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Les JOURNECRITURES


Des ateliers écriture et du plaisir


J'écoutais.

J'écoutais Gilles et Philippe me raconter l'atelier " Du diagnostic à l'humain ". Je voyais leur mine réjouie. Je prenais des notes autour de leur compte-rendu. On aurait dit deux gamins qui ont réussi à dérober le pot de confiture tout en haut du placard. Bernadette et Françoise, de l'atelier " Terroir " un peu avant m'avaient expliqué le jardin Giono, la nature en fête, les contraintes, le plaisir des écrituriers. Et une jolie contrainte : " Imaginez que nous soyons alchimistes. ". Mais nous sommes des alchimistes, nous transmutons le plomb du quotidien en or. Les collègues animatrices de l'atelier " Que sont mes écrits devenus ? " avaient la même lumière dans les yeux, il faut dire qu'elles écrivaient du foyer Soleil. Nadine, l'air gourmand, regrettait d'avoir prévu trop de consignes et de ne pas avoir pu les tester toutes. Et puis, il y a eu beaucoup de discussion. C'était très vivant, on a eu du mal à s'arrêter. Une jolie contrainte : " nous sommes une corbeille à papier qui va être détruite. "

Je ne vais pas tout vous raconter. Ces mots ? A peine une trace, juste des impressions fugitives. Et le plaisir, rapporté par tous. Chaque co-animateur attendait son tour pour nous raconter. Tous avaient la même lumière au fond des yeux, le même sourire. Et je me souvenais moi-même de l'atelier bio d'archives, de nos éclats de rires, de nos surprises. De l'intensité du moment partagé.

J'ai longuement traîné au Globe avec les uns et les autres, papoté avec Hélène comme nous aimons le faire. J'aime bien papoter avec Hélène. Mais, il y avait quelque chose qui me trottait dans la tête. Il y avait un texte qui revenait comme une ritournelle, un de ces airs que l'on n'arrive pas à chasser de sa tête, un texte de Freud, évidemment, dont par snobisme je donnerais le titre allemand : " Der dichter und das Fantasieren ", improprement traduit par " Le créateur littéraire et la fantaisie ". C'est un petit texte que l'on trouve dans " L'inquiétante étrangeté et autres essais ". Le texte date de 1907, c'est-à-dire d'une époque où Freud allait chercher chez les artistes des lumières sur le psychisme humain. Qu'y avait-il donc dans ce texte qui me titillait ainsi ? Ce n'était pas simplement pour éviter de penser à la peine qui me broyait le cœur.

Ne devrions-nous pas chercher les premières traces d'activité littéraire chez l'enfant ? propose Freud. Littérature, c'est peut-être un bien grand mot. En tout cas, je l'assume. Mais revenons au texte.

" L'occupation la plus chère et la plus intense de l'enfant est le jeu. Peut-être sommes-nous autorisé à dire : chaque enfant qui joue se comporte comme un poète, dans la mesure où il se crée son monde propre, ou, pour parler plus exactement, il arrange les choses de son monde suivant un ordre nouveau à sa convenance. Ce serait un tort de penser alors qu'il ne prend pas ce monde très au sérieux ; au contraire, il prend son jeu très au sérieux, il y engage de très grande quantités d'affect. L'opposé du jeu n'est pas le sérieux, mais ... la réalité. L'enfant distingue très bien son monde ludique, en dépit de tout son investissement affectif, de la réalité, et il aime étayer ses objets et ses situations imaginées sur des choses palpables et visibles du monde réel. Ce n'est rien d'autre qui distingue encore le " jeu " de l'enfant de la " fantaisie ". "

Des ateliers écriture pour retrouver l'enfance, pas seulement les exercices d'écriture, ces lignes que l'on nous faisait recopier inlassablement, comme les gammes d'un pianiste :

" Vous me ferez cent lignes. "

" Vous copierez cent fois : j'apprends mes leçons. "

Non, des ateliers écritures pour retrouver les mots, les capter, les collectionner comme autant de perles, comme autant de trésors.

" Le créateur littéraire fait donc la même chose que l'enfant qui joue, il crée un monde de fantaisie, qu'il prend très au sérieux, c'est-à-dire qu'il le dote de grandes quantités d'affect, tout en le séparant nettement de la réalité. Mais de l'irréalité du monde de la création littéraire, il résulte des conséquences très importantes pour la technique artistique, car beaucoup de choses, qui en tant que réelles, ne pourraient pas procurer de jouissance, le peuvent tout de même pris dans le jeu de la fantaisie ; beaucoup d'émotions qui sont par elles-mêmes pénibles, peuvent devenir, pour l'auditeur ou le spectateur du créateur littéraire, source de plaisir. "

Il est acquis qu'a priori nous ne sommes plus des enfants, ni des créateurs littéraires. Mais dans quelle mesure, ce que nous avons vécu dans ces ateliers écriture hier après-midi ne procède-t-il pas du même mécanisme ?

" Quand l'enfant est devenu adulte, et a cessé de jouer, écrit Freud, quand pendant des décennies, il s'est psychiquement efforcé d'appréhender les réalités de la vie avec le sérieux requis, il peut un beau jour tomber dans une disposition psychique qui annule à nouveau l'opposition entre jeu et réalité. L'adulte peut se remémorer avec quel profond sérieux il s'adonnait autrefois à ses jeux d'enfant, et en assimilant maintenant ses occupations, qui se prétendent sérieuses, à ces jeux d'enfant, il se débarrasse de l'oppression trop lourde que fait peser sur lui la vie et conquiert le haut gain de plaisir qu'est l'humour. "

Nous sommes des gens sérieux. Il suffit de nous voir en réunion. L'air constipé. Les ventres qui glougloutent. Sur la défensive. Non vraiment, nous sommes des gens sérieux. D'ailleurs, on nous l'a assez dit.

La relation de soin et la croissance des compétences thérapeutiques ont traditionnellement été vues comme renoncement au plaisir; il s'agit d'endurer l'angoisse, les sentiments de frustration et d'échecs, la peur, l'ambivalence, d'être contenant et d'accueillir les sentiments extrèmes de déréliction, de perte de soi, les clivages, les déceptions, les désillusions des patients sans crainte ni impatience, les métabolisant en soi avant de les restituer aux patients dans des interprétations constructives qui restaurent leur moi brisé. C'est une voie de renoncement à l'opposée de la recherche de jouissance immédiate, une éloge de l'angoisse bien éloignée du profit immédiat et palpable. Oui, nous sommes vraiment des gens sérieux et rien n'est plus étranger à notre culture du soin que le plaisir.

L'écriture, ce n'est pas tout et tout de suite. Les textes écrits dans le meilleur des cas ne sont que des brouillons qu'il faudrait travailler et reprendre. Oui, mais le plaisir.

Des jeux d'écriture pour retrouver l'enfance, et conquérir humour, plaisir, joie d'être ensemble. C'est bien de cela dont parlait les co-animateurs. Freud nous invite, toujours dans le même texte, à comparer le créateur littéraire avec " le rêveur en plein jour ", ses créations avec des rêves diurnes. " Une expérience actuelle intense réveille chez l'écrivain le souvenir d'une expérience antérieure, appartenant la plupart du temps à l'enfance, dont émane maintenant le désir que se crée son accomplissement dans l'œuvre littéraire ; l'œuvre littéraire elle-même permet de reconnaître aussi bien des éléments de l'occasion récente que des éléments du souvenir ancien. "

Mais comment le créateur parvient-il à ce résultat ?

" Nous pouvons soupçonner à cette technique deux sortes de moyens : le créateur littéraire atténue le caractère du rêve diurne égoïste par des modifications et des voiles, et il nous enjôle par un gain de plaisir purement formel, c'est-à-dire esthétique, qu'il nous offre à travers la présentation de ses fantaisies. Un tel gain de plaisir, qui nous est offert pour rendre possible par son biais la libération d'un plaisir plus grand, émanant de sources psychiques plus profondes, c'est ce que l'on appelle une prime de séduction ou un plaisir préliminaire. Je pense, écrit Freud, que tout le plaisir esthétique que le créateur nous procure, porte le caractère d'un tel plaisir préliminaire, et que la jouissance propre de l'œuvre littéraire est issue du relâchement de tensions siégeant dans notre âme. Peut-être le fait même que le créateur littéraire nous mette en mesure de jouir désormais de nos propres fantaisies, sans reproche et sans honte, n'entre-t-il pas pour peu dans ce résultat. "

Que l'on prenne du plaisir dans un atelier écriture, pas besoin d'aller chercher Freud pour cela ! Normalement cela devrait être dans le cahier des charges. Mais je pensais au quotidien, au journalier, à ces exercices d'écriture imposés, de plus en plus imposés. A toutes ces questions que l'écriture quotidienne nous pose. Et je me mettais à rêver d'une écriture poétique, d'une écriture d'enfant, de phrases qui devraient être comprises par un enfant de moins de douze ans, telle était une des contraintes proposés par l'atelier : " Du diagnostic à l'humain ". Et je me disais pourquoi pas inventer une écriture vivante, une écriture de création, une écriture brouillon de culture ? Une écriture où l'on inscrirait sur des feuilles d'assertion quelques-unes de nos fantaisies, une écriture qui serait musement pour reprendre un des jolis concepts fabriqués par Michel Balat. Nous avons fait l'expérience du plaisir d'écrire ensemble un après-midi, pourquoi ne pas aller jusqu'à découvrir le plaisir de penser ensemble, au quotidien ? Et pourquoi l'écriture, quelle que soit sa forme ne serait pas une façon de prendre soin de nous, de nous équipe, et d'entretenir et de travailler l'atmosphère du lieu de soin. Que cette personne dont les symptômes nous mettent à bout, par le travail clinique de réflexion et d'inscription que nous nous autorisons, nous procure le plaisir de penser ensemble.

Plaisir d'écrire avec un stylo au fond je m'en fous. Ecrire ce n'est qu'un moment, qu'une étape, ce qui compte, c'est le moment où nous parlerons, où nous échangerons, où nous penserons ensemble. Quelque chose qui aurait à voir avec la fonction alpha chère à Bion. " Nous ne sommes que des hommes, écrivait Montaigne, et nous ne tenons les uns aux autres que par la parole. "

Dominique Friard