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Ca se passe comme ça ...

 

Je suis né en 1622 à Thèbes. Mon père était un pauvre portefaix du Danube, ma mère était danseuse nue dans le métro. J’ai vécu toutes mes années d’enfance dans une ferme du Poitou, à Corinthe. J’y gardais outre un coq et une pendule tout un troupeau de scolopendres glaireux. Tout commença le jour où Avicenne, le médecin philosophe m’enseigna les secrets de la pierre philosophale. C’est dur d’être de la famille des Labdacides ! Pour échapper à mon destin, je me fis vagabond, va-nu-pied, pilgrim. C’est ainsi que j’appris que notre réalité était truffée de mondes parallèles, qu’il suffisait parfois d’un écart imperceptible pour changer de dimension. Et les mouches toujours me suivaient.

Circuler. Pour circuler, j’ai circulé. Je pourrais vous en raconter des histoires de voyages. Je pourrais vous montrer les diapos que j’ai prise au vol lorsque le chronobus s’arrêtait. Trois secondes par site, 24 photos par appareil. Et le développement à l’arrivée du bus à l’étape. Pas besoin de regarder, l’appareil s’en chargeait pour moi.

Diapo n° 1 : Haro sur les clandestins !

Tenez, là, c’est moi, gare du Nord, le 6 mars. Je sais, c’est un peu flou. Mais on reconnaît mon sac de voyage avec l’ordinateur et tous les livres. J’ai quitté le métro et je grimpe l’escalier pour prendre l’eurostar qui doit me mener à Calais Frethun où je dois participer à un congrès sur l’éthique et la psychiatrie. J’ai traîné avec Emmanuel, je suis à la bourre. Je vérifie que j’ai bien mon billet en poche : voiture 14 place 73. Tout est en ordre. Je cherche une machine où composter mon billet. Je cherche, je circule, je vais, je viens. Je vois un guichet, je m’y rends. Et tout à coup, je bascule dans une autre dimension. Vous êtes en droit d’être inquiet pour ma santé mentale. Vous pouvez vous demander si je n’ai pas un peu abusé des séries américaines. La vérité est ailleurs. Je ne suis pas persécuté. Je crois ne l’avoir jamais été. Mais se retrouver brusquement dans l’univers mental de Charles Pasqua, il y a de quoi perdre pied ! Et le pied chez les Labdacides, c’est aussi important qu’une fresque de Pompéï pour Freud. C’est gradivesque !

J’avance donc au guichet mon billet à la main pour le composter.

“ Vous avez votre carte d’identité ? D’après la loi, vous devez montrer vos papiers avant de monter dans ce train ! ”

Je mets mon billet entre mes dents. J’extirpe péniblement de la main gauche mon portefeuille dont je sors le premier papier officiel venu : mon permis de conduire qui date de mes années hippies. La photo montre un barbu, chevelu qui ne me ressemble plus guère. J’ai le billet entre les dents, à l’épaule le sac qui pèse le poids d’un âne mort, le portefeuille dans la main gauche, mon permis de conduire dans la main droite et trois minutes pour ne pas rater mon train. Le guichetier en uniforme s’en saisit, regarde, composte et me dit :

“ Ne le rangez pas, vous en aurez besoin côté anglais. ”

Comme je n’ai pas l’intention de traverser la manche, je remets tout dans la poche de ma veste, tout aussi péniblement. Je fais quelques mètres. Une autre guichetière m’attend :

“ Passport please ! ”

Je n’y comprends plus rien. Je suis perdu. Je cherche mon billet et je lui tends.

“ No, passport ”. Je sens que je suis suspect. Je recommence ma manœuvre, extirpe mon portefeuille, sors le premier permis de conduire venu.

“ Le passeport ! ”

Je vois le temps qui passe. Je me dis que c’est foutu que je vais rater le train. La colère commence à me gagner.

“ Je n’ai pas de passeport. Juste mon permis de conduire. ” Je sens que je vais y mettre de la mauvaise volonté.

“ Le passeport, il me faut le passeport.. ” Je vois que ça commence à s’animer autour de moi. Vous savez ces mouvements insidieux des hommes qui se rapprochent pour vous encercler comme le font parfois les infirmiers appelés en renfort. Juste avant de sauter sur le refuseur d’injection.

“ Je n’ai pas de passeport. Je suis en France, je vais en France. Aucune loi au monde ne peut m’obliger à avoir un passeport pour circuler dans mon propre pays. ”

Je sens que je prends des risques, que je me basane à vue d’œil. Je ne sais pas qui sont ces gens mais si ce sont des douaniers, ils peuvent m’obliger à vider mon sac et adieu mon train. En plus, s’ils fouillent mon portefeuille, ils vont se rendre compte que j’ai une carte d’identité et un passeport. Et du coup, je vais leur paraître terriblement suspect. Pas un flic au monde, pas un douanier ne pourrait comprendre qu’un quidam préfère perdre une demi-heure, voire rater son train plutôt que d’obtempérer lors d’un contrôle policier. Chez les Labdacides, on a un rapport complexe avec la loi. On peut avoir tué son père et avoir des principes. 

“ Ecoutez, je me rends à un Congrès Scientifique dans lequel je dois intervenir. Soit vous acceptez mon permis qui me permet d’aller de France en France, soit je quitte la France ! Et tant pis pour le Congrès, les professeurs et les centaines de personnes qui comptent sur moi. ”

Un soupir. Le temps de comprendre la subtilité de mon argumentation. La sphinge se détend et prononce les paroles fatidiques :

“  O.K., Go ! ”

Ouf ! Le train n’a pas l’air d’être parti. Je tourne à droite. Et merde ! Re-contrôle, genre aéroport ! Il faut passer le sac sur le tapis roulant qui en fait une IRM. Je passe sous le portillon qui se met évidemment à sonner. Je pose mon portefeuille, mon permis de conduire, mon billet et sors de mes poches tout ce qui y traîne de métallique : clés diverses et variées, briquet, dentier, préservatif pour Jocaste et un esquimau glacé. J’obtiens finalement le droit de faire quelques mètres supplémentaires. Je remets tout dans mes poches, range mon permis de conduire dans le dentier, garde le préservatif à la main et récupère mon sac. J’arrive à l’air libre où contre toute attente le train m’attend. Ou alors il est en retard. Devant chaque compartiment, un gros balèze, genre videur de boîte, monte la garde. Cette fois-ci pas d’embrouilles, je trouve ma place, je m’assieds et je reviens dans la réalité.

Je ne suis pas complètement en dehors de tout, la télé me regarde et me donne quelques informations. Je sais que tout ce déploiement policier a pour but de dépister les clandestins qui risqueraient de déferler sur le riant pays du travailliste Blair. Mais n’empêche, je ne savais pas que la frontière franco-anglaise passait Gare du Nord.

Installé le soir au restaurant avec les éminents psychiatres et professeurs qui m’accueillent, je livre mes impressions de voyage. Pop ! Je change encore de dimension. Un déploiement policier ? Big Brother à Calais ? Non, non. J’ai la sensation de débarquer de la Lune pour m’étonner ainsi. Dans cette mésaventure, il n’y a rien que du naturel, du normal. Il n’y a rien à voir. Circulez, oui, mais les papiers à la main pour que l’on puisse contrôler, évaluer. Il n’y a pas de place pour les circuleurs clandestins. Nous, on n’a rien vu, on n’est au courant de rien. Elles sont pénibles ces mouches !

Circulez, y’a rien à voir !

Diapo n° 2 : la psychiatrie est politique !

Là, le barbu, c’est moi à Auxerre en 1974. Je fais partie des 400 infirmiers qui ont investi le 72ème Congrès de psychiatrie et de neurologie. Le Dr Gérardin devait présenter un rapport sur “ Rôle et formation du personnel psychiatrique ”. Après 10 minutes de lecture de ce rapport général, les infirmiers ont fait irruption dans la salle de Congrès, estimant qu’il leur appartenait de présenter eux-mêmes le produit d’une réflexion de deux ans sur leur rôle et leur formation. Attention pour les tièdes, les j’veux pas d’ennui avec la hiérarchie, on va changer de dimension. La lecture de ce travail collectif par Maurice Lababsa, va faire scandale.

“ Nous avons très peu de temps, nous serons brefs mais fermes.

Vous n’ignorez peut-être pas que dans vos services, vos hôpitaux, vos secteurs, tout va vraiment mal ! Si vous l’ignorez, nous sommes venus vous le dire. Mais ni en juges, ni en accusateurs, car nous sommes censés faire ensemble la psychiatrie, cependant, pouvez-vous dire que nous soyons témoins de la même psychiatrie ?

Nous disons non !

Parce que ce n’est sûrement pas votre position privilégiée de techniciens qui va nous permettre de négliger notre position d’observateurs privilégiés, car nous pouvons légitimement nous proclamer observateurs-acteurs de la folie, dans les basses fosses de ces asiles.

La psychiatrie est-elle devenue ou est-elle encore le champ clos de toutes les expérimentations possibles ? On pensait qu’en matière de concentration humaine la dernière guerre avait tout résolu .. pas du tout ! Il existe moins de centres d’accueil, mais l’affluence y est multipliée, c’est-à-dire qu’on ne trouve plus deux malades par paillasse, mais on fait la queue au dispensaire, lequel dispensaire constitue un des sommets du triangle qu’il forme avec le bistrot et le commissariat, comme quoi il existe aussi une forme de formation continue pour le malade mental.

Mais on n’est pas là pour tenir un discours sociologique, on voudrait plutôt, dites donc, vous demander ce que signifie pour vous ces noces de réunions, causeries et granguignolades égalitaires, utilitaires, humanisantes et psychologisantes que vous nommez psychothérapie institutionnelle. Comme ça n’a pas l’air de bien fonctionner, et que le malade en est absent, sinon comme support secondaire d’un discours reflet de l’idéologie dominante, on aurait tendance à penser que vous êtes le miroir de cette idéologie alors que vous êtes une corporation d’autruches.

Ceci n’a rien d’une accusation, c’est un rappel du fait établi que la hiérarchie, ça existe, ça fonctionne, et par conséquent vous n’êtes pas plus que nous, maîtres de votre pratique. On vous utilise. Et finalement la hiérarchie, étant celle d’une idéologie du pouvoir et de l’argent, vous êtes comme nous victimes d’intérêts qui vous dépassent et d’opérations qui vous échappent, on vous fait jouer un rôle de contremaître vis-à-vis des infirmiers.

Nul doute que certains d’entre vous, et même d’entre nous se complaisent à être ainsi utilisés ; on les paie pour être efficaces. Quand on jette un coup d’œil sur votre fiche de paie, on peut se demander jusqu’où on irait et avec qui pour un tel prix. Mais tel est pris qui croyait prendre. ...

Il ne faut pas se mettre martel en tête, nous ne sommes pas ici non plus pour parler de la misère. Mais quelle misère ? Nous on dit : c’est la merde, C’est vraiment la merde ! La gentille petite merde quotidienne. Cette merde, les pouvoirs publics (vous voyez que nous ne nous trompons pas d’ennemi, à moins que ce soit vos amis). Cette merde, chaque jour les pouvoirs publics la cautionnent.

La misère ? Quelle misère ?

La misère financière, basse politique que d’en parler, les fous ne sont pas des travailleurs, tout au moins, on ne dit pas que c’est l’appareil de production qui les a brisés, disons alors qu’on répare leur force de travail. En termes psychiatriques, on dit qu’on les réinsère. Mais réinsérés ou pas, les fous ont cotisé à la sécurité sociale. Que fait-on s’il leur arrive d’être foutus ? On les fait travailler pour trente francs par mois, ça s’appelle l’ergothérapie ou le CAT. Et passons sur ceux qui les font travailler chez eux et pour rien !

Quelle misère ? On peut parler de la misère matérielle, tout de même ça, tout le monde le dit, mais c’est difficile de parler de la misère dans le désert. Et pourtant. Mais on parle des fous, c’est notre rôle il est vrai, mais le sujet de ce congrès, c’est le rôle et la formation de l’infirmier.

Quant à la formation, on aimerait savoir, nous, pourquoi elle est si médicalisée, à tel point qu’elle devient inutile, mensongère, en dehors de tout contexte social, et tellement sortie de tout contexte, de toute intelligence sociale, que ce n’est même pas nous les principaux intéressés, qui la faisons. C’est un comble ! ... Et voilà comment le “ client ” du médecin ou de l’infirmier, qui était à l’origine un monsieur Untel, habitant Sarcelles, marié, cinq enfants et travaillant comme manœuvre, voilà comment un homme devient pour nous, je cite : “ un alcoolique dangereux capable de cogner sur sa femme et sa concierge ” C’est tout le bénéfice des années de formation. C’est aussi la réalité vécue chaque jour. ” Abrégeons, mon temps aussi est compté !

Circulez, il n’y a toujours rien à voir ! Le SDF a remplacé l’ouvrier de Sarcelles, mais qui a remplacé ces infirmiers couillus qui appelaient un chat un chat ? Il faut circulez, de l’intra au CMP, circulez, ne pas s’arrêter pour penser, comme en 40. Mais là je prends des risques. Il y a des choses sacrées sur lesquelles on ne doit pas provoquer. Et les mouches, toujours les mouches. Et Laïos qui ne revient pas.

Circulez, y’a rien à voir !

L’injonction est policière. Il faut circuler, passer son chemin, ne pas s’arrêter, ne pas s’attrouper. Zapper. Et sinon, t’as tes papiers, connard ! Le vouvoiement devient tutoiement, comme à l’hôpital psychiatrique. Et les ennuis commencent : recueil de données, analyse des données, diagnostic policier, plan de soin, évaluation.

Circulez y’a rien à voir !

Diapo n° 3 : Malheur à qui défrise le consensus !

Là, c’est moi dans un Centre Hospitalier, il y a quelques mois. Je ne peux pas vous en donner le nom parce que vous le reconnaîtriez, et comme il y a eu un conseil de discipline, et comme ce que je vais raconter, c’est pas joli, je ne veux pas d’ennui. Circuler, je veux continuer à circuler et à ne rien voir. Pour rester dans la même dimension, pour faire comme si. Toute ressemblance avec des faits réels ne saurait être fortuite.

Dans l’imaginaire infirmier, la voiture de secteur a remplacé les clés. Les clés ferment, bloquent la circulation, la voiture relie. Même s’il faut une clé pour la démarrer. La voiture est circulation. Dans ce CHS, on ne saurait faire trois pas sans prendre une voiture de secteur, une des ces 4.L. qui stationnent devant chaque unité et qui signifie “ asile ” dans tout le département.

Il est 19 heures. Les soignants sortent du self. Le self dans ce CHS est un lieu convivial que certains soignants viennent surveiller/garder/pacifier. Evidemment, Désirée y est venue en 4 L. Sa mission de surveillance remplie, elle s’apprête à regagner son unité de la même façon. Martine l’accompagne, pour papoter peut-être, par convivialité sûrement. Jean-Claude, un de ces patients que de longues années d’hospitalisation ont transformé en chronique demande à rentrer dans son unité en voiture. Que se passe-t-il dans la tête de Désirée ? Je ne sais pas. Je n’y étais pas. Je ne sais d’ailleurs même pas à quoi elle ressemble. Toujours est-il qu’elle démarre la voiture en trombe et essaie d’écraser Jean-Claude. Je ne vous raconterai pas les détails, je n’y étais pas. Martine intervient et sauve Jean-Claude. Elle rentre dans son unité en larmes, bouleversée de ce qu’elle vient de voir. Gilles, un cadre-infirmier supérieur voit la scène d’un peu plus loin. Lui aussi est bouleversé. Gilles et Martine sont atteints. Ils ne peuvent plus circuler. Ils ont vu. S’ils ne font rien, s’ils considèrent cela comme normal, c’est l’ensemble de leur valeurs professionnelles et humaines qui n’a plus de sens.  S’ils restent là, à porter ce qui est encore un secret, ils sont morts. Ca va les bouffer, ça va enfler, ça va les faire crever. L’un et l’autre décident qu’ils ne peuvent être complices et rédigent un rapport adressé à la direction. Et là, tout commence, le voile se déchire. Cela peut bien faire cinquante ans à eux deux qu’ils travaillent là, cela ne compte pas. Un univers qu’ils ne connaissaient pas se réveille à eux. L’institution qui laisse Désirée déconner comme bon lui semble, l’institution qui ferme les yeux sur ses violences verbales ou physiques régulières ne peut plus faire comme s’il n’y avait rien à voir. Vingt ans de consensus, vingt ans d’omerta sont là détruits par deux feuilles de papier de format A4. Les différents pouvoirs vont se réunir pour faire payer leur témoignage à Gilles et à Martine. Suspicion a priori du témoignage de l’un et de l’autre, coups de fil anonymes nocturnes, pressions médicales, administratives, menaces tout va être bon pour les déstabiliser. Ils ont vu, ils n’ont pas circulé. Leurs yeux se sont ouverts et c’est au réel de la vie institutionnelle qu’ils sont confrontés. Ils ont changé de dimension. Ils sont précipités dans un cauchemar. Heureusement que la position hiérarchique de l’un interdit de jeter au panier les deux témoignages. On ne peut attaquer l’infirmière sans attaquer le cadre-infirmier supérieur. J’en connais d’autres ailleurs qui ont payé leur courage d’une mise au placard dans un bureau insalubre. Toutes les petites lâchetés des uns et des autres, tous les petits accommodements avec la merde institutionnelle apparaissent au grand jour. C’est insupportable et ça réagit. Il faut arrêter l’hémorragie. Si chacun se positionne d’une façon éthique, c’est l’institution et son fonctionnement qui est en cause. Il faut faire payer ceux qui témoignent. Et cher. Pour dissuader tous ceux qui le voudraient de les imiter. Et on parlera de qualité de soins, de constellation transférentielle, de transfert, de régulation. Tous ces concepts deviennent des boniments de foire à n'être étayé que sur du vent. Dans une autre unité, c’est un infirmier violent que l’on protège depuis vingt ans. “ Oui, il passe un peu les bornes. Oui, il lui arrive de brutaliser quelques patients, mais il a de graves difficultés personnelles. ” On se tient tous par les couilles. Et le silence des uns fait prospérer les autres. Il faut colmater les brèches. Et tant pis, si les mouches sont de plus en plus nombreuses lors des réunions institutionnelles. Que rien ne se sache. Ce qu’il faut de courage pour témoigner, ce qu’il faut de courage pour résister. Gilles et Martine. Martine et Gilles. Ils pourraient s’appeler Gabriel et Pascale. Ils sont nombreux ces soignants qui refusent de passer, qui résistent, qui persistent à proclamer partout et toujours qu’il y a des valeurs qui nous engagent. Ils sont l’honneur de notre discipline. Mais malheur à ceux par qui le scandale arrive. Martine a dû s’arrêter en maladie pour souffler. Pendant ce temps, Désirée, même pas mise à pied continuait à sévir. Enfin, il y eut un conseil de discipline qui condamna Désirée à un jour de suspension professionnelle. A quoi bon ? A quoi bon persister à vouloir être soignants ? A quoi bon participer aux réunions ? A quoi bon se remettre en cause ? A quoi bon vouloir être respectueux de cet autre qu’est le patient ? Dans ce CHS, c’est Martine et Gilles qui ont été stigmatisés. Dans ce CHS, c’est le soin que l’on a assassiné. Jean-Claude ? Oublié, volatilisé.

La violence est la norme. On peut bien proposer des formations sur la gestion de la violence, autant pisser dans un violon.

Circulez, y’a rien à voir. Mais attention, faut bien fermer les yeux, bien se boucher les oreilles. Et surtout, surtout, il faut bien fermer sa gueule !

Circulez, y’a rien à voir. Le mieux pour être tranquilles, infirmiers, anonymes, peinards, c’est encore de se crever les yeux. Comme œdipe ! Y’a bien quelques mouches qui viennent vous persécuter, c’est un peu plus compliqué pour circuler, mais c’est moins dangereux ! Antigone ! Antigone !

Diapo n° 4 : Formatage du regard

Là, c’est moi, devant l’hôpital Georges Pompidou, le plus moderne d’Europe. Dès que vous avez des toilettes de bouchées, la presse en parle, en fait des gorges chaudes. Mais à Toulouse, un hôpital est détruit, des patients en hospitalisation sous contrainte sont déportés jusqu’à 250 km de leur domicile, des pétitions discriminatoires qui rappellent les plus beaux jours de “ Je suis partout ” circulent. Tout le monde s’en fout. L’information est libérée, désenchaînée, mondialisée, figarée. Peu importe le nom du journal, il n’y a décidément rien à voir. Les mouches sont de plus en plus envahissantes. J’ai une Antigone qui ne cesse de me hurler aux oreilles que je dois me taire. Et l’on dira, on ne savait pas, comme en quarante cinq, comme lorsque l’on s’est rendu compte qu’au moins 40 000 malades mentaux étaient morts de faim et de mauvais traitements. Circulez, y’a rien à voir, rien à comprendre !

Plus de diapo : des touristes !

Et là, il n’y a plus de diapo. Je ne suis plus là. Je ne circule plus. Je me pose, loin de Thèbes et moderne Tirésias je me fais Pythie.

Nous sommes devenus ce que dénonçait Jean-Pierre Vérot en 1974 : Nous avons “ une valeur importante : l’ordre ; et pas forcément un ordre de marche, mais plutôt de tranquillité ; le fameux “ pourvu que ça s’arrange ” est bien connu. Tout va bien s’il n’y a pas de bruit. ” Nous sommes devenus des hommes qui ont peur, peur des luttes, peur de ce qui viendra à l’encontre de nos prévisions, de nos protocoles, peur du visage changeant de l’homme. Nous ne voulons plus prendre de risque. Nous voulons être assuré. Nous voulons la garantie, la sécurité, la régularité. Nous donnons notre respect à tout ce qui assure le visage extérieur de l’ordre : la police, l’armée, l’étiquette, la discrétion. Le monde sensible ne nous intéresse plus. Nous tenons aux choses, celles qui se rangent, qui se classent, peu importent qu’elles soient utiles ou non. Nous sommes devenus des hommes rangés. Nous avons perdu l’amour. Nous ne croyons pas aux événements, nous ne croyons pas aux folies. Nous ne croyons plus aux hommes. Nous ne tenons plus qu’au possessif : ma femme, ma voiture, ma maison, mes malades, mes infirmiers, mon service. Nous ne tenons plus qu’à ce que nous possédons qui nous possède. Nous ignorons tout de la souffrance du pauvre, du révolté, du sans domicile fixe, ce chemin que tant de gens expérimentent chaque jour. Que savons-nous de la laideur, de la mort, de la solitude ?

Rien, nous circulons, les yeux fermés. Nous ne sommes plus au monde. Nous n’habitons plus nulle part. Plus rien ne nous concerne. Plus aucun combat ne nous stimule.

Circulez, y’a rien à voir. Y’aura plus jamais rien à voir dans un monde où le soin s’effectue au Mac Drive, en voiture. Vous annoncez vos symptômes à l’infirmier ou au médecin du SAU. Vous roulez un peu, on vous remet l’ordonnance, le nom de la maladie et les médicaments à un autre guichet. On pourrait vous opérer dans votre voiture, on le ferait. D’ailleurs, j’ai vu des gens venir aux Urgences à et laisser leur voiture garée en double file avec les warnings. Vous payez la consultation à un troisième guichet. Circulez, y’en a d’autres qui attendent. N’oubliez pas le gadget pour le petit dernier ! Et si vous trépassez, de toute façon, les voitures ne sont que des corbillards. On vous enterrera dans un cimetière de voitures, chez un ferrailleur. Au con pressé, la compression.

Le Mac Donald est devenu le modèle de référence de l’hôpital. On n’entre plus, on ne sort plus, on circule entre des guichets sans sortir de sa voiture. La gestion du personnel ? Pareil. Comme au Mac Do, avec l’employé du mois et la RTT. Les soins ? Y’a des protocoles. Le protocole big mac, le protocole chicken mac nuggets. Vous pouvez choisir la sauce. Tout est clean, conforme aux normes ISO, pas de maladies nosocomiales. Circulez, y’a rien à voir, juste à consommer et à payer. En euro s’il vous plaît.

Mais attention, si vous prenez l’avion, des terroristes, de temps en temps, préfèrent s’écraser contre des tours jumelles plutôt que de circuler et de consommer.

Je suis né en 1100 à Jérusalem. Mon père était un croisé, un de ces anonymes qui suivirent Godefroy de Bouillon, ma mère était chanteuse de raï à la cour de Saladin. J’ai vécu toutes mes années d’enfance dans l’opulence d’un bordel pour académiciens. Tout commence et recommence constamment. Je ne circule plus, c’est fini. Je me pose et j’observe. J’écoute et j’essaie de comprendre. Je sors mon luth et compose des sérénades pour les andalouses que la mémoire de la guerre d’Espagne n’a pas quitté.

 

Dominique Friard.

 

 

Paris, 2002
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