ces trois mots. Par contre quel boulot derrière.
Tout d'abord, c'est reconnaître chez les patients, même en psy qu'ils sont humains, puis citoyens. Dès 67 Bonnafé demande une loi déspécifiée… elle n'existe pas en 2003. Les fous sont toujours de sous citoyens, mais en plus avec des lois spécifiques.
Ajoutez à cela un doigt de surrationalisme qui lui était également cher, il s'agit alors de " reprendre ces formes tout de même bien épurées et économiquement agencées par les logiciens, et de les remplir psychologiquement, de les remettre en mouvement et en vie ". Mais comment faire vivre du mouvement là où certains ne raisonnent qu'en pyramide, chefs, petits chefs, et subalternes éxécutants, et à la fin de la chaîne, le patient.
Evoquant le système d'autorité-dépendance qui conduit de l'activité des camps durant la seconde guerre mondiale à l'inactivité des asiles dans la même période à des effets identiques en terme d'élimination - de la bipolarité qui peuvent faire ce contraire du système inhumain :
- ouvrir les responsables à se penser et se situer au delà de la gestion des lieux d'exclusion et s'intéresser prioritairement au champ du rejet là où il opère, dans tout secteur de population ;
- aider les " subalternes " à dépasser leur position de préposés au " maintien de l'ordre, la discipline et la décence ", faiseurs de " rapports ", et devenir le contraire comme praticiens actifs de science et art de l'écoute et de l'écho qui est, scientifiquement ou humainement, leur définition.
Cette notion d'écouteur sera pour lui au cœur de la relation soignant soigné.
Et ainsi, tout au long du livre, Bonnafé revisite les grands moments de la psychiatrie de ce dernier siècle. Des camps au balbutiements du secteur, en passaant par Sèvres ou Tours.
Il ne s'agit pas de revoir la psychiatrie dans une perspective historique. C'est avant tout une lecture philosophique de cette histoire avec un éclairage psychanalytique.
Il s'agit de " cultiver chez les personnes la connaissance des systèmes pour les aider à y devenir résistants ".
La psychanalyse de la connaissance en quelques sortes.