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Le soin à l’épreuve du sécuritaire




Le sécuritaire au manque du sens

La mission qui est la notre de prendre soin de / d'avoir souci de ceux qui n'ont pas franchi avec succès l'épreuve du " cogito ", ou/et de ceux (de nous aussi bien ) qui, sous la pression sociale de normalisation, ne peuvent instaurer un modus vivendi tenable avec la part inassimilable de leur psychisme, cette mission est mise à l'épreuve aujourd'hui par des initiatives ( décisions réglementaires, textes juridiques, actes politiques ) qui sont généralement regroupées sous l'appellation de " sécuritaires ".

Qu'apporte de nouveau ce terme par rapport à ceux de " sûreté " et de " sécurité " -- le second ajoutant au premier l'acception subjective du sentiment de tranquillité, sentiment sur l'absence duquel jouent si bien les politiques ?

Tous trois dérivent de l'adjectif " sûr, sûre ", et du latin " securus " -- littéralement : libre de souci, " sine cura ". Le danger par rapport auquel on était sans souci pouvait/ peut être un danger bien réel et bien brutal, mais le souci dont la disparition menacerait l'autre, ce souci pour l'autre n'est pas de même niveau. Ne pas se soucier de l'autre, n'est-ce pas l'horizon ontologique tracé par le consumérisme ? Et ce dernier semble bien correspondre aux fins des pouvoirs qui nous gouvernent.

Nous sommes en présence, avec ce qui nous vient sous ces appellations, " sécurité ", " sécuritaire ", d'actes, d'effets de pouvoir.
Pour traiter de cette dimension j'aurai recours à Michel Foucault.

Foucault décrit trois niveaux de " technologies de pouvoir " différentes et superposées.
Le " schéma organisateur " initial est un mécanisme juridique s'appliquant à un territoire conquis ou hérité par un chef de guerre qui va devoir affirmer son autorité et sa légitimité sur ses sujets. D'où la loi qui pose une souveraineté et fixe un " code légal avec partage binaire entre le permis et le défendu et un couplage (...) entre un type d'action interdit et un type de punition. " Ce niveau, historiquement situé, va perdurer comme le niveau du " juridico légal " et des codes d' Etat ( code civil, pénal,...). Mais le sujet soumis aux lois reste bien abstrait, pour ce niveau de mécanisme de pouvoir - c'est le " sujet de droit ". Ce qui intéresse le " souverain " c'est essentiellement un territoire.

Au dessus et en réaction à ce premier niveau, Foucault situe les " mécanismes disciplinaires ". Ceux-ci s'exercent sur le corps des individus mais l'individu considéré est plutôt " une certaine manière de découper la multiplicité pour une discipline, que le matériau premier à partir duquel on bâtit [le collectif]. La discipline est un mode d'individualisation des multiplicités... ". " Elle manipule le corps comme foyer de forces qu'il faut à la fois rendre utiles et dociles. " Technologie de dressage et de surveillance générale, elle se développe au travers d'institutions comme l'école, l'hôpital, la caserne, l'atelier. Elle répond à la nécessité de développer la production et d'organiser et accroître les échanges dans une période d'industrialisation et de croissance démographique. Lorsque l'industrialisation s'est développée (autour du 17ième siècle ), la temporalité vécue était celle des nécessités naturelles, observées. Le capitalisme industriel, celui des " fabriques " a dû déployer des techniques intensives, nouvelles et variées pour changer cette temporalité. Pour imposer aux ouvriers d'abord le respect du temps mécanique de la machine, temps chronométré, monnayé, l'église n'a pas été de trop ; mais également le salaire aux pièces, le morcellement du travail, la baisse de la rémunération du travail, etc... Il s'agit aussi de mettre la croissance démographique au service du capitalisme industriel. L'observation généralisée et le quadrillage doivent servir à utiliser au mieux les différentes catégories d'individus et à grouper et traiter de manière spécifique les déviants par rapport aux normes que le développement du libéralisme naissant dégage. Cette notion de " norme " est liée à celle de discipline. Le mécanisme de la discipline est en opposition exacte avec la souveraineté. Celle-ci extraie du territoire des biens et de la richesse de manière discontinue (levée des impôts), l'autre fait produire aux corps du temps et du travail. La discipline s'exerce de façon continue et suppose un quadrillage serré de coercitions matérielles sans comparaison avec le dispositif souverainiste. Le pouvoir agit dans la contradiction maintenue de ces deux systèmes ; le droit (le même pour tous) et le principe de délégation (les représentants du peuple gèrent le pays pour le bien de tous) masquent la normalisation à l'œuvre.

Un troisième niveau intervient : une " technologie régularisatrice de la vie " que Foucault appelle aussi " technologie de sécurité ". Elle regroupe les " effets de masse propres à une population " et cherche à contrôler la série des évènements hasardeux qui vont toucher cette population. Il s'agit d'assurer la sécurité de l'ensemble par rapport à ses dangers internes. La " vieille mécanique du pouvoir de souveraineté " s'est trouvée dépassée de tous côtés. Il y a donc eu accommodation des mécanismes de pouvoir sur le corps d'abord avec surveillance et dressage, puis sur les phénomènes globaux, biologiques ou bio-sociologiques des masses humaines.

Dans cette troisième technologie de pouvoir la population, et non plus le " corps social " du juriste ou le corps individué par la discipline, apparaît comme problème scientifique et politique. Ces phénomènes collectifs, aléatoires et imprévisibles en eux-mêmes mais qui révèlent des constantes dont on peut traiter dans la durée et qui ne peuvent être contrôlés que par une estimation de probabilité, vont faire l'objet de ce que Foucault a appelé " la bio politique ". En baissant la morbidité, en stimulant la natalité, etc.., la bio politique établie des mécanismes régulateurs et instaure de la sécurité autour de l'aléatoire d'une population d'êtres vivants. Le développement considérable de ces mécanismes que Foucault appelle aussi " assurantiels ", est caractéristique du développement du libéralisme et s'impose du fait de la nécessité du calcul des coûts. La question va toujours se poser sous la forme d'un rapport économique : le rapport du coût de la répression au coût de la délinquance, par exemple. D'où le faible développement de la prévention des accidents du travail... On peut penser également à la dés-asilisation activée par la perspective de fermeture de lits, et à la sectorisation ralentie puis stoppée du fait de la nécessité où elle conduisait d'investissements non productifs.

Notons enfin que les trois niveaux sont profondément inter-corrélés même s'ils ont des origines chronologiquement distinctes. Ainsi, le développement des mécanismes de sécurité a-t-il renforcé et activé les techniques disciplinaires et produit une moisson abondante de textes juridiques.

Foucault disait en 1976 que nous étions entrés dans une période où dominaient les mécanismes de sécurité. La " médicalisation de la vie humaine " lui semble l'évènement majeur de la bio politique. La médecine, dans la logique de fonctionnement de sécurité, mais avec des effets importants au niveau disciplinaire, a continué de s'étendre en tant que technologie de savoir-pouvoir. Mais sommes-nous toujours dans cette mécanique bio politique avec les mesures sécuritaires ? Ces dernières présentent-elles une unité, sont-elles cohérentes entre-elles ?

Il ne semble pas qu'elles font suite à des études statistiques ni à des calculs de coûts. S'inscrivent-elles dans la temporalité caractéristique de la sécurité au sens de Foucault ou relèvent-elles plutôt d'une technologie disciplinaire ? L'accent mis sur le risque à éliminer n'est sans doute pas qu'un argument électoral. Le risque, dans la société du bio pouvoir, est une dimension économique d'importance qui ne peut disparaître même s'il est géré, régulé.
Mais il intervient aussi dans le développement du sujet humain et n'est pas dis joignable de la responsabilité. La rencontre est toujours une prise de risque ; et le soin est rencontre, face à face. Quant au côte à côte de l'accompagnement thérapeutique, s'il veut être ouverture d'un chemin, doit autoriser la possibilité, le risque d'une divergence. N'est-ce pas dans le jeu de cette divergence possible qu'un sens peut se dessiner ? Encadré, le cheminement est unilatéral.
Il y avait de nombreux espaces de " sinécure " pour les " gardiens " dans l'univers asilaire, et peu de soin. Se soucier de l'autre n'est-ce pas accepter le risque de la rencontre, même si l'on s'efforce d'en réduire la violence, de prévenir l'agression ?

Quant à la surveillance, qui relève du disciplinaire, ne prend-elle pas avec les mesures sécuritaires une dimension de " regard " qui laissera le sujet " médusé " ?

" Les dispositifs de sécurité travaillent, fabriquent, organisent, aménagent un milieu avant même que la notion ait été formée et isolée, écrit Michel Foucault. Le milieu, ça va être donc ce dans quoi se fait la circulation. " La circulation, aujourd'hui, des biens et des personnes, des travailleurs et des capitaux, elle est " globale ". Ne serait-ce donc pas à un changement de " milieu " que viserait à nous contraindre la poussée importante de normalisation à l'œuvre dans les techniques sécuritaires et l'inflation juridique actuelle ?


ALAIN FEDOU


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