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Approchez la distance !
De la distance à la proximité thérapeutique
A la recherche de la
bonne distance
Philippe SVANDRA
Distance et proximité
Approcher la distance  Voilà bien une injonction paradoxale. Approcher cette distance au travers d’une approche philosophique relève pour le coup d’une mission pour le moins ardu 
Tentons pourtant de relever ce défi.
Je ne débuterai cependant pas cette intervention avec un philosophe mais avec un sociologue, François Dubet. Dans son dernier livre «  le déclin de l’institution  »
, celui-ci cherche à analyser les évolutions qui ont touché ces dernières années les métiers se rapportant à l’éducation, au travail social, à la santé. Selon lui tous ces métiers ont un point en commun, ils correspondent à une forme de travail sur autrui
Si l’on se réfère au thème de cette journée cette expression de «  travail sur autrui  »
peut nous interroger. Venant d’un sociologue, on peut aussi bien y voir l’expression d’une position de domination (être au-dessus) que celle d’une grande proximité (être au contact). Plus précisément, pour François Dubet, il apparaît que ces métiers se vivent au travers de tensions entre plusieurs positions et plusieurs cadres éthiques de définition d’autrui et de soi.
Cette notion de «  travail sur autrui  »
, dans le cadre de la relation thérapeutique revêt un caractère particulier. Elle pose bien la question de la distance ou de la proximité (suivant sa sensibilité) à établir entre soigné et soignant. Car ce débat de la  bonne ou de la juste distance est récurrent. Il oppose, de manière parfois caricaturale, deux positions antagonistes.
Pour certains, l’essentiel est d’éviter toute dérive dangereuse dans une forme de fusion affective entre sujets totalement transparents.
Pour d’autre, l’affectivité est partie intégrante du soin, vouloir l’exclure par principe, c’est prendre le risque d’aboutir à une relation soignante impersonnelle, froide, lointaine (puisqu’on parle de distance) qui peut constituer, à la limite, une forme de maltraitance.
Que peut alors nous dire sur cette question la philosophie 
Je crois qu’elle peut, éventuellement, mais c’est déjà beaucoup, nous aider à dépasser le simple niveau du ressenti (sinon du ressentiment)  Car la première mission de la philosophie est bien de clarifier les esprits afin de nous rendre plus apte à mieux agir.
Sentiments ou raison 
Cette représentation de l’existence d’une «distance  », touche au fond à notre attitude, à notre comportement de soignant avec l’autre, auprès de lui. Cette question rejoint une question philosophique essentielle celle de l’altérité. Une question aussi ancienne que la vie morale, l’une des plus épineuses, que ce soit d’un point de vue éthique, théologique ou anthropologique .
Rappelons que parmi les philosophes deux conceptions de l’altérité se sont longtemps opposées 
-        Une conception que l’on peut qualifier d’« affective  »
. On la retrouve chez Hume dans sa théorie de la sympathie mais aussi chez Rousseau avec l’importance que celui-ci donne à la pitié
-        Une conception que l’on peut appeler «rationnelle  »
qui relève selon Kant de l’impératif moral, du devoir.
Pour des soignants, les limites de ces deux conceptions apparaissent pourtant clairement. Avec le sentimentalisme, le risque est de basculer dans la contingence. On peut rappeler ici que le mot de sympathie (comme d’ailleurs celui de compassion) signifie «souffrir avec  ». Seulement, comme le rappelle Hume, si l’homme n’est pas indifférent à ses semblables, il ne dispose que d’une sphère de sympathie limitée. Quant à la pitié, selon Jankélévitch elle «  n’aime son prochain que s’il est pitoyable(1).» Le risque est de juger de son degré de responsabilité suivant ses propres critères, eux-mêmes influencés par la nature de ses sentiments vis-à-vis d’autrui.
Avec le rationalisme, le danger est au contraire de verser dans une forme d’anonymat, dans une relation impersonnelle, lointaine, de nature purement contractuelle. A cet égard, le respect représente, selon Kant, le seul sentiment produit spontanément par la raison. D’origine latine ce mot signifie se tourner pour regarder derrière soi. Le respect montre ainsi le mouvement volontaire de l’homme qui s’arrête dans son activité pour consentir à porter son regard sur un autre que lui.
Suivant la formule de Paul Ricœur «  si la sympathie touche et dévore du cœur, le respect regarde de loin  »
. Le respect est donc nécessaire mais apparaît comme insuffisant pour fonder une éthique véritablement soignante. L’enjeu de la relation de soin est alors de tenter de combiner ces deux conceptions afin suivant le belle expression de Didier Sicard (président actuel du CCNE) de faire «  percevoir pour celui qui souffre, qu’il est quelqu’un pour celui qui soigne  »
.le philosophe Paul Ricœur cette union entre raison et sentiment porte un nom  La sollicitude.
Il me semble à présent important de nous référer à deux grands philosophes qui au XXe siècle ont pensé de la manière la plus radicale cette question de l’altérité. Il s’agit de Husserl et Levinas. Le second a d’ailleurs été l’élève du premier à la fin des années 20 à l’université de Fribourg. Tous deux ont cherché à répondre à une question apparemment toute simple  peut-on avoir accès à l’altérité d’autrui 
Ces deux grands philosophes vont alors parvenir à des conclusions à priori semblables, puisque pour eux la réponse est clairement non. Pourtant, nous allons le voir, leur cheminement est radicalement différent.
Autrui, un inconnu 
Commençons par le fondateur de la phénoménologie  Husserl.
De son point de vue, la seule certitude reste celle du je. Husserl prend un exemple, lorsque j’écoute le chant d’un oiseau, ce que je connais c’est l’effet qu’il fait sur moi et non le chant en lui-même. Comment dans ces conditions puis-je savoir l’effet qu’il peut avoir sur autrui  Pour tenter de comprendre autrui et m’en rapprocher, je dois alors faire l’effort d’emprunter le chemin escarpé qui va de ma perception à la sienne.
Je dispose pour y parvenir, selon Husserl, de certains moyens  l’analogie, l’appareillement, l’imagination et la ressemblance. Moyens certes utiles, mais pourtant largement insuffisants. Car, malgré tous les efforts consentis, cette démarche qui va de moi (seule certitude) vers autrui, reste sans espoir  autrui et moi sont voués à ne jamais se rejoindre.
La distance quoiqu’on fasse est infranchissable.
Emmanuel Levinas refuse pour sa part de partir de moi, de ma perception pour comprendre l’autre. La démarche pour lui doit être inverse. Pour Levinas, la présence de l’autre constitue une mise en question fondamentale de ma conscience. Levinas refuse de baser son éthique sur ce qui est commun. Autrui n’est pas seulement un être autrement, il doit être considéré, suivant le titre d’un de ses livres, comme «  autrement qu’être  »
.
La singularité d’autrui est alors irréductible. Autrui est singulier donc incomparable. C’est ainsi que Levinas fonde l’éthique sur le face-à-face que constitue la rencontre du visage d’autrui. Mais dans l’esprit de Levinas, il faut souligner que le visage est précisément ce que l’on ne peut pas voir. Puisque le visage est avant tout un appel. Ici Levinas, concernant le visage, rompt totalement avec l’approche phénoménologique de son maître Husserl
Le visage n’est pas un phénomène mais un évènement, un surgissement 
Pour mieux comprendre ce qu’est le visage, selon Levinas, citons ces quelques lignes tirés du livre é
thique et infini 
«
visage qui représente «manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’autre en moi(2)», a un véritable pouvoir. Il m’ordonne, car «ne tueras point est la première parole du visage. Or c’est un ordre. Il y a dans l’apparition du visage un commandement, […]. Pourtant, en même temps, le visage d’autrui est dénué  ; c’est le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout, et moi […  , je suis celui qui trouve des ressources pour répondre à l’appel(3.)»
Levinas dans ces derniers textes va jusqu’à considérer le visage d’autrui comme une manifestation épiphanique (c’est à dire littéralement une manifestation de Dieu). Ainsi, les conceptions de l’altérité de Husserl et de Levinas apparaissent comme divergentes, pour le premier (Husserl) le pôle de référence est moi, pour le second (Levinas) le pole de référence est autrui.
Pourtant ces deux philosophes s’accordent sur un point: le vécu propre de l’autre me reste à jamais inaccessible.
La présence du tiers
Cependant, pour Husserl, cette quête n’est pas inutile. Certes il m’est impossible de comprendre totalement autrui, de me mettre «  à
sa place  »
mais cette démarche, ce premier pas vers autrui présente un intérêt considérable, il me permet de l’approcher, de l’accepter et peut être même de m’en sentir solidaire. Mieux, il me permet de me construire car, selon Husserl, la conscience de soi et du monde n’existe que dans, et par, ma relation avec autrui. Comme l’écrit si poétiquement Gaston Bachelard, «  le moi s’éveille par la grâce du toi ».
Cette vaine expérience ne débouche donc pas sur rien. Permettant de bâtir l’un avec l’autre un monde commun, elle constitue la première étape vers l’organisation d’un «vivre ensemble.» On comprend ainsi pourquoi Husserl qualifie cet échec de splendide.
Levinas rappelle pour sa part que la question première reste celle de ma responsabilité pour autrui. Il reprend à son compte cette célèbre (et terrible) phrase de Dostoïevski dans les frères Karamazov :  «  Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres  »
. Dans cette conception ma responsabilité est entière et incessible. Il existerait dans l’esprit de Levinas une dette originelle. Littéralement je ne suis pas responsable de l’autre mais pour l’autre. Notre rencontre avec autrui repose sur une asymétrie fondamentale, mais ici c’est paradoxalement le faible qui domine et m’oblige à ré-agir. D’ailleurs pour se faire bien comprendre Levinas emploie une formule hyperbolique, celle de la «prise en otage  ».
Seulement, comme le rappelle Levinas, je ne suis pas toujours seul avec autrui, le tiers peut s’interposer. La présence de cet autre autrui change tout, elle a pour conséquence de m’obliger à modérer le privilège que je dois à autrui, donc de m’éloigner de lui, de prendre une distance. Levinas illustre ainsi les limites que la justice impose à la relation exclusivement interpersonnelle. Autrement dit, la relation est d’ordre éthique tant qu’elle se limite à moi et autrui mais que le tiers surgisse et la relation change de nature  elle devient politique. Pourtant, rien n’est simple car, comme le constate(4) Levinas, dans ma relation à autrui la présence du tiers est toujours déjà là.
La conclusion est alors sans appel  Dans ma relation à l’autre la trahison est inévitable. Certes cette trahison se fait pour de bonnes raisons puisqu’il s’agit d’être juste, mais est-ce une raison suffisante 
Que reste-t-il à partager 
Notons que pour Levinas la question de la proximité avec autrui ne se pose même pas  ; car ce n’est ni l’amour, ni la raison, ni le devoir qui me commande de faire une place au soleil  à autrui, de prendre soin de lui, mais seulement son visage comme appel, comme événement. C’est bien la faiblesse d’autrui qui m’oblige. C’est exclusivement cette responsabilité qui me rattache à lui et non pas la connaissance concrète de l’individu ou les sentiments que je pourrais éventuellement ressentir pour la personne. Cette pensée peut nous apparaître comme relevant de l’absolu. Comment dans ces conditions suivre Levinas sans se poser certaines questions 
Faut-il penser que cette éthique portée aux extrêmes va trop loin 
Ainsi, en affirmant que le visage d’autrui m’oblige, la question du degré de liberté dont nous disposons vis-à-vis d’autrui se pose. Comment en effet parler à la fois de «  prise en otage  »
et de responsabilité  Enfin, et l’actualité nous le rappelle trop souvent, comment comprendre tout simplement le mal 
A toutes ces questions s’en ajoutent des plus spécifiques. Si autrui est si différent, si son altérité est à ce point totale, ne reste-t-il rien à partager  Ainsi, l’idée que ma rencontre avec le visage d’autrui, pour être véritablement éthique, m’oblige à ne pas voir la réalité du visage peut sembler étrange à un soignant. En effet, le soin est relation à autrui tel qu’il est, dans sa réalité corporelle. Si autrui n’est que pure transcendance, quel type de relation est-il possible d’établir avec lui 
La sollicitude du soignant n’aurait-elle pas besoin de trouver dans l’autre justement quelque chose en commun, qui nous rapproche, qui fait d’autrui aussi son prochain, son frère,semblable? Ne peut-on pas penser qu’il reste malgré tout entre autrui et moi quelque chose qui demeure  ? Ce quelque chose en commun n’est-ce pas justement la souffrance de cette terrible solitude 
Ce qui nous rapprocherait serait alors le résultat paradoxal de notre incompréhension mutuelle. Le soin représenterait la dernière tentative (sans espoir  ) qui permettrait de jeter un pont entre moi et autrui, afin de vaincre cet isolement, de tenter vainement de me rapprocher de celui qui me restera pourtant à jamais étranger. On comprend alors pourquoi Paul Ricœur, dans son magnifique livre, «  Parcours de la reconnaissance  »
appréhende le proche non pas comme celui qui se trouve proche, mais celui dont on se rapproche.
Cette distance viendrait alors selon lui à la fois «  rappeler le caractère irremplaçable de chacun des partenaires de l’échange  » mais également protéger «mutualité contre les pièges de l’union fusionnelle(5  »
Vladimir Jankélévitch considère quant à lui la relation bienveillante à autrui comme «  un influx à distance et à travers le vide métaphysique qui sépare irréductiblement deux absolue  ; passerelle jetée irréductiblement d’un univers à l’autre dans un monde déchiré(6.)  »
Le soignant, cherchant cette passerelle, cette juste distance qui intègre le respect à l’intimité, aurait alors pour difficile tâche par la médiation du soin d’aider l’autre à supporter une solitude de l’être que l’expérience de la maladie vient raviver. Arrivé au terme de cette réflexion qui nous a permis d’approcher les pensées d’Husserl et de Levinas, nous n’avons certes pas répondu à notre question de départ  comment définir la bonne distance à établir entre soigné et soignant  Cependant, nous avons pu percevoir que si la distance est peut être nécessaire, elle reste de toute manière irréductible.
Notes bibliographiques :
1 Vladimir Jankélévitch, Traité des vertus, T.II, Les vertus et l’amour, Flammarion, 1986, p. 168
2 E. Levinas, Totalité et infini, Le livre de Poche, Paris, 1996, p. 43.
3 E. Levinas, Ethique et infini, Le livre de Poche, Paris, 1982, p. 83.
4 Et semble à certains égards le déplorer.
5 P. Ri cœur, Parcours de la reconnaissance, Stock, Paris 2004, p. 376.
6 p. 309
Journée Serpsy, 19 mars 2004.