Si les stagiaires des ateliers écriture pensent s'être embarqués dans une drôle d'aventure que devrions nous dire, nous les animateurs ! Moi qui suis de nulle part et qui navigue entre Laragne et Toulouse depuis bientôt deux ans, je ne vous dis que ça.
Tout d'abord, pourquoi organiser ces ateliers écriture ?
Notre projet était le suivant : Interroger et mettre en mots nos démarches de soin telles qu'elles se pratiquent et se pensent dans nos unités.
Nos objectifs : Inviter chaque stagiaire à interroger son rapport à l'écriture, permettre à chacun de trouver son style et favoriser une écriture plus proche de la clinique.
De votre Provence au Pays de Cocagne, tous les participants ont énoncé leur difficulté, voire leur soi disant incapacité à écrire. Au cours des séances inaugurales, beaucoup ont évoqué des souvenirs d'écoliers : les doigts bleuis d'encre, les pâtés sur les cahiers aux coins cornés, les ratures rouges et rageuses du maître, les réprimandes des mamans et j'en passe. L'espace d'un moment tous ces adultes en formation continue sont redevenus les tous petits potaches d'autrefois. Puis sont apparus les soucis de la réalité d'aujourd'hui : objectivité (rendre compte le plus exactement possible d'un événement, sans se perdre dans les détails ) et légalité (laisser des traces au cas où la justice demanderait des comptes). Tout en sachant que cela n'existe pas, les stagiaires auraient apprécié que nous leur enseignions une écriture idéale, une " écriture universelle ". Que peut-on écrire ? Que ne peut-on pas écrire ? Où écrire quoi ? Ces questions sont revenues de manière récurrente ainsi que celle de la légitimité à le faire.
Pour participer aux ateliers écriture à Laragne, il fallait avoir suivi les sessions de formation à la démarche de soin. A Toulouse, la seule exigence était que les stagiaires soient volontaires. Le pré-requis exigé a-t-il marqué une différence remarquable au niveau des différents écrits ? Pas sûr. Au niveau de la pensée peut-être. Les laragnais ont sans doute une plus grande souplesse à interroger et croiser biographie et anamnèse des personnes soignées. Pourtant à Toulouse comme à Laragne, tous ont appris à " déplier ", selon l'expression consacrée.
Avec Dominique nous étions compères de recherche de longue date. Avec Blandine, nous nous sommes découvertes à l'occasion de ces ateliers. C'est peut-être une passion commune pour l'être humain qui nous a inspirées et nous a permis d'emblée de nous accorder. En tous cas, tous les trois, c'est une certitude qui nous guide, celle que chaque soignant, comme chaque patient, porte en soi des trésors qu'il ignore ou qu'il tait. Certains, à force de s'entendre dire que ce qu'ils ont à dire est si peu important, ont laissé tarir leur source intérieure. Enfin, en apparence, car dans la terre desséchée reste l'empreinte d'un mince sillon, trace que la fontaine n'a pas toujours été abandonnée et que l'eau vive a un jour abondé. Alors, comme des sourciers, Blandine, Dominique et moi nous nous baladons dans les ateliers. La baguette de coudrier frémit toujours au contact des écrituriers et parfois même elle nous est tombée des mains tant elle s'est agitée.
Nous nous sommes donc faits maître et maîtresses au sens où, comme les maîtres de maison, nous avons pris soin de nos hôtes. Nous nous sommes assurées que chacun trouve sa place et les outils appropriés pour confectionner l'ouvrage qu'il désirait entreprendre. Au fil de chaque séance nous avons veillé les uns et les autres sur la vie du groupe, bien plus que sur notre projet lui-même. Ensemble, nous avons laissé le temps à l'émotion, aux échanges, aux paroles, aux silences, à la réflexion intime et au partage d'expériences. Nous étions là tous les trois, deux à deux, pour ourler le joli travail de chacun. L'un ou l'autre parlait et relançait, un autre encore écoutait et observait, puis l'inverse et ensemble nous avons tissé avec et autour de chaque groupe une ambiance propice à la création. Chaque séance a été soigneusement analysée et conclue pour préparer la suivante. En pensant à chacun, nous avons imaginé pour le groupe des chemins, des consignes, des exercices. Naturellement, chacune de ces séances a été bousculée et nous nous y attendions. Rien ne se passait vraiment comme prévu et nous improvisions gaiement pour le plus grand bonheur des stagiaires, ravis de n'être pas là où nous les attendions.
L'Atelier Ecriture c'est d'abord un espace de parole. C'est un espace d'échange et de " réflexion " sur ou autour de la pratique, sur ou autour d'un savoir. C'est parce qu'il y a ces échanges, parfois d'une qualité exceptionnelle, qu'il peut y avoir écriture puis lecture. Il est clair que parole, écriture et lecture sont indissociables. Chaque participant est amené au hasard des séances à raconter un événement de sa vie professionnelle. Les animateurs et le groupe tout entier sont là. Ils écoutent, portent attention, posent des questions, affinent avec le soignant concerné l'histoire racontée. L'événement prend une autre forme, parfois un autre sens. Un véritable travail clinique se tisse en entremêlant savoir, intuition et émotion.
C'est ensuite un espace de jeu et de plaisir. Ecrire, il faut l'oser. C'est raconter sa vision d'une personne, d'un événement ou d'une idée. C'est donc, tant par la forme que par le fond de son écrit, s'engager et s'exposer. C'est un dévoilement de soi qui ne peut se faire dans n'importe quelles conditions. C'est pour tisser cette ambiance que nous proposons des " exercices " d'écriture. Tout est bon pourvu que l'écrit se rapporte à une situation de soin. Guidés par la théorie de la communication, nous faisons varier les adresses, les statuts, les fonctions des auteurs comme des émetteurs. Parfois même nous corsons la consigne en introduisant des contraintes : interdiction d'employer telle voyelle ou telle consonne, pas de terme psychopathologique, etc. C'est ainsi qu'Haldol Décanoasâ nous a raconté une IM retard vu de son ampoule ou qu'un laveur de vitre nous a décrit un entretien entre un patient sourd-muet et un médecin étranger. Nous utilisons ces exercices soit comme " échauffement " pour commencer l'Atelier soit comme " récompense " après une journée de dure labeur et ils sont toujours attendus avec la plus grande joie. Plus les consignes sont " tarabiscotées " plus elles réjouissent les participants. La mise en commun des textes est toujours un grand moment, le plus souvent très joyeux. L'objectif recherché est de (re)découvrir le plaisir d'écrire, autrement que comme à l'école qui avait pour beaucoup définitivement lié l'écriture aux devoirs.
C'est également un espace de " retraitement ". A l'inverse des arroseurs qui sont souvent arrosés un jour, ceux qui écoutent ou ceux qui pansent sont assez peu souvent écoutés ou pansés à leur tour. En ateliers écriture, les stagiaires utilisent parfois des moments difficiles de leur pratique pour les écrire de différentes manières, de la plus tragique à la plus burlesque. Mettre en mots alors, permet de faire le tour de ces moments pour lesquels il n'y a soi-disant pas " à faire tant d'histoires ". Ca permet de mettre des mots sur ce qui a touché, bouleversé, effrayé, etc. Ca permet de jouer avec la frontière entre la réalité et l'imaginaire
Enfin, c'est un espace d'élaboration psychique. Outre la réflexion clinique collective qui s'organise autour des expériences partagées, un véritable travail d'élaboration individuel est proposé En effet, chaque stagiaire devait avoir écrit pour le premier atelier un petit texte à propos d'une situation de soin de son choix. Ce qu'ils ignoraient c'est qu'ils travailleraient ce texte pendant 12 mois. Ils l'ont remis en chantier, ré-interrogé au fil des séances, faisant progresser ensemble et la réflexion et l'écrit lui-même. Ce travail a permis à chacun d'élire sa propre question et de la mettre en débat avec d'autres, en même temps qu'un cheminement singulier était effectué dans l'écriture elle-même.
Notre fonction d'animateur repose sur une réalité à la fois inénarrable et pourtant presque palpable dans un groupe : l'espace que nous réservons en nous pour chaque stagiaire. Nous recevons la création de chacun et renvoyons l'écho qu'elle fait en nous. Pendant des jours et des jours, la pièce est remise sur le métier. Au fil des séances nous suivons les transformations. De nouveau le stagiaire nous l'adresse, puis le groupe s'en mêle, s'enhardit et renvoie à son tour l'écho que ça fait en lui. Arrive enfin la phase finale où chacun peaufine : forme les pleins et les déliés, lisse les phrases, accorde les temps, gomme ici un mot, ajoute là une virgule. Au bout de quelques mois, gros de son œuvre, l'apprenti en " accouche ", parfois d'abord dans son intimité (chez lui, dans sa cuisine ou sa chambre à coucher), puis dans le petit cercle de l'atelier. C'est devenu un article ou une lettre, l'histoire d'une vie ou d'un événement, un poème ou une chanson... Purs moments d'émotion. Oui, c'est ce vide dont nous sommes capables, d'abord nous les animateurs puis tous ensemble (le groupe), qui permet à chacun de se découvrir, de rassembler le fil de sa pensée, de structurer ses conceptions et de faire émerger les mille et un joyaux qui nous ont été offerts en lecture.
Penser l'animation de nos ateliers écriture c'est pour partie aussi penser les soins. En effet, pour animer un atelier, comme pour soigner, nous portons attention à l'autre, sans toujours bien comprendre le chemin qu'il empreinte, ni sa destination. Jour après jour, nous bordons des séquences d'écriture ou de soin qui sont régulièrement débordées, nous construisons des hypothèses que nous proposons aux stagiaires comme aux patients. Certaines tiennent la route, d'autres, non. Le plus possible attentifs à ce qui se dit ou à ce qui se passe, plein de choses nous échappent, les mouvements de l'être étant parfois invisibles, indicibles… Nous pourrions ainsi continuer à l'infini les parallèles.
Les situations de soins se suivent et ne se ressemblent pas. Il en va de même des ateliers de formation. Nous venons de commencer avec Blandine un second atelier sur Toulouse. Pour moi, c'est le quatrième atelier. Nous avons démarré sur les " chapeaux de roue ", dans un climat électrique, passionnel et passionné. Cette fois-ci nous avions proposé aux stagiaires d'écrire à la première personne du singulier un fait marquant, sans préciser si cela devait être professionnel ou non. Est-ce la différence de contenu de la consigne de départ qui a induit ce changement de climat ? Est-ce la réaction au vécu ou aux écrits de l'Atelier précédent ? Il est trop tôt pour le dire - nous n'avons que deux séances de recul. Par contre nous pouvons d'ores et déjà faire l'hypothèse que tout mouvement d'écriture entraîne une mise en mouvement toute personnelle de l'être, mais aussi des mouvements institutionnels. Que ce soit à Laragne ou à Toulouse, l'annonce de publication, voire la parution de certains articles a soulevé beaucoup de réactions, voire de pressions et/ou de polémiques. Il faut dire que ces textes, même s'ils sont de valeur inégale, sont tous de grande qualité au point où nous avons gagné notre pari : chacun d'entre eux a trouvé revue à sa plume. Nous citerons Santé Mentale bien entendu, mais aussi Soins Psychiatrie, Empan, Psy-Cause pour les principales. Sans compter Masson qui publie l'ouvrage des 24 stagiaires laragnais à propos de la Démarche de Soin. Une telle abondance de productions d'infirmiers, d'aides-soignants et d'ergothérapeutes (historiquement et culturellement, les éducateurs, représentés dans nos ateliers, ont toujours écrit plus que nous) ne s'est jamais vue. C'est paradoxalement à l'heure du démantèlement du dispositif de secteur de psychiatrie que ces acteurs-là mettent en mots leur savoir. Dernière hypothèse : l'écriture est-elle liée à l'instinct de survie ?
(1) " Ecriturier " : Nom donné au stagiaire de l'Atelier Ecriture. Néologisme inventé par Marie-Ange Bellomo, infirmière à l'Hôpital de jour pour enfants de Cugnaux.
(2) A l'image de l'allégorie taoïste de Lao Tseu : " D'une motte de glaise on façonne un vase. Ce vide dans le vase en permet l'usage "