Retour à l'accueil


Retour aux compte-rendus

Résister !

 

Invités par l’Association des Groupes d’Intervention en Défense de Droits en Santé Mentale au Québec (A.G.I.D.D-S.M.Q.), Marie Rajablat et moi-même avons visité l’hôpital Douglas. Nous reparlerons plus longuement pour serpsy de cette visite. L’infirmier-chef de l’unité de soins intensifs, un homme bien, soucieux de modifier les pratiques nous a présenté une nouvelle forme de camisole : " l’argentino suit " fabriqué par un cordonnier local du nom d’Argentino. Il s’agit d’un juste-au-corps qui se présente comme un filet dans lequel on attache le patient sur le ventre, jambes écartées, avec une fermeture éclair. Il s’agirait d’un progrès. Le patient n’y resterait théoriquement pas plus de deux heures. Marie Rajablat a essayé cet " argentino suit " que je traduirais par le " costume argentin ". Elle s’est sentie vulnérable, offerte à tous. Elle s’est demandée ce que devait ressentir une personne victime d’abus sexuel ainsi attachée. Autour de cette visite, des réactions des différents visiteurs étrangers, et du psychodrame jouée par Marie, une campagne de presse est en train de naître au Québec pour supprimer cette camisole nouveau modèle. Le texte présenté ici l’a été dans ce contexte. Il a suscité de nombreuses réactions dans le public nombreux qui l’a écouté. Réactions de sympathie des usagers, victimes de cet attachement sans limite des soignants pour eux, réactions de culpabilité des soignants qui en sont réduits à attacher les patients, réactions d’incrédulité de certains psychiatres qui ne peuvent même pas penser qu’on puisse soigner sans attacher.

Résister !

Ceci n’est pas une passoire, c’est la dernière invention française de gestion des émotions. C’est un " friardo suit ". Le soignant revêt son masque qu’il pose sur son visage. Ce dispositif arrête les émotions du soignant et les empêche de contaminer le patient/client. Parallèlement, les émotions ressenties par le patient/client viennent buter contre le masque et ne menacent ainsi pas l’harmonie interne du soignant. Il vaut mieux revêtir ce masque hideux, cette passoire inversée qu’attacher ces autres nous-mêmes que sont les patients/clients que nous accueillons.

Bon, c’est un joke un peu niaiseux. Le " friardo suit " n’est qu’une passoire de la même façon que " l’argentino suit " n’est qu’un gadget sado-masochiste acheté chez Maîtresse Jeanne, rue Saint-Denis.

Je vous ai amené une passoire parce que je travaille dans une unité " passoire " et que j’en suis fier.

" Passoire ", quel drôle de nom pour une unité d’entrée !

" Cette unité est une passoire ", avait dit notre médecin-chef. Il voulait nous signifier que l’unité était un vrai moulin, que les patients en sortaient comme ils voulaient, qu’il fallait resserrer la surveillance, et toutes ces sortes de choses.

Fuck off. Nous, nous résistons.

Une passoire au football (au soccer), c’est un gardien de but qui laisse entrer tous les tirs dans sa cage. C’est ce que nous faisons.

Il est vrai que l’accueil chez nous n’est pas un vain mot. Les portes de l’unité sont ouvertes et nous laissons entrer tous ceux qui ont besoin d’y passer. Passer, c’est selon le dictionnaire, se déplacer d’un mouvement continu (par rapport à un lieu fixe, à un observateur). Si l’unité est un lieu fixe, elle est aussi un lieu de passage. Si les soignants sont des observateurs, ils sont aussi des passeurs. L’hospitalisation est un moment de la trajectoire de ces passagers que sont les patients. Passer, c’est être momentanément à un endroit, mais en restant en mouvement. Etre hospitalisé, c’est passer d’un état à un autre, de l’état de personne qui subit sa maladie à celui de personne qui la dépasse qui devient ou redevient acteur et metteur en scène de sa vie. C’est passer d’un plan de réalité à un autre. Passer induit le mouvement et la temporalité, c’est le contraire de la stase, de la chronicisation où plus aucun mouvement n’est possible et où la temporalité disparaît.

Vous l’aurez compris l’unité où je travaille n’est pas une cage.

Vous l’aurez compris, nous sommes des soignants résistants, des microbes qui résistent à ces nouveaux antibiotiques que sont la psychiatrie rentable, l’hôpital géré comme une entreprise, le DSM 3, 4, 5 et 12, l’accréditation qui édicte des normes et qui oublie l’homme.

Une passoire, c’est un récipient percé de trous utilisé pour égoutter des aliments, pour en extraire l’essence et pour filtrer sommairement des liquides. Avant l’égouttage, la matière est un magma indifférencié ; par le crible de la passoire, liquide et solide se séparent et sont prêts à subir d’autres transformations. Le passager patient/client arrive avec son cortège de maux : son délire, ses hallucinations et les troubles du comportements qu’ils provoquent, mais aussi sa capacité d’adaptation, ce qu’il essaie de recréer de cohérent dans un monde qui se délite en lui et autour de lui. La passoire qu’est l’unité va permettre d’opérer une nouvelle synthèse entre réel, imaginaire et symbolique. Elle va garder ce qu’il ne peut supporter, ce qu’il projette sur l’extérieur, le plus gros de la persécution, elle va laisser passer ce qui fait sens, ce qui favorise la vie. La passoire est un filtre où ce qui l’intoxique va être transformé en quelque chose d’autre, d’acceptable par lui.

Nous résistons, ensemble, soignants et soignés contre une vie sans émotion, robotisée, aseptisée, déesse-aime-quatrisée.

Utilisée en laiterie ou en fromagerie, la passoire sert à séparer du lait les matières étrangères qui pourraient s’y être introduites. Elle sert en quelque sorte à purifier le lait. C’est à une opération de cet ordre que nous invitons le patient/client à se livrer. Grâce à la qualité de la relation soignant/soigné établie dans un lieu de passage où le temps n’est pas aboli, il va pouvoir investir des soignants, s’identifier à eux, leur substituer une image maternelle ou paternelle, et à partir de là jouer, rejouer et déjouer ses difficultés psychiques.

Résister pour nous c’est cela. C’est accueillir ces émotions brutes, les accepter, ne pas en être détruits pour que celui qui les exprime apprenne à en jouer et qu’il puisse ainsi trouver sa petite musique à lui.

Une passoire, c’est l’instrument le plus simple par lequel deux états de la matière, solide et liquide, peuvent être séparés avant d’être bonifiés. C’est l’ustensile par lequel nous sommes soignants.

Nous sommes en guerre. L’ennemi, c’est le repli sur soi, la volonté de tout contrôler, la volonté de mettre chacun dans des petites cases où il serait tranquille, prisonnier, peinard mais psychiquement mort. L’ennemi, c’est la mort de la pensée.

Fermer les portes, filtrer les entrées et donc les sorties, isoler serait arrêter le mouvement.

Laissons là la métaphore et notons le paradoxe qui est mien d’être reconnu comme un des spécialistes de l’isolement et de travailler depuis un peu plus d’un an dans une unité dont les portes sont ouvertes et qui est dépourvue de chambres d’isolement.

Notre unité est ouverte. Vous pouvez donc en franchir le seuil et poursuivre vos déambulations dans le parc, voire même en sortir. Certains le font. Mais c’est parce qu’ils le font, et qu’ils savent qu’ils peuvent le faire qu’ils reviennent. Ils fuguent. Et alors ? Combien de fois a fugué Michel que j’ai accompagné jeudi au tribunal : dix, quinze, vingt ? N’empêche que lorsqu’il a voulu se préparer pour affronter son jugement, il a demandé à être hospitalisé et a commencé à travailler sur son vécu avec l’équipe. Lui, il aimerait vivre en anesthésie perpétuelle. Il aime ce sentiment de glissement qui s’empare de lui quand l’anesthésiste parle et que brusquement la parole s’estompe. Là, il est bien. Il m’explique comment il en est arrivé là, pourquoi il s’enfonce des aiguilles dans la peau, et comment il dérobe de l’argent pour se payer de quoi se laisser aller à ce sentiment de glissement. C’est de confiance qu’il s’agit. Ma question, ce n’est pas comment contenir, surveiller Michel mais comment tisser de la relation, comment lui permettre d’avoir confiance en nous, comment lui permettre de vagabonder sa vie d’une façon qui soit à la fois satisfaisante pour lui et le plus possible conforme aux normes sociales.

Donc, notre unité est ouverte et parfois certains s’en vont.

Evidemment, ça fait hurler le maire de la ville, le préfet des Hautes-Alpes et par contre-coup notre médecin-chef. Qu’ils râlent ! Nous resterons un lieu ouvert. Nous continuerons à accompagner nos entrants à Gap à l’atelier thérapeutique. Nous poursuivrons notre travail d’atelier écriture avec la Maison des Jeunes de la ville. Nous tenons à ce mélange gens de la ville/patients/soignants. Je continuerai à rendre visite à ceux qui m’invite. Mon job, c’est infirmier de secteur psychiatrique. Ca veut dire que mon champ d’action, de rencontres, de déambulation, c’est la communauté. Pas l’hôpital. Les patients/clients, je les rencontre aussi en faisant mon marché, en allant à la pharmacie. Mais si je les attachais, ils me casseraient la gueule ! On me montrerait du doigt.

" Eh peuchère ! C’est l’infirmier qui ligote ! C’est l’enfermeur ! "

Tout cela est le dispositif de soin que nous avons créé, que nous faisons vivre. Tel quel, il est imparfait. Il est à notre image, il nous ressemble. Chaque un de nous, soignant comme soigné peut s’en dire l’inventeur.

Donc, comment éviter d’isoler ? En fait, je n’en sais rien. Quand je m’interroge sur comment on fait, je ne trouve pas de réponse. J’ai la sensation que tout ce que nous faisons contribue à éviter d’isoler. Que j’oublie un détail et rien ne fonctionne. En fait, ce serait une affaire de détails qui pris " isolément " sont insignifiants mais qui reliés les uns aux autres font la différence. C’est un travail constant sur soi, sur la relation avec les collègues, sur la relation soignant/soigné. Il s’agit constamment de lier, relier, rassembler et penser. Autour de cette idée, j’avais préparé un texte. Un texte long d’une quarantaine de minutes. J’y expliquais non pas des alternatives à l’isolement mais notre façon de construire le soin. Penser des alternatives, c’est encore admettre que l’isolement et la contention ont droit de cité. Non, j’y expliquais comment à l’hôpital de Laragne, nous nous organisons pour soigner. Pour soigner, ça veut dire comment nous nous organisons pour aller à la rencontre de l’autre, c’est-à-dire à votre rencontre. Paul Morin, l’organisateur, m’a dit que je ne disposais que de vingt minutes. Je ne couperais pas mon texte. Je ne fais pas de la psychiatrie fast food. Je prends mon temps ou je ne fais rien. Je ne vous raconterais donc pas comment nous nous organisons pour ne pas isoler. Je laisserai le texte à Paul Morin et vous pourrez le lire avec lui. J’ai donc écrit autre chose.

Cinq grands principes guident ma réflexion sur l’agressivité et la violence :

1er principe : L’agressivité et la violence sont des comportements normaux. Il n’existe pas d’institution sans agressivité, ni violence, ce qui peut être pathologique, et de ce point de vue, c’est une question adressée à l’institution, c’est la fréquence de ces comportements.

2e principe : De tout ce qu’un soignant peut être conduit à faire à un soigné, la maîtrise de l’agressivité et de la violence est l’intervention la plus complexe à gérer, celle qui implique le plus le soignant et pourtant c’est celle pour laquelle il est le moins formé.

3e principe : Soin et mise à l’index s’excluent mutuellement. Ce n’est qu’en rompant l'isolement, qu'en établissant un dialogue avec un patient considéré comme sujet, qu'on peut lui permettre de se soigner.

4e principe : La Mise en Chambre d’Isolement ne saurait donc être considérée comme une mesure thérapeutique. Elle est la manifestation d’une limite, d’un intolérable, d’un insupportable. Elle est une privation de liberté rendue nécessaire par notre impossibilité à gérer l’état du patient et la sécurité de l’environnement humain.

5ème principe : Il n’est pas possible de limiter ces comportements violents et les réponses destructrices qui leur sont parfois opposées sans effectuer un travail collectif sur le fonctionnement de l’institution.

Le travail des institutions c’est d’aider les soignants, de leur permettre d’aller à la rencontre de celui qui souffre, de faciliter un apprivoisement réciproque, ce n’est pas d’inventer des cages, des camisoles, des argentino suit. Le progrès ce serait des hôpitaux ouverts où l’on viendrait parce que l’on a établi une relation de confiance avec des soignants. Lorsque Amélie vient me voir à Laragne, c’est parce qu’elle a confiance en moi, qu’elle sait qu’elle peut déposer là dans cet espace que nous avons aménagé ensemble une partie de ce qui la préoccupe. Elle sait que je l’écouterais, elle sait que je porte une partie de son histoire, les poèmes qu’elle a écrit, son retour à domicile, sa colère lorsque cet abruti de fonctionnaire à refusé de lui accorder une pension, comment j’ai contenu sa violence, comment je l’ai amené à la contenir elle-même, sa difficulté à me dire qu’elle est amoureuse de moi, comment nous avons travaillé autour de ce transfert, comme elle a pu faire des liens avec son père mort, comment elle a pu énoncer le manque de ce père, sa culpabilité vis-à-vis de cette mort. Lorsque Amélie vient me voir à Laragne, c’est parce qu’elle sait que je suis un soignant, pas un geôlier.

Et c’est grâce à Amélie, mais aussi à Michel qui me dicte le roman de sa vie, à Colette dont je suis le psychothérapeute " spaghetti " que je suis soignant.

S’il est relativement facile d’enfermer le patient dont l’agressivité ou la violence posent problème, de pratiquer des ECT à la chaîne, de prescrire des neuroleptiques à la louche, il est plus difficile de maintenir une atmosphère qui soit à la fois vivante et soignante, contenante et accueillante. Cette volonté d’ouverture est pour nous une exigence de tous les instants qui implique un dispositif institutionnel clairement repéré et conçu pour accompagner des soignants confrontés à la violence, au passage à l’acte, à l’immobilisme, à l’activisme, à l’échec et à la culpabilité qui en découle parfois, sans autres outils qu’eux-mêmes et leur capacité à penser le soin.

L’enjeu est de taille, il s’agit de proposer des soins ouverts sur la vie, sur la communauté. Il s’agit d’éviter de briser les liens noués par le patient avec un environnement, avec un entourage dont les possibilités de soutien ont été momentanément ébranlées. Lorsque M. Dugarry entre dans l’unité, tout agité qu’il soit, nous rencontrons sa mère qui l’accompagne et dès l’entrée, nous essayons d’établir une relation de qualité avec elle. Lorsque le lendemain soir, son père qui est en déplacement et vit séparé de son épouse nous téléphone et nous demande s’il lui serait possible de venir voir son fils le matin alors que les horaires de visite sont de 13 heures à 20 heures, nous acquiesçons. Avec l’un comme avec l’autre, nous posons qu’il faudra un suivi. La mère veut placer son fils contre son gré dans un centre de post-cure. Nous insistons sans vraiment le connaître pour que sa volonté à lui soit respectée. M. Dugarry a des parents présents auprès de lui, peut-être trop, qui se rassemblent autour de lui, peut-être uniquement pour lui. Des hypothèses naissent dans notre esprit. Tout un travail de pensée qui va conditionner notre prise en charge. Certaines hypothèses seront confirmées, d’autres non. Dans tous les cas, nous essaierons de collaborer avec la famille de M. Dugarry.

Chez d’autres patients, dont le nombre va sans cesse grandissant, les liens ont été tellement distendus, disloqués que plus rien ne tient, et que toute perspective de relation leur est une violence insupportable. Il s’agit alors de leur rendre supportable l’hospitalisation et la dépendance à l’autre qu’elle implique, de les amener à nouer progressivement des relations tolérables avec des soignants, puis enfin, mais là n’est pas le plus simple, de les aider à accepter la séparation. Ces patients tendent à attaquer constamment le cadre de soin. Les sorties sans autorisation, les ruptures de soins, les prises de toxiques, les tentatives de suicide, les automutilations, les réactions agressives ou violentes sont alors nombreuses. Il nous faudra cependant nouer avec chacun une relation significative qui l’amène à investir le lieu, puis certains soignants, puis d’autres. Il nous faudra leur permettre de se délester de ce qui les rend malade et enfin les aider à se séparer de nous en ayant acquis une meilleure compréhension d’eux-mêmes et une capacité plus grande à supporter la solitude. Il s’agit là d’un projet global adaptable à de nombreux patients. Supporter d’être seul, affronter la vie, le monde qui résiste, qui s’oppose à nos désirs, donner du sens à notre existence, ce sont là des tâches humaines auxquelles chaque un de nous, soignant comme soigné est confronté. C’est ce qui nous rassemble, c’est ce qui nous oppose parfois, c’est autour de cela que nous pouvons nous rencontrer.

La toxicomanie de M. Dugarry, ses passages à l’acte lors des prises de toxique ou ce qui est décrit par sa mère comme une réaction au manque masquent peut-être une entrée dans la schizophrénie. Nous serons peut-être confrontés à des passages à l’acte auto-agressifs, à une mise en échec de nos soins, des traitements proposés. Nous serons ainsi soumis à rude épreuve. Un dispositif institutionnel qui nous enveloppe, qui nous permette d’élaborer à partir de nos contre-attitude inévitables apparaît alors comme indispensable. Il me faut un endroit où déposer mon agressivité où dire que j’en ai marre de me faire insulter par Thierry, que des fois j’ai envie de lui casser la figure. Il me faut un endroit où cette parole puisse être entendue. Et c’est parce que je pourrais me débarrasser de cette contre-agressivité qu’il provoque en moi que je pourrais rester soignant. Comment pourrais-je lui apprendre à gérer ses émotions si celles-ci me déstabilisent, si je suis incapable de gérer les miennes au point de l’enfermer, de lui interdire toute manifestation d’agressivité.

Une unité ouverte est une unité où les soignants sont ouverts, où ils ne sont pas enfermés dans les murs de l’hôpital ou de leur unité. Certains d’entre nous ont un temps de détachement sur d’autres structures, ainsi l’unité d’hospitalisation n’est pas leur seul lieu d’investissement soignant. Delphine participe aux réunions de l’association d’entraide, Nathalie travaille au Centre d’Accueil et de Crise situé dans la ville de Gap. Alain et Christian animent l’atelier thérapeutique, chacun deux jours par semaine. Geneviève, le cadre-infirmier fait partie de la cellule d’accompagnement post-traumatique. Il n’est pas nécessaire que ce temps soit supérieur à deux ou trois heures par semaine. Ces soignants constituent ainsi un lien naturel entre dedans et dehors. La relation établie par M. Dugarry avec un ou des soignants repérés par lui comme référent, pourra être ainsi un moteur d’intégration.

Isoler ce n’est pas soigner, c’est enfermer.

Il ne faut pas demander l’humanisation de la contention, de l’isolement, il faut exiger leur suppression. " Zéro contention, zéro isolement ". Chaque fois qu’une institution enferme, ou argentine un patient, c’est un échec, c’est qu’elle n’a pas su contenir avec des mots, avec des gestes qui apaisent, la violence de celui qu’elle reçoit, c’est qu’elle répond par la violence à la violence, qu’elle devient elle-même violence. Vous accréditeriez un hôpital où le chirurgien raterait régulièrement ses opérations, vous ? Non. Cela doit être pareil pour la psychiatrie. Il faut exiger qu’aucun hôpital qui pratique régulièrement isolement et contention ne puisse être accrédité. Il faut exiger de chaque établissement la mise en place d’une politique de réduction des isolements et contentions, avec des chiffres et la signature d’un engagement. Si les objectifs sont atteints, ils sont accrédités, sinon qu’ils revoient leur copie.

Soigner, accueillir, apprivoiser, faire en soi une place à l’autre, c’est de cela dont il est question. L’isolement et la contention ne sont pas des pratiques admissibles, ce sont des symptômes. L’institution qui enferme est malade. Qu’elle se fasse soigner ! Une institution, ça se soigne par l’analyse institutionnelle, par la supervision, par la psychothérapie institutionnelle.

Moi, mon job, c’est de soigner. Soigner ?

Mario n’a participé qu’à deux séances du groupe Poésie que j’anime. Mais elles ont eu un tel retentissement qu’elles ont contribué à asseoir " Provence en poésie " dans l’unité. Lorsqu’il participe à sa première séance de poésie, il est plutôt à l’écart de la vie de l’unité. Il n’a pas encore vraiment investi les soignants. Il vient de se faire une double phlébotomie. Il s’est tailladé les veines des deux avant-bras avec un morceau de verre. Il sort d’entretien avec le médecin généraliste. Cette séance de poésie est introduite par un poème de Vrettacos, un poète grec, qui décrit le Buëch, une rivière locale. Après lecture du poème introductif, j’invite les poètes présents à raconter leur rapport au Buëch. J’ignore évidemment que lorsque l’on veut se suicider on parle de se jeter dans le Buëch. Dans ma culture à moi, c’est dans la Loire que l’on se jette lorsque l’on veut en finir. La Loire c’est un fleuve. Pour moi le Buëch, c’est un torrent. Et on ne se suicide pas en se jetant dans un torrent. Mario est le premier à parler, il explique que le Buëch, pour lui c’est le foyer de réhabilitation où il a atterri au terme d’un parcours très chaotique, le début de la fin. Les autres poètes racontent des anecdotes, Amélie se remémore la mort de son meilleur ami noyé dans le torrent. La séance est dense mais l’écoute de chacun est de qualité. Le vers imposé pour l’écriture est :

Certains travaillent le sol, d’autres le cuivre, moi je travaille la douleur ".

Mario écrit automatiquement dans une sorte de fièvre. Son orthographe est aléatoire, l’écriture est tortueuse mais le texte est d’une belle force qui secoue tous les participants.

D’une façon générale, tous les textes écrits ce jour là ont été forts. Le poème de Mario s’inscrit ainsi dans la production adulte d’un groupe très mature. Mario ne s’adresse pas au Buëch comme l’y invitait le texte mais à la Vie, en une figure allégorique.

Toi la Vie, j’ai commencé à te haïr quand j’ai été en foyer pour y être éduqué. Malheureusement, j’ai mal tourné, tu m’as incarcéré, tu m’as rendu itinérant "

Mario projette donc sur le papier sa haine de la Vie, transformée allégoriquement en un personnage féminin. Il décrit sa tentative de suicide dont il n’avait rien dit lors de l’entretien.

Aujourd’hui, j’ai fait une énorme bêtise. J’ai tenté de me suicider tellement tu m’avais donné la rage, le cafard, le désespoir. "

Mais s’il projette sa haine, s’il rend la Vie responsable de ce qui lui arrive, il ne s’exonère pas pour cela de toute responsabilité.

Mais une petite lueur de ta part m’a relevé et j’ai trimé pour y arriver. Mais tout a dérapé et je te hais encore plus que jamais. Si tu pouvais m’aider à me relever cela ferait plaisir à mon âme. "

Le texte s’achève sur l’espoir, un espoir fragile, tremblant mais espoir tout de même.

Certains travaillent le sol, d’autres le cuivre, moi je travaille la douleur profonde qui se trouve dans mon cœur, dans mon âme pour tenter de te récupérer, toi, la belle Vie que j'ai tant aimée quand j'étais petit. Dis-moi, vais-je y arriver ? "

Mario lit son poème, qui est commenté par le groupe qui en souligne la force. Mario en ressort valorisé. Son texte existe à côté de celui de Amélie qui évoque la mort de son ami, de celui que j’ai écrit et qui traite des soins. Dactylographié, affiché, c’est un peu de Mario qui illumine le mur. C’est peut-être la première fois que quelque chose qu’il crée est ainsi reconnu.

Mario va continuer à écrire, seul, et investir dans la foulée d’autres activités de groupe : " Arts plastiques ", " Relaxation ", " Ecrit tout ".

A " Provence en poésie ", il va poursuivre son interrogation sur la Vie, et notamment sur la femme (la mère ?) qui se cache derrière l’allégorie. Il évoque ainsi, " cette femme qui me hante continuellement ", le " regard d’une femme inconnue ".

Il parle de la femme qui lui a donné la vie et lui a servi de mère, " Pourtant Dieu sait que j’aimerais être sous terre à cause de cette vie amère. " " Mon cœur s’assoupit quand je vois une femme avec le ventre gonflé ... où se trouve une future vie ".

Il investit dans ce mouvement les infirmières de l’unité et notamment Danièle qui part en retraite et pour laquelle il écrit deux poèmes.

Mario sort, se rend au Palais de Justice, est condamné à subir une peine de huit mois de prison. L’écriture va lui permettre de tenir. Il écrit encore et encore. Au petit matin après s’être taillé les veines, comme s’il répétait là le geste qui fonde l’écriture. Il écrit à l’équipe infirmière, il écrit des poèmes. L’équipe lui répond. Et si le groupe Poésie apparaît dans ses lettres, c’est pour que l’on transmette son courrier au poète Dominique qui pour lui n’est pas infirmier. Il écrit et c’est chaque infirmier de l’équipe qui en sort grandi. Ce travail souterrain, cette écriture qui affronte l’isolement et la mort, ils en sont les garants autant et peut-être même plus que moi. Un des poèmes de Mario est publié dans le premier numéro de " La farfantelle ", le journal que nous fabriquons avec l’association " Vieillir au pays " et " La Maison des jeunes ". Son texte va atterrir dans chaque boite aux lettres de Laragne. Lui, le prisonnier, le taulard, par poème interposé va rentrer dans chaque foyer de la ville.

Mario en prison tient, et s’il tient c’est parce qu’un jour, plutôt que le boucler en chambre d’isolement, nous lui avons proposé de participer à un groupe de poésie, que nous avons alors su collectivement, soignant comme soignés, accompagner sa douleur et son expression, parce qu’il a pu créer à partir de cette douleur.

Certains travaillent le sol, d’autres le cuivre, moi je travaille la douleur profonde qui se trouve dans mon cœur, dans mon âme pour tenter de te récupérer, toi, la belle Vie que j'ai tant aimée quand j'étais petit. "

Soigner ce serait quelque chose comme cela. Une foule de petits détails, une attention constante à l’autre, une exigence absolue de comprendre, de penser et de favoriser chez l’autre ce même travail de pensée.

Soigner pour moi c’est cela : travailler la douleur, la pétrir, la transformer en œuvre, accompagner tous les Mario que je connais de telle sorte qu’ils puissent récupérer leur Vie, et l’aimer.

C’est parce que mes collègues et moi sommes convaincus qu’isoler ne sert à rien que nous sommes soignants. Nous résistons et continuerons à résister. Pour que quelqu’un finisse par expliquer à Stéphanie ce qu’est un état-limite, qu’elle puisse cheminer autour de cela, pour que quelqu’un écoute Dyane et l’accompagne autour des liens à renouer avec son passé, pour que partout se constitue des Conseils d’Administration, des A.G.I.D.D.-SMQ, des associations musclées, autonomes, démocratiques, pour que les chambres d’isolement et les argentino suit finissent par être relégués au Musée de la psychiatrie.

Et si vous voulez nous rejoindre, si vous voulez participer à ce combat pour des soins ouverts sur la vie, venez. Entre France et Québec, entre les usagers de la Montérégie, les soignants de Laragne et ceux qui militent à nos côtés il y a du travail. Moi, je rentrerai en France et je leur parlerai de vous, de votre combat, de votre énergie de telle sorte que nous finissions tous par être contaminés.

Certains travaillent le sol, d’autres le cuivre, nous, nous travaillons la douleur. "

 

Dominique Friard