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Approchez la distance !
De la distance à la proximité thérapeutique









Dynamique de la place

Par Chantal BERNARD-LENDER


J’aborderai le thème "distance/proximité thérapeutique"
en prenant un risque, un très gros risque 
puisque je vais, sans Totem ni Tabou, tirer impudiquement un voile,
m’affranchissant de cette distance qui
Me protège,
et derrière laquelle, je
Vous protège 
j’ai choisi de vous parler
au plus près,
au plus intime,
de la relation soignant-soigné,
de la proximité et de la distance thérapeutique.

L’âge accomplissant ses ravages,
me voici affublée de lunettes à verres progressifs 
qui m’obligent à pratiquer une gymnastique incessante
pour adapter ma vue
successivement, de près, à moyenne distance et de loin.

Lever, baisser, faire pivoter la tête, mon arthrose cervicale n’aime pas,
et me rappelle sans cesse que je suis vieille 
de cette espèce des dinosaures de la psychiatrie en voie d’extinction.

Alors comme j’ai besoin d’un petit coup de jeune,
et que les talk-show c’est très «branché »,
allons-y. Sortez les caméras 
Je vais tenter une expérience en direct 
abolir, l’espace d’un instant,
la distance qu’il est de bon ton de garder avec l’autre.

Je vous embarque à bord de ma propre histoire.
Mais pour en faire quoi 
Cachez ce sein que je ne saurais voir…

… Si je vous entrouvre ainsi la porte de mon intimité,
à vous,
cliniciens,
c’est avec l’espérance que vous en ferez bon usage,
même si l’éthique,
c’est malheureusement parfois du toc.

La relation soignant-soigné 
Qu’est-ce qui fait soin, où, quand, comment, pourquoi 

S’il s’agissait d’une alchimie mathématique  ce pourrait être une fraction
où se superposeraient en nous         un dénominateur soignant
__________________________________________________________________________________________
un numérateur soigné

Questionnons l’étanchéité de la barre de fraction  … ne vous a-t-on jamais dit 
«les psychiatres sont un peu fous  »
«travailler en psychiatrie, faut être fou  » 
ou paradoxalement
«travailler en psychiatrie, faut un drôle d’équilibre, et faut être drôlement solide  »

Et s’il fallait et l’Un et l’Autre 


Pour illustrer cette image, je vais dérouler une vignette clinique.
Je vais vous raconter l’histoire de quelqu’un que je connais assez bien 
je vais vous parler de moi.


Enfant de l’après guerre, je suis née dans une famille traumatisée, décimée par le nazisme.

·        Avant guerre, mon père était marié. Il avait une fille, une famille.
Tous ont tous étés emmenés à Auschwitz. Mon père est parvenu à s’échapper en sautant du train qui l’emportait. Sérieusement estropié physiquement et moralement il a voulu pour panser ses plaies, pour survivre à ce traumatisme, refuser d’admettre à l’état brut l’insupportable réalité. Pour tenter d’articuler le désir au plaisir il s’est reconstruit à travers l’écriture, dans le souvenir, dans un espace intemporel
sans avant
, sans après , une mémoire vivante.

·        Avant guerre ma mère était mariée. Elle avait un bébé, une famille.
Ses parents, son mari ont étés déportés à Auschwitz et n’en sont pas revenus.
Elle s’est cachée avec son bébé, s’est fait prendre, ballotter de camp en camp. Elle n’a pas cessé de se battre, pour sauver son fils. Elle a eu la chance de pouvoir rester en France, en «
zone libre  » avec son enfant, de fuir,
de rencontrer des personnes qui l’ont cachée, aidée, aimée.

·        Après guerre, mes parents se sont rencontrés.
Tous deux originaires de la même ville de Pologne, ils s’y étaient croisés étant enfants.
Tous deux étaient des militants, des battants 
ils avaient fait le choix de venir construire leur vie d’adulte en France,
Pays des Droits de l’Homme et de la Liberté.

Tous deux partageaient des souvenirs, et bien plus de plaies que de joies 
des vestiges de leurs passés, ils ont fait un tronc commun.
De ce qui n’était plus qu’une trace sur ce bois calciné, encore fumant,
échappé des chambres à gaz, ils ont fait renaître un arbre de vie.
La branche fragile qui réussit à percer, ce fut moi.

Mais quelle pouvait bien être ma place
cette histoire de survivants,
dans cet ordre que je venais bousculer,
ou la seule religion devait être le culte des morts
des survivants ?
Mon père voulait se donner l’illusion de restituer «
corps et vie  » à sa fille déportée.
Ma mère se consacrait entièrement à «  élever  » (dans tous les sens du terme) le fils prodige, rescapé, miraculeusement épargné. Elle en a fait un
"grand" médecin.

Dans ce terreau, j’ai sauvagement poussé tant bien que mal 
première fugue à 5 ans,
pour qu’on me cherche, pour qu’on m’aime, pour sentir qu’on me désire, Moi,
pour voir si je pouvais rencontrer «
  »
quelque chose qui ressemblerait au bonheur,
aux plaisirs, aux rires et aux jeux, à toutes ces choses de la vie,
dont la simple évocation était considérée par mes parents comme indécente,
puisque irrespectueuse envers «
morts  ».
Amour partagé, très forte complicité et solidarité avec mon Grand frère,
qui pour se protéger, quitta la maison dès qu’il le put.

Brillante élève, par obligation  dès la primaire il fallait que je sois la meilleure.
Première de la classe, j’avais droit à un rapide baiser, seconde je n’existais même pas.
J’arrivais sans peine à gagner la reconnaissance de mes institutrices
mais pas celle de ma mère.
Mon père était fier de moi, parce que j’étais digne de sa fille perdue.

Quand il meurt des suites de ses blessures de guerre, je n’avais que 11 ans,
l’âge qu’avait sa fille quand elle fut exterminée.
Avais-je le droit de grandir
au-delà de cet espace du souvenir ?

Pour ma mère, ne comptait vraiment que son fils 
il incarnait le souvenir du bonheur qu’elle avait connu et qu’elle avait réussi à sauver.
Je n’incarnais moi, que les plaies à vif de la guerre.
Elle faisait de très gros efforts pour tenter de m’aimer,
pour être «
une bonne mère  », je le voyais, je le sentais.
Mais j’étais sa «blessure"
, coupable de tous les maux.
Elle ne parvenait pas à m’adresser les gestes et les mots tendres que je quêtais. J’encaissais des paroles véhiculant beaucoup de violence 
m’accusant par exemple d’avoir tué mon père en lui causant trop de soucis, ou dans ma chambre imparfaitement rangée, devant mes amis effarés,
me définissant comme une
« saloperie qui vit dans une boîte à fumier ».

Heureusement, le regard tendre et bienveillant de mon frère
renvoyait de moi une autre image.
Il était fier de sa petite sœur  je pouvais donc être, autre chose qu’un détritus.

Mai 68, la révolte gronde, et je me sens concernée en première ligne 
le monde est injuste, il peut changer, il doit changer.
Je m’investis à fond, j’y crois, je fonce,
je découvre une solidarité, une chaleur humaine que ne connaissais pas.
Je partage des jours des nuits, des semaines de bonheur et d’espérance…
…et puis tout retombe,
le soufflé se dégonfle
et je me retrouve brusquement dans une réalité insupportable.
Retourner au lycée, passer le bac, à quoi bon 
Un diplôme, un bout de papier, un faux semblant.
Ce monde là je n’en veux pas.

Première T.S., réveil en réa à Fernand Vidal, huit jours d’hôpital.
Un coup pour rien. Retour à la maison.

Quelques mois plus tard, deuxième TS,
réveil en réa, hospitalisation d’un mois en psychiatrie à l’Hôtel Dieu.
Et
, se produisent les premières rencontres  un psy attentif,
une équipe d’infirmiers chaleureux,
à peine plus âgés que moi,
des patients humains,
des échanges vrais,
des trucs de fous, des cris, des pleurs
mais surtout des éclats de rire. La Vie.
Stupeur et incompréhension de ma mère 
«Je te donne pourtant tout pour être heureuse,
je me sacrifie pour toi et tu oses me faire ça  à moi  »…
Mon frère, déjà médecin, termine alors son internat (comme par hasard, en neuropsy)  pas question de laisser prescrire des neuroleptiques à sa petite sœur  …

Mais ces infirmiers psy surtout, ils avaient osé se situer dans la
proximité thérapeutique. Ils n’ont pas eu peur de ne pas respecter la fameuse distance.
Ils n’ont même pas dû se poser la question, cela allait de soi.
Ils ont retiré la blouse, nous nous sommes rencontrés, respectés
et nous avons partagé des moments forts de convivialité.
Il y a même eu «transgression
  » puisque nous nous sommes revus plusieurs fois à
«  l’extérieur  » dans une ambiance festive.
Et ce sont eux pourtant, qui ont posé les premières pierres
d’un passage possible vers la vie.
Mise en place de la psychothérapie  épisode 1, un an.
Je peux alors envisager un A-venir, terminer mes études,
m’autoriser à trouver un travail créatif, à aimer, à vivre.
Mais si j’ai pris mes distances avec ma mère,
Elle, de son côté ne supportait pas ce
vide dans lequel elle se retrouvait,
me faisant une nouvelle fois porter, la responsabilité, la culpabilité de son mal-être.

C’était trop lourd pour mes frêles épaules,
et de nouveau j’ai craqué  bref passage par la case hôpital,
Psychothérapie  épisode 2, deux ans.

Je réussis tous les challenges que je me fixe.
Reconnaissance sociale, professionnelle, me voici maquettiste-journaliste,
avec un salaire bien plus élevé que mon mari.
N’ayant de ce côté là, plus rien à prouver,
j’aborde avec bonheur et passion
une autre étape plus complexe  devenir mère à mon tour,
avec une détermination 
je ferai une véritable place dans la vie à mon enfant et à son père.

Un an et demi après, l’édifice fragile s’effondre.
Je prends le temps de chercher de l’aide, pas au hasard, pas sur mon secteur.
Quelqu’un en qui j’ai confiance m’adresse à « Quelqu'un
»,
une interne du service de psychiatrie de l’Hôpital Louis Mourier.
J’y serai hospitalisée pendant deux mois durant lesquels je prendrai contact
avec des thérapeutes privés parisiens, et je ferai mon choix.
Mise en place de la
psychothérapie épisode 3,
qui débouche sur une psychanalyse qui durera dix ans
.

Cette longue route sera encore balisée par trois accidents de parcours
qui me permettront de tester les services de psy de la Pitié Salpétrière
où a été nommée «ma
  » psy.
J’aurai ainsi le loisir de tester un service fermé
avec des cellules individuelles et des sanitaires communs,
et un service ouvert avec un dortoir de vingt lits.
Je découvre ce que ça représente de prendre quinze kilos en deux mois,
à cause d’un traitement qu’on ne supporte pas.
Je me fais une idée plus précise dans mon corps
de ce que peut être la rencontre avec la psychiatrie.

Mais j’ai cependant, à chaque fois en face de moi, l’essentiel,
une femme qui me respecte,
qui entend ce que j’ai à dire,
qui en tient compte
et qui respecte également le travail que je mène «ailleurs
  ».
Par contre, les contacts avec ces infirmières D.E. de l’A.P.
barricadées derrière leur technicité et leur blouse,
ne m’ont laissé aucun souvenir.
La blouse blanche rendrait-elle transparent  …


Chemin faisant,
je m’aperçois que j’ai le Désir d’y aller voir, de l’autre côté de la barrière 
je passe donc le concours d’entrée et suis la formation d’I.S.P.
Je me passionne chaque jour, un peu plus, pour ce que je découvre.
Au bout des trois ans de formation, il n’est plus question pour moi d’arrêter là ma quête. Je choisis le service où je souhaite exercer
parce que la conception du soin qui y est dispensé correspond à ce que j’ai envie de faire. Et je le ferai, le plus honnêtement possible,
avec ce que je suis devenue,
en tant que soignante, mais aussi, en tant que personne.

Dans ma promo nous étions 13 au départ, 11 à l’arrivée.
5 d’entre nous allaient s’allonger sur le divan d’un psy.
Combien exercent encore en psychiatrie 
Je parierais bien que ce sont ces cinq là
qui étaient les mieux préparés à côtoyer la psychose au quotidien.
Se donner les moyens d’avoir un espace où réguler ses relations avec les patients,
où comprendre qui on est, d’où on le fait et pourquoi on le fait, ça aide.

Je n’ai jamais dissimuléparcours du combattant.
Lors de la visite médicale d’embauche,
quand j’ai dû rendre compte de mes hospitalisations
en répondant aux questionnaires d’usage,
j’ai joué la carte de l’honnêteté;
Provocation  peut-être un petit peu  ;
défi personnel sûrement.
Honnêteté envers moi-même et envers les autres, sans aucun doute.
J’ai donc passé une expertise psychiatrique avant d’obtenir ma titularisation.

Depuis, dans l’alchimie de ma relation aux patients,
je suis parfois,
peu «thérapeutique  », parfois beaucoup, et parfois pas du tout;
parfois très proche, et parfois pas;
Mais je veille à toujours respecter la place qui est la mienne 
celle que ces patients veulent bien me donner
si elle correspond à celle que je me sens capable d’occuper.
A mon sens, la seule «bonne  » distance thérapeutique,
essentielle et constitutive du soin,
a à voir avec ce que Winnicott décrivait dans son concept
de «
la mère suffisamment bonne  », mais « pas trop bonne  ».
C’est seulement dans cet espace singulier que l’on peut se rencontrer,
se confronter, d’être humain à être humain, de sujet à sujet,
ni dans le collage, ni dans la scission,
chacun occupant la place qui est la sienne avec ce qu’il est,
à un moment donné de son parcours.

Relation soigné, soignant pas si simple   
en tout cas jamais radicalement noir ou blanc !
Que l’on se barricade derrière sa blouse blanche,
qu’on enfile ses gants,
qu’on aseptise la rencontre avec le patient, et soyons-en certain
… on ne fera pas de faute … mais on aura bien du mal à entrer en relation.

En sortant de cette salle,
nombre d’entre vous me regarderont sans doute différemment 
je ne serai plus tout à fait une collègue comme les autres.
Soignée  Soignante  Quelle image je vous renvoie 

Mais tournez vers vous le miroir :
Miroir joli miroir,
De votre place de sujet soignant,
en votre âme et conscience,
quelle représentation avez-vous de vous, soignant, et des patients 
des gens, comme vous et moi 
des personnes avec qui la confrontation, la rencontre, l’échange, est possible 

S’il y a une chose dont je suis certaine,
c’est que ce n’est qu’en cherchant
en se plaçant au carrefour des possibles
qu’on s’offre une chance,
de trouver, à un certain moment,
la
"bonne" distance.
Si l’on se retranche dans une place forte
Si l’on n’est pas décidé à se risquer à échanger ,
autant passer son chemin, 
«  ça  » ne marchera pas.

Clin d’œil  A Montpellier, lors des Etats Généraux, j’animais un atelier. La psychiatre qui m’a longtemps accompagnée en animait un autre. Nous nous y sommes rencontrées, reconnues et souri. Elle m’a passé le micro, approuvant mon intervention, tout simplement satisfaite, de me revoir, à cette place.





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