Retour à l'accueil



Le soin à l’épreuve du sécuritaire




L'impossible, nous ne l'atteignons pas, mais il nous sert de lanterne.

 

 

Au Bahut, on avait un prof d’atelier, Fallet qu’il s’appelait, le cours c’était le samedi matin. Je me rappelle encore de nos vannes de jeunes cons. A chaque fois qu’on n’y arrivait pas, il reprenait le boulot avec nous et on le remerciait  en lui disant : «  Fallait pas M’sieur ». Ca nous faisait marrer.

 

A chaque fois que j’entends le mot atelier je repense à cette époque. La banlieue, Led Zep,  les mobs, les premiers pets, Bruce Lee et bien sûr les copines. Les grosses qu’on les appelait, quand je me vois aujourd’hui…

 

Dans la classe on était une bonne trentaine, on s’est compté ya pas longtemps, on n’est plus qu’une vingtaine, surtout des filles. La plupart ont ravalé leur bulletin,  dope, sida, suicide, moto( beaucoup), bagnole (moins), mort dite nat,  les autres sont en zonzon ou viennent seulement d’en sortir.

 

A l’atelier, le samedi matin, alors que les filles étaient à la couture, on avait pas cours car on avait Fallet. Jamais on aurait séché, pourtant nos vieux y auraient pu en donnés des talbins si on avait eu les lois Sarkos. Cours d’atelier ça  s’appelait.

 

Le mec disait qu’il avait fait l’indo, l’école Boulle, croisé René Char et maintenant y s’occupait des minots de la  banlieue. On était persuadé que d’un truc, c’était le Char. Ca nous dérangeait pas, on allait à l’atelier et on l’écoutait parler. 

 

 Tout ce qu’on avait ingurgité dans la semaine, lui il nous le décodait. Il redonnait du sens.

 

Son cours c’était 10 minutes de fraise et 2 h de discute. Manquait plus que le casse-croûte. Un an pour faire une patère ou comment devenir fonctionnaire, tout s’explique. Cours d’atelier ça s’appelait. Aujourd’hui quand j’aide ma grande en math, souvent je bloque, les maths je ne me les rappelle plus. Je lui dis : «  T’a pas cours d’atelier, je pourrais t’aider ? ».

 

« C’est quoi un atelier ? » Quelle question ! C’est quoi un atelier ? C’est un endroit où tu  vas  pour faire un truc mais en vrai tu le fais pas et pourtant tu y retournes et tu sais pas vraiment pourquoi.

 

J’ai pas encore l’âge de Fallet, je suis d’ailleurs très jeune. Je me dis tout de même que les collègues qui arrivent dans les IFSI, ça serait pas mal qu’ils aient Fallet quelques fois à la place des cours.

 

 En tous cas quand ils me parlent de DGInfirmier, je  demande s’ils ont atelier. Y doivent penser : « Y sont complètement pétés ces psys ».

 

 Cours d’atelier on appellerait ça. Un endroit où tu  vas pour faire un truc mais en vrai tu le fais pas et pourtant tu y retournes et tu sais pas vraiment pourquoi.





Plus dure sera la chute.



Imaginez un monde où notre corps pourrait être découpé, sectorisé en plusieurs parties de façon qu’à chaque dysfonctionnement, elles puissent être remplacées, enfichées comme il est  aujourd’hui d’usage sur nos voitures modernes.

 

Imaginez un monde où notre vie serait divisée, analysée, identifiée comme autant d’étapes visant les unes derrières les autres à former un tout  invariable d’un individu à l’autre.

 

Quel bonheur ! Plus besoin de se poser de question. Nous vaquerions tous, sans peur et sans souffrance, de la naissance à la mort, à nos occupations de citoyen lambda dans une société où la notion de risque aurait disparu.

 

Quelle horreur ! Plus besoin de se poser de question. Nous vaquerions tous, sans peur et sans souffrance, de la naissance à la mort, à nos occupations de citoyen lambda dans une société où la notion de risque aurait disparu.

 

Drôle de schéma sociétal que je vous propose là. Vous n’êtes pas obligé de me suivre, de croire mes histoires.

 

C’est au choix. Mais ce n’est pas comme vous voulez. Ca dépend. Ca dépend de la place que vous laissez dans votre vie  à la pensée. Qu’elle s’égare, qu’elle s’évapore, peut importe surtout lorsqu’elle revient les valises pleines d’idées.

 

L’important est de garder un œil dessus.

 

L’important est d’avoir à l’esprit de garder une place à la pensée…

 

Sa place. Toute sa place. Sinon boum ! ! Un moment d’inattention et elle est enfichée, remplacée par  une circulaire, un décret, une  loi, une incantation, un verset, pire un protocole…

 

Qu’est-ce que je dis ? Où est-ce que j’en suis ? De quoi je vous parlais déjà ? 

 

« Le soin à l’épreuve du sécuritaire », 4ème journée de l’association SERPSY.

 

Ouf ! Je me souviens. Je suis infirmier, infirmier de secteur psychiatrique de surcroît. Je suis là pour vous parler du soin et du sécuritaire.

 

Je  l’ai échappé belle. Imaginez que je laisse le cours de ma pensée s’écarter un peu plus et boum ! Une circulaire, un décret, une  loi, une incantation, un verset, un protocole, bref une HDT.

 

Je suis infirmier.

Soigner c’est mon métier. Sécuriser, je ne sais pas. Je ne sais pas si c’est mon métier mais je sais que soigner c’est aussi et déjà sécuriser.

 

Soigner c’est aussi et déjà sécuriser.

 

N’est-ce pas  d’ailleurs en partie pour cette raison que notre société malade de sa violence sonne aujourd’hui à la porte de l’hôpital pour la traiter ?

 

Existe-t-il quelque chose de plus douloureux que la maladie ? Existe-t-il quelque chose de plus précieux que la santé ? Rappeler-vous, c’était il y a  90 jours vers zéro heure. Bonne année, bonne santé, important ça, la santé…

 

Il n’y rien de plus banal qu’une année chassant l’autre et pourtant rares sont ceux qui loupent ce rendez-vous incantatoire, conjurant le sort, estompant le tic-tac. Un banal tic-tac  nous rappelant qui nous sommes. Big bisou de minuit. Tu es là, je suis là, que serions-nous sans la magie … 

 

 

Ca recommence, je m’égare. Soin, sécurité, magie, quel lien ? Manquerait plus que je sorte un lapin de mon chapeau et le tableau serait complet.  Mais tellement plus poétique qu’une circulaire, un décret, une  loi, une incantation, un verset, un protocole…

 

Le problème c’est qu’en ces temps modernes plus personne ne porte  le chapeau…

 

Il y a de la magie dans l’acte soignant et pas seulement pour le citoyen lambda.  Quelque chose qui réconforte. Quelque chose qui met à mal toutes les études statistiques ou évaluatives : à partir du moment où on commence à prendre soin de quelqu’un, il va mieux.

 

Il y a de la magie dans l’acte soignant et pas seulement pour le citoyen lambda. Quelque chose qui rassure. La capacité à faire disparaître la douleur, le symptôme.

 

« A Paris, le préfet de police et, dans les départements, les représentants de l'Etat prononcent par arrêté, au vu d'un certificat médical circonstancié, l'hospitalisation d'office dans un établissement mentionné à l'article L. 3222-1 des personnes dont les troubles mentaux compromettent l'ordre public ou la sûreté des personnes. »  

 

Enfermez donc cet homme qui me rappelle tant qui je suis !

 

 Cachez donc moi ce non saint  que je ne saurais voir !

 

Seul un fou  peut-être capable ( un capable majeur ? ) de tels actes.

 

Et boum ! Une circulaire, un décret, une  loi, une incantation, un verset, un protocole, bref une hospitalisation d’office.

Le soin à l’épreuve du sécuritaire. Thème de la journée d’aujourd’hui.

Thème d’actualité ?  Une actualité qui dure depuis longtemps. Trop longtemps.

« Soigner c’est prendre des risques jusqu’à ce que la notion de soin vacille »[1].

 

Cette phrase dont l’exactitude devra être vérifiée dans le  manuel de psychiatrie citoyenne de Jean-Luc Roelandt et Patrice Desmons, cette phrase, ou ce que j’en ai gardé en mémoire, nous rappelle à l’ordre.

 

Pour ne pas avoir l’air trop bête aujourd’hui, depuis que j’ai présenté ce texte au SERPSY et  même si prendre le temps est aujourd’hui un luxe, j’ai pris ce temps, le temps de  vérifier, le temps de lire, le temps de relire encore …

 

J’ai retrouvé la phrase, la phrase exacte. Celle que ma mémoire déforme. Peut-être parce qu’elle positionne le mot risque avant le mot soin :

 

 « Prendre des risques, c’est la base du soin, d’un soin différent, où même parfois la notion de soin vacille. »

 

Soigner c’est savoir et donc  accepter de prendre des risques sans pour autant ne pas chercher à les minimiser, les prévenir. D’ailleurs prévenir n’est-ce pas déjà soigner ?

 

Soigner en psychiatrie est particulier. Nos lieux d’accueil et de soins en témoignent. Ils ont tous en commun le même plateau technique humain, fait de chair, d’os mais  surtout de matière grise.

 

Nul besoin de machine, de scope ou autre batterie radioactive pour jauger cet autre nous même  qu’on dit fou,  venu à notre rencontre au décours  de ricochets sinon aléatoires mais certainement sociétaux.

 

Ces outils là, nous les laissons sans aucune arrière pensée, à la dextérité de nos collègues du soma afin qu’ils établissent un diagnostic différentiel bienveillant et parfois salutaire.

 

Soigner en psychiatrie est particulier, mais est-ce prendre plus de risque qu’ailleurs ?

 

Le contexte actuel de notre exercice, certes relayé par une presse affamée, tend à confirmer cette hypothèse. Soyons un peu honnêtes, ce que nous voyons, entendons autour de nous n’est pas rassurant.

 

Qui ne serait capable de citer une anecdote récente venant contribuer à l’alimentation des moulins  à vent que nous nous devons de combattre ?

 

Pour chaque acte une petite croix.  Notre erreur est là. Nous quantifions alors que nous devrions qualifier. Expliquer. Nous commençons à avoir l’habitude de mieux savoir compter que soigner. Nous additionnons les évènements. Nous cumulons les… ennuis.

 

Des petits bâtons nous sommes déjà passé aux petits trous. Des petits trous toujours des petits trous qui les uns derrière les autres finissent par faire un grand trou.

 

Avons-nous le droit de juger à priori qui devons-nous soigner ? Avons-nous le droit de juger tout court ? Un trou dans l’éthique.

 

Pouvons-nous douter  de cet autre nous même  qu’on dit fou ?  Un trou dans la pensée. Un vide clinique. Un vide sanitaire. Une prise en charge merdicale.

 

Affluence au portillon,  agendas élastiques, boulimie psy. Violence, matraquage médiatique, anomie.  Nous sommes victimes de notre  succès, de nos capacités passées, espérées  révolues quant à celles asilaires. Nous sommes victimes de notre  passé contenant.

 

Affluence au portillon,  agendas élastiques, boulimie psy. Violence, matraquage médiatique, anomie.  Comment colmater ?

 

Il nous reste quelques compétences, mettons les en résonance.

 

Soigner en psychiatrie ne fait  pas  prendre plus de risque qu’ailleurs tant que le plateau technique est respecté et surtout qu’il garde toute sa capacité  à penser l’impensable.

 

Soigner en psychiatrie nécessite de savoir  tirer les bons  fils, de   tisser  du lien. Soigner en psychiatrie ce n’est pas travailler sans filet…

 

Olivier Mans



[1] Manuel de psychiatrie citoyenne/ Jean-Luc Roelandt et Patrice Desmons / Page55.


nous contacter:serpsy@serpsy.org