L’association laragnaise d’exploration en démarche de soins naît en novembre 1998 des deux premiers groupes de formation à la démarche de soin initiée en septembre 1997. Soucieux de résoudre les problèmes qui se posent à eux quand il s’agit de formaliser cette démarche, quatorze infirmiers et cadres-infirmiers décident de s’organiser en groupe de suivi.
Après deux mois de fonctionnement, les membres de ce groupe plutôt que de poursuivre leur formation en abordant les diagnostics infirmiers ont jugé préférable de s’attacher au développement de la démarche de soins au Centre Hospitalier de Laragne.
Ils ont donc été conduits à se demander comment favoriser l’implantation de la démarche de soins dans l’établissement. Pour répondre à cette question, ils ont mis au point un recueil de données destiné à évaluer la façon dont le soin est écrit dans les différentes unités, les objectifs de soins tels qu’ils apparaissent et la nature des informations transmises dans les différentes réunions.
Ils ont rassemblé ainsi les conditions d’une recherche/action sur la démarche de soins. Pour être menée à bien une telle enquête supposait une organisation minimale réalisée par la création d’un nouveau groupe de travail baptisé  «Association Laragnaise d’Exploration en Dé
marche de Soins  » (ALEDS). Bien que baptisée association, ALEDS n’a d’autre existence légale que d’être une association de fait. Le groupe n’a pas souhaité créer une association de plus, aucun statut n’a donc été déposé.
L’association Laragnaise d’exploration en démarche de soin
Les attentes de chacun
- Améliorer la qualité des soins infirmiers  ;
- Contribuer à donner un sens aux soins  ;
- Favoriser l’émergence d’une clinique infirmière  ;
- Apporter une meilleure qualité de relation au patient  ;
- Mettre en place un dispositif (d’aide, de soutien, de conseil ...) à l’utilisation de la démarche de soins à destination des équipes.
Objectifs 
- Décrire, limiter, mesurer, dessiner les frontières des soins infirmiers  ;
- Contribuer à créer une atmosphère propice au soin, au "penser"  »
le soin qui permette à chaque soignant de sentir enveloppé, impliqué, acteur  ;
- Permettre à l’écosystème soignant de fonctionner d’une façon suffisamment harmonieuse de telle sorte que chaque patient puisse se sentir accueilli, écouté, pensé, soutenu, contenu, soulagé, considéré  ;
- Contribuer à l’élaboration d’une clinique infirmière qui prendrait ses racines dans une tradition constamment questionnée, dans l’utilisation raisonnée des actes quotidiens à des fins thérapeutiques explicites  ;
- Permettre à chaque patient d’être acteur du soin pour redevenir acteur de sa propre vie.
Les étapes à réaliser 
a) Etat des lieux selon les axes suivants 
       
- le soin tel qu’il apparaît retranscrit dans les dossiers  ;
       
- le soin tel qu’il est échangé, parlé, organisé, disputé, discuté dans les réunions  ;
        - les objectifs de soins tels qu’ils sont formulés dans les dossiers par les différents intervenants; 
b) Analyse et retour aux équipes.
c) Confrontation avec les équipes d’autres établissements
d) Formulation de propositions d’actions
e) Création de l’Association Laragnaise d’Exploration en Démarche de Soins
En résumé, l’association Laragnaise d’Exploration en Démarche de Soin a pour but de mettre en place un dispositif d’aide, de soutien à l’utilisation de la démarche de soin auprès des équipes. Ses objectifs sont de décrire les soins infirmiers, de créer une atmosphère propice au soin, et au «  »
le soin.
ALEDS 3 
Thématique  Démarche de soin et prise de toxiques à fin d’anesthésie émotionnelle
Ce groupe débute en septembre 2000. Après avoir mis un peu de temps à définir son objet de travail, le groupe a trouvé sa vitesse de croisière. Il ne s’agit pas de travailler autour d’un diagnostic médical mais autour de ce que cette prise de toxiques qui met en échec le soignant et l’équipe produit chez le patient. Après avoir fait une recherche bibliographique plus ou moins rapide, le groupe est parti de l’histoire clinique de cinq patients, histoire en cours d’élaboration. Les premiers éléments recueillis s’annoncent passionnants. Les patients choisis étant parmi ceux qui provoquent un rejet institutionnel, une lecture clinique de leur parcours semble changer beaucoup de choses dans la perception qu’en ont les soignants. Le premier travail clinique, présenté aux Journées Bilan 2001 a été publié dans la revue Soins Psychiatrie. Il a permis de modifier la perception que les équipes avaient du patient. Le patient a lu le texte, y a réagi. Aujourd’hui, il n’est plus du tout dans le même registre. Le second dossier travaillé a été présenté aux Journées Bilan 2002. Là encore, la trajectoire de la patiente a été modifiée. Elle est actuellement sortie. Un avenir possible pour ALEDS 3 pourrait un être un groupe de relecture clinique de l’histoire de patients difficiles.
ALEDS 4, thématique  Réflexion autour des violences
Issu de la formation sur la violence, ce groupe qui a démarré en septembre 2001 s’est donné comme objectif de réfléchir sur la question de la violence en se limitant aux repas, que celle-ci aient le self comme cadre ou non. Il a ainsi rencontré les cuisiniers de l’établissement afin de repérer leurs représentations de ce qui leur faisait violence, ce qu’ils attendaient des différents partenaires qui collaborent avec eux au self. Le texte présenté aux dernières journées bilan est une première formalisation du travail du groupe.
En projet  une formation de trois jours animé par des soignants à destination des personnels administratifs et du self pour les sensibiliser à ces problèmes et leur permettre de les dépasser.
Mathilde boit 
Mathilde boit.
Sujet Mathilde, verbe boire. Comme si au fond, avant d’être une question clinique, « Mathilde boit  » était un problème de grammaire, de conjugaison. Mathilde boit au présent de l’indicatif. Non, non le présent de l’indicatif n’est pas un café de Laragne. C’est un temps. Mais quel temps est-ce 
Le présent de l’indicatif marque surtout que l’action s’accomplit au moment où l’on parle. Quelle heure est-il  ? ... Il est probable qu’au moment où nous parlons Mathilde boive.
Ce présent peut exprimer aussi des faits habituels. Mathilde boit, c’est habituel, c’est répétitif. Ce n’est même pas une information. Tous les jours Mathilde boit. On n’y peut rien changer.
Il énonce aussi des vérités générales. La terre tourne autour du soleil. Mathilde boit comme la terre qui tourne autour du soleil. Il est aussi facile de faire en sorte que Mathilde ne boive plus que d’empêcher la terre de tourner. Mais qui voudrait empêcher la terre de tourner  On ne peut pas lutter contre une vérité générale.
Le présent de l’indicatif exprime également des proverbes, des maximes, des pensées morales. Mathilde boit, c’est qui a bu boira. Elle a bu, elle boit, elle boira. C’est un alcoolisme qui devient proverbial. On le placerait à côté de saoûl comme un polonais, beurré comme un petit lu, plein comme un rigadeau, bourré comme un coing, rond comme une queue de pelle. Mathilde a souvent les dents de derrière qui baigne. Le signifiant Mathilde est à ranger avec les polonais, les petit lus, les queues de pelle, les rigadeaux, les coings. Mathilde est le parangon de l’alcoolisme à Laragne. Et vous voudriez y changer quelque chose  Même la grammaire est contre nous. Heureusement, nous avons renoncé à toute idée de changement concernant Mathilde.
Exagération de soignants qui se prennent pour des avions 
Le lundi soir au Lombard
Rendons-nous au CMP le Lombard, à Gap, un lundi soir.
«
Mathilde est irrécupérable. Elle est brave, elle a le cœur sur la main mais elle boit. Avant elle n’avait rien, je lui ai donné tout ce que je pouvais. Je l’estime comme si c’était ma fille.
-        Il y a des gens qui arrêtent de boire tout seul, comme pour fumer.
-        C’est spécial à Laragne. Faut pas confondre médecine et psychiatrie. C’est deux choses différentes. On y va pour se soigner. C’est comme Mathilde, il faudrait qu’elle se soigne et se maintienne après.
-        C’est sa liberté, elle fait comme elle veut.
-        J’ai peur qu’on la retrouve un jour raide quelque part.
-        C’est vrai qu’il faudrait qu’elle se calme. Elle a le cœur sur la main.
-        Je lui ai dit  «Pense à tes gosses    » Elle est toujours entre deux verres.
-        Un jour, je l’ai hébergée. La carrée qu’elle m’a fait  Le lendemain, j’ouvre la porte de chez moi. Elle et son copain m’avaient dévalisé tout le frigo. Il n’y avait plus rien dans les placards. C’est dur d’aider les gens. Et pourtant, il y a des gens qui veulent s’en sortir. Et c’est important d’être avec eux    »
C’est l’heure du Passe-Muraille. Nous sommes seuls dans un Lombard désert. C’est presque comme une transgression. Les seuls bruits qui nous parviennent sont ceux de la petite rue Juvénis. Lundi 17 h 15. On a essayé de faire comme Michel et Jean-Louis au Foyer de post-cure et aux Gentianes. On a pris les 90 pages du rapport Piel-Roelandt et on a commencé à lire. Nous n’avons pas dépassé les deux premières pages. Mathilde s’est interposée entre une psychiatrie idéale et celle plus prosaïque qui tisse notre quotidien.
«J’ai peur qu’on la retrouve un jour raide quelque part.  » Ce n’est pas le Dr. Combal qui prononce ces mots, même s’il les a souvent fait siens. Ce ne sont pas les infirmiers du Provence même si Mathilde y a été hospitalisée 21 fois en cinq ans. Ce ne sont pas les infirmiers du CMP de Veynes, ni ceux du Lombard qui l’ont suivi tout au long de ces années 2000. Ces mots sont ceux de François et de Saïd. Soignants comme soignés s’associent dans la même crainte  retrouver un jour Mathilde raide. Mathilde est le parangon de l’alcoolisme dans l’institution. On pourrait presque dire que c’est un alcoolisme institutionnalisé.
Mathilde boit. Comme une mort annoncée. Comme une vie qui ne serait une vie qu’au prix d’hectolitres engloutis, comme si elle devait boire la mer et tous les océans pour que quelque chose en elle tienne debout. Comme si la vie, quelle vie  ne se pouvait maintenir en elle qu’à la condition de l’anesthésier. Comme si nous n’avions à lui proposer que des soins palliatifs en attendant ce qui ne peut manquer d’arriver  la mort. Et pourquoi ne pas lui poser des perfusions d’alcool  Elle n’aurait même plus besoin de sortir.
Mathilde boit. Et c’est l’institution qui trinque. Cette institution tellement libérale qui est la nôtre. Cette institution qui se délite à chaque cuite de Mathilde, c’est-à-dire un peu plus chaque jour. La qualité des soins à Laragne  Regardez Mathilde, elle boit.
Alcoolisée 
Rendons-nous au Provence où malgré la vigilance médicale quelques mots inscrits sur le dossier de soin surnagent. Le style est télégraphique, le comique de répétition ne fait plus rire personne.
4/09  prêt 200 F.
5/09  alcoolisation.
6/09  vue par Dr Combal, changement de traitement
9/09  alcoolisation.
10/09  alcoolisation.
12/09  surprise en train de boire cachée en compagnie de Maurice.
13/09  mise en pyjama.
14/09  aurait eu des relations sexuelles avec un ami porteur de l’hépatite C, veut un test.
17/09  Réveillée la nuit par Sylvie, mécontente.
21/09  N’est pas venue à la relaxation (pas bien), dit avoir fumé un joint, plus alcoolisation possible ce qu’elle dément.
26/09  Appel mairie, Mathilde est alcoolisée sur la voie publique. Vu son état appel des pompiers. Envoyée aux Urgences à Sisteron
27/09  13 heures du CHG de Sisteron. 4 g. Vue par le Dr Combal. ECG en vue d’anafranil.
28/09  ECG
30/09  alcoolisée dans le parc avec Alexandre ravitaillée par Maurice.
1/10  A l’écart cet après-midi, sur le banc en face de l’unité. L’équipe ne s’occupe plus d’elle. N’a plus eu d’entretien autre que médical depuis son entrée. Sensation de ne pas avoir bougé depuis l’entrée. Identifie des soignantes (Bains Bouillonnants, Marylène, Entretien avec IDE, L’Aujour- La menuiserie). S’occupe beaucoup des autres patients.
2/10  Présente, cherche le contact des patients, refuse l’entretien infirmier car elle se sent tellement embrouillée qu’elle craint d’être plus perdue après. Les visites d’enfants dans l’unité l’incitent à parler de ses filles qui lui manquent.
3/10  Surprise en train de boire avec Maurice, Frédéric et Bernard. «C’est ma vie, dit-elle  »
Mathilde boit. Comme des vagues d’alcool qui viennent se jeter sur la pauvre digue provençale. Enfoncée la digue. A propos de digue, c’est plutôt la digue qui va de Nantes à Montaigu. Ce n’est pas faute de tenter de cadrer, de proposer des entretiens, des activités, une aide médicamenteuse. Tout est emporté par cette mer d’alcool qui vient rouler ses galets dans nos montagnes. Mathilde boit et nous trinquons. La seule continuité dans cette prise en charge ce sont les alcoolisations de Mathilde.
C’est sa vie.
De la répétition
Et il faudrait que nous réfléchissions sur le changement. Le changement, quel changement  Mathilde nous donne à voir, nous rend témoin, complice de sa compulsion à la répétition.
Et si le changement passait par un temps de répétition  Et si «Mathilde boit  » renvoyait autant à un processus de destruction qu’à une tentative de permettre du changement  Il faudrait alors faire un saut de côté. Mathilde boit, et alors  Elle n’est pas la seule. D’autres boivent et l’on n’en fait pas un tel pataquès. L’institution ne s’arrête pas de tourner pour autant. Et si «Mathilde boit  » n’était là qu’un «arbre qui cache la forêt  » destiné à nous faire oublier d’autres passivités, d’autres alcoolisations 
Billevesées 
Ouvrons notre Laplanche et Pontalis à Compulsion de répétition.
«  Au niveau de la psychopathologie concrète, c’est un processus incoercible et d’origine inconsciente, par lequel le sujet se place activement dans des situations pénibles, répétant ainsi des expériences anciennes sans se souvenir du prototype et avec au contraire l’impression très vive qu’il s’agit de quelque chose de pleinement motivé dans l’actuel.  »
Si nous acceptons de nous demander ce qu’il y a de compulsif dans les alcoolisations de Mathilde, nous pouvons opérer un premier saut de côté. Mathilde boit incoerciblement parce qu’elle répéterait ainsi des expériences anciennes. Le présent de l’indicatif nous induirait en erreur, c’est présent mais en fait c’est du passé. Nous retrouvons là Saint Augustin qui énonçait qu’il y avait trois présents, celui des choses passées, celui des choses présentes et celui des choses à venir. Le présent de Mathilde serait celui du passé. Une sorte de présent de narration.
Grande trouvaille 
« 
Il est bien évident, poursuivent Laplanche et Pontalis, que la psychanalyse s’est trouvée confrontée dès l’origine à des phénomènes de répétition. Si l’on envisage notamment les symptômes, d’une part certains d’entre eux sont manifestement répétitifs (rituels obsessionnels par exemple), d’autre part ce qui définit le symptôme pour la psychanalyse, c’est précisément qu’il reproduit, de façon plus ou moins déguisée, certains éléments d’un conflit passé. D’une façon générale, le refoulé cherche «  à faire retour  » dans le présent sous forme de rêves, de symptômes, de mises en acte  «  .. ce qui est demeuré incompris fait retour  ; telle une âme en peine, il n’a pas de repos jusqu’à ce que soient trouvées résolution et délivrance.  »
Ainsi, toujours si nous acceptons cette hypothèse, le symptôme alcool telle que le vit Mathilde est la reproduction masquée de certains éléments d’un conflit passé. Quelque chose fait retour par ses alcoolisations.
Si le comportement répétitif de Mathilde attire notre regard, notre attention, bien que nous nous en défendions, bien d’autres patients nous confrontent à la répétition, et nous permettons souvent à l’âme en peine de trouver le repos. Qu’y a-t-il de spécifique avec Mathilde pour que le fantôme erre encore et toujours 
La répétition n’est elle pas à l’origine du transfert  «  Dans la cure, les phénomènes de transfert viennent attester cette exigence propre au conflit refoulé de s’actualiser dans la relation à l’analyste. C’est d’ailleurs la prise en considération toujours accrue de ces phénomènes et des problèmes techniques qu’ils posent qui conduit Freud à compléter le modèle théorique de la cure en dégageant, à côté de la remémoration, la répétition transférentielle et la perlaboration comme temps majeur du processus thérapeutique.  »
Nous ne sommes pas des analystes, mais se dessine là un chemin qui pourrait nous amener à percevoir autrement les alcoolisations de Mathilde, elles pourraient être un temps du soin et s’inscrire au sein d’un processus transférentiel. Cette hypothèse ne paraît pas absurde. Les réactions des patients du Lombard, celles des infirmiers du Provence, celles du Dr Combal montrent par l’ampleur des questions soulevées qu’il existe un lien avec Mathilde, et que si c’est à l’aune des éléments contre-transférentiels que l’on réfléchit au transfert, il se passe quelque chose entre Mathilde et nous. Mais Mathilde n’a pas d’analyste. Et elle ne fait pas d’analyse. Gardons l’hypothèse que le refoulé vient s’actualiser dans sa relation à ce que nous nommerons faute de mieux sa constellation transférentielle.
En mettant au premier plan, la notion de compulsion, Freud «  regroupe un certain nombre de faits de répétition déjà repérés, et il en isole d’autres où la répétition se présente au premier plan du tableau clinique (névrose de destinée et névrose traumatique par exemple). Ces faits lui paraissent exiger une analyse théorique nouvelle. En effet, ce sont des expériences manifestement déplaisantes qui sont répétées, et l’on voit mal, en première analyse, quelle instance du sujet pourrait y trouver satisfaction  bien qu’il s’agisse de comportements apparemment incoercibles, marqués de cette compulsion propre à tout ce qui émane de l’inconscient, il est difficile d’y mettre en évidence, même sous forme de compromis, l’accomplissement d’un désir refoulé.  »
Mathilde trouve-t-elle du plaisir dans ses alcoolisations compulsives  Certains diront oui. Ils réprouvent ce qu’ils devinent de jouissance dans le comportement de Mathilde. D’autres diront non. Comment peut-on éprouver du plaisir à s’avilir ainsi, à s’anesthésier au point de devenir l’objet sexuel des petits pervers laragnais qui découvrent avec Mathilde les plaisirs de la tournante  Jouissance toujours. Jouissance inacceptable pour les soignants, qui ont la sensation d’être utilisés pour faciliter une jouissance qui les interdit.
Si la répétition du déplaisant, voire du douloureux, est reconnue comme une donnée irrécusable de l’expérience analytique, les auteurs varient sur l’explication théorique qu’il convient d’en donner.
«  Au service de quoi opère la tendance à la répétition  S’agit-il comme l’illustreraient en particulier les rêves consécutifs à des traumatismes psychiques, de tentatives faites par le moi pour maîtriser puis abréagir sur un mode fractionné des tensions excessives  Ou bien faut-il admettre que la répétition doit être mise en dernière analyse en rapport avec ce qu’il y a de plus «  »
, de «é
moniaque  » dans toute pulsion, la tendance à la décharge absolue qui s’illustre dans la notion de pulsion de mort    »
Où va Mathilde  Vers la vie ou vers la mort  La réponse à cette question paraît d’importance. Si c’est vers la mort qu’elle va, nos soins palliatifs se justifient. Si c’est vers la vie, si ce sont les pulsions d’autoconservation qui l’animent, il n’est pas sûr que notre démarche de soins soit adaptée.
La conception d’Edward Bibring propose une solution médiane. Il suggère «  de distinguer entre une tendance répétitive qui définit le ça et une tendance restitutive qui est une fonction du moi. La première peut être dite «delà du principe de plaisir  » dans la mesure où les expériences répétées sont aussi douloureuses qu’agréables, mais elle ne constitue pas pour autant un principe opposé au principe de plaisir. La tendance restitutive est une fonction qui tente par divers moyens de rétablir la situation antérieure au traumatisme  ; elle utilise les phénomènes répétitifs au bénéfice du moi. Bibring, a, dans cette perspective, proposé de distinguer les mécanismes de défense où le moi reste sous l’emprise de la compulsion de répétition sans qu’il y ait résolution de la tension interne, les processus d’abréaction qui de façon immédiate ou différée déchargent l’excitation, enfin des mécanismes de dégagement dont la «  fonction est de dissoudre progressivement la tension en changeant les conditions internes qui lui donnent naissance.  »
Il apparaît a priori difficile d’imaginer que les cuites de Mathilde puissent se comprendre comme des tentatives de dégagement, comme une utilisation de phénomènes répétitifs au service du moi. Mais comme nous ne savons qu’écrire ou transmettre «alcoolisée  », il nous manque quelques éléments. Alcoolisée comment  ? Mathilde boit. Fort bien. Mais comment boit-elle 
De l’amour et de la cristallisation
Il faudrait écouter Mathilde qui ne fait pas que boire. Il faudrait une approche clinique. Après tout un parangon d’alcoolisme est-ce que cela ne pourrait pas se soigner avec un parangon de clinique 
C’était un après-midi au Provence. Mathilde est venue avec Nicolas, un de ses compères de boisson. Ils voulaient dicter à l’infirmier référent du journal un texte sur le manque pour le journal «Passe-Muraille  ».
«  Le manque fait partie du plaisir.
J’ai du mal à trouver mes mots. Il y a par exemple le stade de la cristallisation. Cela concerne toutes les ébauches. Dans l’amour aussi il y a une période de cristallisation. C’est tout ce que l’on met en train pour réaliser ce que l’on souhaite. C’est peut-être le meilleur moment parce qu’après on est déçu si ça se réalise. C’est l’instant où l’on met tout en place pour réaliser quelque chose. C’est mieux que l’après ou le pendant.
Pour moi, il y a quelque chose comme ça avec l’alcool. On arrive à vivre dans un état second. Lorsque l’on est normal,  ça ne tourne pas rond. »
Vous saviez, vous, que Mathilde connaissait le mot « cristallisation » 
Ce mot, ce signifiant devrais-je dire, il change beaucoup de choses. Dans notre écoute en tout cas. D’abord parce que la cristallisation, c’est un phénomène par lequel les molécules d’un corps s’orientent régulièrement, le faisant passer à l’état de cristaux. Nous aurions plutôt pensé Mathilde du côté de la distillation, ou arrêtée à l’état liquide. Ainsi que l’écrit F. Brunot  «  Dans cristallisation, on sent l’idée de cristal, et en outre l’idée de formation de, passage à l’état, transformation en.  »
Nous étions empégués avec Mathilde dans la répétition  ; par la magie d’un petit article pour le journal, un mot surgissait qui semblait traduire une idée de mouvement.
La cristallisation, ça fait aussi penser à la structure.
Dans ses Nouvelles conférences sur la psychanalyse Freud écrit que si nous laissons tomber à terre un bloc de minéral sous forme cristallisée, il se brise, mais pas d'une façon quelconque ; les cassures s'opéreront selon des lignes de clivage dont les limites et les directions, bien qu'invisibles extérieurement jusque-là, se trouvaient déjà déterminées de façon originale et immuable par le mode préalable du cristal.
Il en serait de même pour la structure psychique. Peu à peu, à partir de la naissance (et sans doute avant), en fonction de l'hérédité pour certains facteurs, mais surtout du mode de relation aux parents dès les tout premiers moments de la vie, des frustrations, des traumatismes et des conflits rencontrés, en fonction aussi des défenses organisées par le Moi pour résister aux poussées internes et externes et des pulsions du ç
a et de la réalité, peu à peu le psychisme individuel s'organise, se cristallise tout comme un corps chimique complexe, tout comme un cristal minéral, avec des lignes de clivage originales et ne pouvant varier par la suite.
Ce mot de cristallisation nous a fait rêver. Quelques souvenirs de bac de français. Le fantôme de Stendhal a fait irruption dans notre prise en charge. Stendhal et Mathilde et pourquoi pas Julien Sorel, tant que nous y sommes  ? Il nous fallait retrouver «  De l’amour  »
où il explique sa théorie de la cristallisation. Pour Stendhal, la cristallisation est le processus par lequel l’esprit, modelant la réalité sur ses désirs, couvre de perfection l’objet aimé (ainsi lorsque l’on jette un rameau d’arbre dans les mines de sel de Salzbourg et qu’on l’en retire quelques semaines plus tard, les plus petites branches sont couvertes d’une infinité de brillants cristaux, on ne peut plus reconnaître le rameau primitif).
Que nous dit Mathilde 
«  Que ce qu’elle préfère, c’est le stade de l’ébauche, c’est le moment où l’on met tout en train pour réaliser quelque chose que l’on souhaite, le moment où on idéalise, où l’on orne de mille perfections l’objet de son désir. Après, elle est déçue si ça se réalise. Ce stade de la cristallisation est mieux que l’après ou le pendant. L’alcool lui permettrait d’être toujours dans l’avant. Jamais de pendant, jamais d’après. Des projets. Rien que des projets. Comme si la réalité ne pouvait jamais être à la hauteur de ce qu’elle imagine.  »
A cette première cristallisation, en succéderait une deuxième qui naît du doute. L’amant arrive à douter du bonheur qu’il se promettait, il devient sévère sur les raisons d’espérer qu’il a cru voir. La seconde cristallisation, produit des diamants qui confirment cette idée  «m’aime.  » A chaque quart d’heure de la nuit qui suit la naissance des doutes, après un moment de malheur affreux, l’amant se dit  « elle m’aime  »  ; et la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes, puis le doute à l’œil hagard s’empare de lui et l’arrête en sursaut. Sa poitrine oublie de respirer, il se dit  «Mais est-ce qu’elle m’aime    » C’est l’évidence de cette vérité, c’est ce chemin sur l’extrême bord d’un précipice affreux, et touchant de l’autre main le bonheur parfait, qui donne tant de supériorité à la seconde cristallisation sur la première.
Tout se passe avec Mathilde, comme si en terme stendhalien, elle ne pouvait avoir accès à cette seconde cristallisation, comme si elle ne pouvait répondre positivement à l’affirmation «Elle m’aime  ».
Entendons qu’il est aussi question d’amour, donc de transfert.
Qu’en est-il des relations entre Stendhal et Mathilde  ? Elle a lu Stendhal et a entendu parler de cristallisation quand elle avait vingt ans. Nous ne savons pas si Mathilde boit pour oublier, mais ça elle n’a pas oublié. Marylène a commencé à lire le texte avec elle. Mathilde a approuvé les différents passages décrivant les étapes de la cristallisation. «L’irraisonnable  » pour elle, c’est d’aller vers l'alcool parce qu’elle ne sait pas où elle va. Elle sait qu’elle ne pourrait pas s’arrêter et quand elle s’arrête, elle ne sait pas pourquoi. L’alcool est un tiers dans le couple. Son couple avec la bouteille exclut la relation et la deuxième personne. L’alcool induit la solitude et pourtant elle ne se sent pas seule. Même en couple on est chacun dans son coin, chacun dans sa tête. Il y aurait là quelque chose d’insupportable. Cette séance a eu comme suite une tentative de lecture de «L’écume des jours  » hélas sans lendemain. Mais pouvait-elle en avoir  Mathilde nous explique que non. Si Mathilde vit au présent de l’indicatif, celui-ci semble avoir la valeur d’un futur proche, ou plutôt de ce temps que les Hébreux nomment l’inaccompli.
Un changement d’écoute 
Le changement pour Mathilde  Ce serait d’accepter l’écart entre ce qu’elle imagine et ce qui est, ce serait d’accepter de prendre le risque d’être déçue sans avoir besoin d’engloutir un tonneau des Danaïdes. Il faudrait qu’elle accepte d’abandonner un peu de l’ancien.
Faisons retour au premier entretien au Club.
Mathilde parle de crises de tétanie qu’elle a fait à âge de quatre ans. Elle a vécu depuis toute petite dans le mensonge et la violence. Elle a été complice du mensonge de sa mère qui allait voir son amant l’après-midi. Elle protégeait sa mère. Elle parle de sa famille. Elle dit de son père qu’elle avait une relation très privilégiée, qu’il lui a appris plein de choses. Quoi  La musique, les musées, les après-midi dans son atelier. Il était bijoutier. Au fait, un parangon est aussi une pierre précieuse, une perle, un diamant sans défaut. Au fait, sans cristallisation, un bijoutier ne peut pas travailler.
De sa mère, elle dit qu’elle était inexistante, que c’était un fantôme. Elle dit que sa mère c’est le mensonge et qu’elle n’a plus de contact avec elle depuis de nombreuses années.
Son père aurait eu un trauma crânien qui aurait provoqué des crises d’épilepsie. Ca allait au début, et puis son état physique s’est dégradé et son comportement avec. Elle le décrit comme violent, fou. Il dormait entouré d’armes. Elle, elle était la protégée.
Son père se cognait la tête contre les murs. Elle seule, arrivait à le calmer. Elle le prenait par la main, et l’emmenait dehors. Elle avait honte de son père en sang. Il devenait de plus en plus fou. Il y a eu l’intervention des flics. Les trois sœurs ont fait pression sur la mère pour se séparer. Son père avait chassé sa sœur aînée enceinte de ses œuvres. Elle l’apprendra au décès de son père.
Mathilde boit. Mathilde boit. Sujet Mathilde, verbe boire. Comme si au fond, avant d’être une question clinique, «Mathilde boit  » était un problème de grammaire, de conjugaison. Mathilde boit au présent de l’indicatif. C’est un temps. Mais quel temps est-ce 
Et si c’était le temps d’accomplir au moins entre nous cette fameuse cristallisation, ce phénomène par lequel les molécules d’un corps s’orientent régulièrement, le faisant passer à l’état de cristaux. «  Dans cristallisation, on sent l’idée de cristal, et en outre l’idée de formation de, passage à l’état, transformation en.  »
Le dossier de Mathilde est rempli de pièces éparses, de tentatives d’écoute avortées, d’entretiens sans continuité comme ce que nous percevons de sa vie. Tels ceux qu’elle faisait avec Jacques, en 1999 
«  Le sujet principal pour moi, c’est la timidité. Ca date de l’époque où j’étais grande comme çà. Les interrogations orales en classe, il fallait se mettre debout, je n’y arrivais pas. Par la suite on m’interrogeait que par écrit. ...  »
« 
Je me sens inhibée totalement. Je m’angoisse lorsqu’il faut voyager. Je ne parviens jamais à faire tout en une fois. Y compris ma toilette. Les phases sont entrecoupées d’une pause cigarettes avec les autres patients. Pas plus de dix minutes seule  la compagnie me manque. Ne serait-ce qu’une présence animale. Je vis avec une tension interne, je suis sur les nerfs en permanence  «je speede, soit je dors  ». Je ne parviens pas à lire, à me concentrer.  »
La clinique, ne serait ce pas, de permettre, par notre capacité à rêver, à ces morceaux de s’orienter régulièrement 
Vous avez dit changement 
Marylène Martin, Chantal Gruner, Dominique Friard
(ALEDS 3)
Violence et changement, violence du changement 
Le mot « 
changement  »
vient du bas-latin cambiare, échanger, troquer. Il décrit le fait d’abandonner une chose et de la remplacer par une autre. On peut donc retrouver au moins deux temps dans le concept de changement, le temps de l’abandon de l’ancien et le temps de l’élection du nouveau. Par quel processus abandonne-t-on la chose ancienne, et comment en arrive-t-on à en élire une nouvelle  ? On pourrait résumer là le tout des questions que pose le changement. En quoi cette double question nous concerne-t-elle nous, en tant qu’infirmiers qui exerçons à Laragne en psychiatrie  Nous ne pouvons oublier que le thème des précédentes journées était «La résistance  » et que «résistance et changement  » constituent un couple pour le moins ambigu, notamment à Laragne où l’on pose volontiers aux irréductibles gaulois en lutte contre l’oppresseur romain forcément centralisateur, protocolisant et liberticide. Après tout, c’est bien au nom d’une France éternelle, c’est-à-dire non accessible au changement que près de 20 % des Français se retrouvent à flirter avec des positions extrêmes. Le petit village est finalement assez mal fréquenté et dans les bistrots chacun se demande qui a voté pour qui et pourquoi.
Il serait inexact d’énoncer que nous sommes irréductibles au changement. Les 35 heures sont acceptables à condition qu’elles permettent le maintien des avantages acquis. Qu’importent alors les soins, les grands principes énoncés à longueur de réunion. Qu’elles aient des effets sur la qualité de la relation soignant/soigné, sur le contenu et la durée des transmissions infirmières, sur la continuité des soins, sur l’investissement même du travail, peu nous chaut. Il sera toujours temps de manifester contre des charges de travail trop importantes, contre une augmentation de la violence dans les unités. Nous sommes pour le changement, pour le changement qui ne change rien, pour le changement dans la continuité. C’est dans cet aphorisme giscardien que nous nous retrouvons tous  syndicalistes aux rentes de situation installées, gardiens de l’ordre établi, cadenasseur d’un hôpital ouvert sur la communauté, sur la vie.
Et pourquoi ne serions-nous pas réfractaires au changement  Tout changement est-il bon  Sommes-nous aujourd’hui plus heureux qu’autrefois  N’était-il pas plus confortable de se penser comme des exécutants des prescriptions médicales  Le statut de « soignant » et les responsabilités qu’il implique est-il préférable à celui de gardien anonyme chargé de surveiller ces sortes de grands enfants qu’étaient les patients  N’est-ce pas cette sorte de fuite en avant vers toujours plus de progrès, toujours plus de bénéfices, toujours plus de possessions, toujours plus de sécurité qui produit la violence, l’insécurité, la maladie  Ces réformettes, ces contrôles de plus en plus tatillons, ces tracasseries de chefaillons sont-ils réellement un progrès  Cette volonté de garder intacte le pouvoir de gouverner l’asile, cette violence symbolique décrite par Bourdieu ne font-elles pas le lit de toutes les remises en cause radicales comme de tous les changements de façade  En fait de changement, n’aidons-nous pas la technocratie à s’habiller des oripeaux abandonnés par une façon citoyenne de se préoccuper du bien public  Ne remplaçons-nous pas nos anciens maîtres par d’autres, encore moins légitimes 
Mais laissons là la polémique et retrouvons Jean-Louis au self, promu lieu d’un changement repéré et repérable.
L’inconnue de 19 heures 30
«
Les uns derrière les autres, nous attendons notre plat chaud. Une femme arrive pour se joindre à notre attente, qu'elle ne supporte pas très rapidement.
« 
Cotte, cotte, cotte, cottttt  ». S'exclame-t-elle. A notre intention. La file baisse la tête espérant un retour au calme.
«gros patapouf    » lance-t-elle à un colosse moustachu qui vient chercher sa cuillère oubliée.
Imperturbable, l'homme s'éloigne après avoir pris l'objet, sans relever la provocation. Tout le monde souffle, ce n'est pas pour cette fois-ci.
Je m'approche de cette dame avec l'intention de dégonfler la situation. Eviter une autre provocation qui dans certains cas pourrait conduire à un échange de coups. Cette personne, d'un certain âge, vêtue style années soixante-dix, tatouages aux bras, semble avoir bu quelques verres. Il me semble l'avoir déjà aperçu, hier, accompagné d'un soignant de l'unité d'en face. Je lui dis, vu la carrure d'épaule du monsieur : «  Vous n'y allez pas avec le dos de la cuillère (expression communément employée dans les lieux de restauration) vous ne craignez pas de vous mettre en danger.  »
Elle me regarde, souriante, les yeux pleins de larmes, passe devant moi avec son plateau, me laissant à mes considérations, et va s'asseoir à une place, seule, arborant maintenant un air amusé.
Je retourne avec mes compagnons de table. Quelques instants plus tard, le bruit sonnant de vaisselles cassées fait sursauter les paisibles dîneurs. La dame a envoyé son plateau sur le sol. Et sort du self en hurlant qu'elle n'en peut plus. D'un cri, terrible, comme nous en entendons parfois, un cri insupportable, pleine d'angoisse, un cri qui arrête toutes les discutions en court, comme s'il nous fallait du temps pour savoir s'il a vraiment existé tant il évoque l'horreur dans notre tête.
Vu le succès de ma précédente intervention, je me précipite sur le téléphone pour demander l'aide de l'unité concernée. Ils arrivent. En attendant, je me dirige à l'extérieur de la cafétéria. La dame est à quelques mètres contre un arbre. Elle pleure à gros sanglots, semble à bout, la tension est extrême. J'ai le sentiment que tout peut arriver. Elle fait mine de vouloir se fracasser la tête contre l'arbre. Les hurlements redoublent à l'arrivée de la collègue. Mon inconnue s'adresse à l'infirmière qu'elle reconnaît. «  Ne me touchez pas  »
. Elle lui lance le message, avec force, qu'elle ne peut plus rester dans cette unité. De plus, nous nous apercevons qu'elle arme son sac, visiblement lourd, sur son épaule ce qui arrête net la collègue car le jet lui serait destiné. Les cris continuent, exprimant son désaccord avec son hospitalisation et la façon dont on la traite.
Je m'approche. Je m'inquiète de son repas qu'elle n'a pas pu finir, et du pourquoi elle en est arrivée là. Elle me répond qu'elle ne supporte plus ici, d'être seule, qu'elle a bu et n'a pas envie d'entendre les sermons des infirmiers, qu'elle se sent moche … Tout vient pêle-mêle, mon inconnue s'agite, l'anxiété déborde, sort par un flot de paroles, de larmes, de gestes désordonnés. Mes propos semblent toutefois la rassurer petit à petit. Il me semble bénéficier d'une place particulière, je suis un inconnu pour elle aussi, tout pourrait-il être possible dans cette rencontre ?
En regard à son état d'effondrement, je lui propose de la raccompagner dans son unité. Et que là bas il y aurait, certainement une solution pour qu'elle finisse son repas. Et par la même occasion nous pourrions trouver, avec les personnes qui la connaissent bien, un moyen pour la soulager, au moins pour ce soir. Elle accepte à condition que je lui tienne la main. Je lui propose mon bras et nous faisons quelques pas. «  J'avais dit ma main  »
. Le vif rappel à l'ordre pour me signifier que déjà je pratiquais une entorse dans cette rencontre de quelques minutes. Je lui donne, donc, ma main, sous son injonction. L'infirmière, rassurée sur la suite, part au self pour manger à son tour.
Nous arrivons dans l'unité où une autre infirmière nous accueille. Nous nous installons dans le bureau, le traitement de cette dame lui est proposé. Cela a pour effet de minimiser l'épisode. Il semblerait que les mouvements d'humeur de mon inconnue soient habituels et difficilement supportés dans leur répétition. Mon inconnue me regarde. Ses yeux expriment, à nouveau, la détresse. Je comprends, alors, que cela ne va pas être suffisant. Comment transmettre les instants vécus précédemment à la collègue ? Comment lui signifier que sa patiente attend autre chose sans être intrusif ? L'inconnue me dit : «  Vous n'allez pas partir. Je sais, j'ai pris quelques verres. Et alors, ce n'est pas ça mon problème, vous savez. Ils ne savent me dire que cela. Mais j'en ai vraiment marre de tout çà.  »
La personne s'agite de nouveau. J'essaie de la rassurer, je lui propose qu'elle rencontre le médecin de garde. Et je me tourne vers la collègue d'un air interrogateur. Le message semble être passé. Elle promet de l'appeler. La dame se calme.
Je lui dis que je dois partir car d'autres personnes m'attendent. Et qu'elle va, elle aussi, pouvoir finir son repas dans le service en attendant le médecin. Elle me dit bonsoir et merci.
Depuis, nous nous sommes croisés plusieurs fois au self. Un sourire, un petit bonjour de la main, … en souvenir de quelques instants, au self.  »
Une violence davantage perçue
Finalement rien que du très banal, une scène que l’on n’ose appeler violente comme il s’en manifeste tant d’autres en ce nœud institutionnel qu’est le self. Lieu de tensions, lieu d’échanges sociaux, lieu d’insécurité qui nécessiterait la présence d’infirmiers-vigiles surpayés pour effectuer un simple travail de gardiennage. Dans notre réflexion sur la violence dans l’institution, nous nous sommes arrêtés sur ce lieu en le considérant comme un analyseur social. Le self comme lieu du changement. Lorsque nous en avons parlé autour de nous les réactions ont été vives parfois agressives. Si ça c’est un changement, eh bien vaut mieux rien changer. Si nous écoutons les cuisiniers, les ASH, les personnels administratifs et techniques le self est le lieu où se concentre une violence insupportable. Qu’en est-il exactement  ? Tout porte à croire que le temps de repas au self suscite moins d’incidents violents que ce qui existait dans les différentes unités. S’il n’a jamais été possible à Laragne, pour diverses raisons, d’évaluer réellement et sérieusement l’importance de ces incidents, différents éléments permettent d’expliquer cette diminution de la violence au moment des repas. Les patients hospitalisés sous contrainte, ceux qui restent en pyjama ne peuvent manger au self. On écarte ainsi les patients les plus fragiles, ceux qui sont en état aigu, on limite ainsi, de fait les risques de débordements. Ces patients plus instables bénéficient par contre de repas plus tranquilles, plus entourés dans leurs unités. La présence de soignants plus disponibles contribue à les contenir. Qu’à l’échelle de l’hôpital, que sur un plan quantitatif, la violence soit plus rare depuis que le self existe n’empêche pas que ces incidents soient perçus d’une façon plus dramatique dans un lieu convivial, davantage fréquenté. Lorsqu’un patient explose dans une unité, la violence n’est vécue que par les soignants présents, que par les patients qui en sont victimes, que par le médecin de garde appelé en urgence, que par les infirmiers renfort. La plupart du temps, l’institution n’en sait rien. Il faut un niveau de violence exceptionnel pour qu’elle en entende parler. Les quelques mots rapportés en réunion clinique sont comme castrés de leur charge émotive. Tout est organisé pour que l’affectif soit banni, jusqu’à l’injustice, jusqu’à la surdité, jusqu’à la mauvaise foi. Cette violence-là ne concerne pas ceux qui sont en dehors du quotidien. Elle ne peut être qu’imputable à une maladresse, à un défaut de gestion. Lorsque la violence s’agit devant un public institutionnel, ces mécanismes de défense ne jouent pas, tous sont concernés.
Des points de vue qui divergent
Si nous écoutons quelques-uns de nos collègues, le self constitue une régression inacceptable dans la vie des unités. Ils décrivent un avant fait de convivialité, de petits plats dans les grands, de repas thérapeutiques. Ils décrivent le fonctionnement asilaire d’un lieu où il leur est demandé de surveiller, gardienner, où ils en sont réduits à signer une feuille pour attester qu’ils ont bien été présents. Présents à la surveillance, c’est-à-dire absents au soin. Tous ne s’en plaignent pas, certains sont bien dans leur peau de surveillants. Ils s’installent en bout de chaîne, donnent les serviettes, papotent avec tel ou tel, échangent avec le cuisinier. Leur présence ne se limite pas à un unique aspect matonnesque, ils donnent un contenu souvent convivial à cette forme d’îlotage. Il ne faudrait pas penser cette opposition surveiller/soigner d’une manière manichéenne. Elle est le reflet d’une demande sociale. Au fond, cette opposition entre soin et surveillance ne fait que répéter celle qui séparent les infirmiers dans les unités. Les positions varient même selon les circonstances et les contextes. On retrouve au self l’écart entre régulation et pacification décrit par Madeleine Monceau. Au delà du self et de Laragne, c’est même toute la problématique de la psychiatrie qui s’exprime là. Rien de très spécifique.
Si nous écoutons ceux qui ont en charge l’aspect économique des repas, également important, nous entendrons parler de gouffre financier, de surconsommation des desserts, de défaut d’organisation. Chacun a ses critiques sur un changement dont le succès surprend.
Succès, il faut le dire, il faut l’affirmer. Succès, oui.
Qui fréquente, à défaut de soigner les personnes atteintes de psychose sait combien il est difficile de modifier leurs habitudes, combien il est difficile de les amener à investir un lieu nouveau. Contre toute attente, les clients du self l’ont investi. A tel point que ses 42 places paraissent insuffisantes pour accueillir tous ceux qui y mangent. A tel point que l’on attend les beaux jours avec impatience pour pouvoir bénéficier des places en plein air.
Oui, ce self est un succès. La preuve c’est qu’il a été investi massivement par les patients. Ils n’ont pas à donner leur avis. Ils ne participent pas à la commission repas où ils devraient pourtant avoir leur place en tant qu’usagers, que clients. C’est toujours par l’intermédiaire des soignants qu’ils s’expriment. Si l’on parle de changement permettre la représentation des clients, des usagers dans ce type d’instance en serait un intéressant. Mais là ce ne serait plus un changement mais une révolution. On ferait de la psychothérapie institutionnelle, de la vraie. Il ne peut y avoir de travail sur l’institution sans représentation des patients.
Le lieu d’existence du collectif
Le self est même devenu le seul lieu où gravitent les différents groupes de pression institutionnels, avec tout ce que cela implique. Les patients y mangent, ils s’y rencontrent, y communiquent les nouvelles pour eux importantes. Ils y revoient des soignants qui ont été pour eux moteurs d’un changement, d’une évolution. Ils vérifient que le lien existe toujours même s’ils ont changé d’unité. Les soignants y mangent, pas tous, mais beaucoup. Les personnels administratifs et les ouvriers y mangent, ce qui n’est pas forcément le plus simple pour eux. Les cadres et cadres-infirmiers supérieurs, voire même l’infirmier général y mangent et y rencontrent patients et soignants. Les psychologues le fréquentent également. L’équipe de direction réserve même parfois sa table. Même si tout semble organisé pour que la rencontre n’ait pas lieu, l’unité de lieu et d’action est respectée. Tous ceux qui font vivre l’institution s’y retrouvent et peuvent échanger quelques banalités ou des propos plus engagés. En ce sens le self est devenu le lieu d’une institution vivante, le lieu des échanges collectifs. C’est en ce sens que l’on peut parler d’un changement réussi.
Comment n’y aurait-il pas alors de manifestations de violence  Un théâtre est offert, et il ne faudrait pas s’en servir  C’est parce que le self est le centre de la vie collective qu’il fonde, qu’une certaine forme de violence s’y manifeste. Où mieux qu’au self appeler au secours  Où mieux qu’au self jouer la folie  ? Quel meilleur théâtre pour tous les jeux hystériques  Quel meilleur endroit pour faire savoir son mal être lorsque l’on n’en peut plus d’être livré à soi-même, à ses pulsions  C’est un endroit où l’on devrait forcément trouver une limite. Il y a mille façons de brutaliser une personne, mille endroits où le faire, mille moments pour se laisser aller. Les unités sont riches en petits coins où régler ses comptes. Le faire au moment du dîner, sous les yeux des dîneurs, en plein va-et-vient institutionnel est un choix, presque un défi. Et l’institution a une façon bien à elle de répondre aux défis, de poser des limites, d’affirmer ses valeurs.
Le self se sent. Il est des soirs où la tension est perceptible, où circule comme une électricité négative, où il suffirait de pas grand chose, d’à peine une étincelle pour que tout s’embrase. Il est des soirs où réguler ne suffit pas. Il est des soirs où il faut être présent. C’est au self que l’on perçoit le mieux l’humeur collective, avec infiniment plus de justesse que dans les réunions dites institutionnelles où ne se brasse que du fonctionnement.
L’ancien survit dans le nouveau
C’est un changement. Il s’est donc effectué sur les lignes de fracture institutionnelles qui s’y retrouvent et qui s’y expriment. On peut toujours affirmer que l’équipe de direction est éloignée de la vie quotidienne des patients. Mais c’est au self que l’on perçoit le mieux cet éloignement lorsque l’on contemple ces tables réservées, vides dans un self plein. C’est lorsque l’on voit les patients manger à toute vitesse, debout parfois, que l’on se rend le mieux compte que l’institution n’appartient pas aux soignants ou aux patients. On peut toujours épiloguer sur la participation des médecins à la vie institutionnelle, c’est au self que l’on perçoit le mieux ce qu’il en est de la réalité de leur présence. Mais après tout, peut-être est-ce cette fonction à distance du quotidien qui construit l’aspect thérapeutique du soin à l’hôpital 
Le self n’a pas toujours existé. Il y eut un avant. Dans la précédente salle de restaurant nommée «l'aquarium  » en raison des peintures marines qui le décorent, équipée à l’ancienne, personnels administratifs et techniques cohabitaient déjà le temps du repas avec les patients. A midi précise, les uns et les autres quittaient leur bureau, leur atelier pour s’installer à table. Tout aurait été pour le mieux s’il n’y avait eu ces patients psychotiques chroniques et leur façon de se mal tenir. Qui accepterait sereinement de manger en face de Bébert ou de Gégène sans être payé pour le faire ? Ils pètent, ils rotent, la nourriture dégouline le long de leur menton, ils s’essuient la bouche avec le revers de leur manche, certains parlent seul. Le temps du repas est un temps de repos d’autant plus qu’il est pris hors temps de travail. C’est fait pour décompresser, pour parler entre collègues. Alors, les patients. Petit à petit, avec un peu de pression par ci, des remises en place bien senties par là, s’est installé un mode de fonctionnement qui eut pour effet d’évincer les patients du restaurant. Comme les psychotiques « baffrent » vite, ils furent progressivement contraints de se mettre à table à 11 h 45 puis 11 h 30. Ainsi, tous étaient contents. La majorité des soignants et des soignés mangeaient dans leur unité, seuls ceux de l’unité de dynamisation fréquentaient un self déserté par la majorité des soignants et des patients. Unité de lieu, unité d’action mais pas de temps. Qui critiquerait cette adaptation 
Quarante deux places au nouveau self semblaient bien suffisantes pour accueillir tout le monde. Les unités furent équipés de fours performants pour réchauffer les barquettes plastiques. On institua un service à table. Les soignants durent vérifier la température de tous les plats qui sortaient du four. Ils eurent en fait beaucoup plus de travail et durent s’occuper de taches peut-être moins soignantes. La formation des ASH coïncida avec la mise en place de la liaison froide, les soignants qui préparaient les repas, faisaient la vaisselle et devaient en plus assurer le ménage le week-end virent tout le parti qu’ils pouvaient tirer de ce self ouvert à tous. Par ailleurs, les médecins arrivant régulièrement à midi pour les entretiens, les patients étaient souvent contraints d’interrompre leur repas et de manger froid.
Les managers expliquent cela fort bien. «  Les établissements de soin, et particulièrement les établissements publics, se placent le plus souvent dans une situation de décision dite émergente. La dispersion des activités et la dilution du pouvoir entre les différents responsables fait de la stratégie le résultat d’une suite de micro-décisions sans perspective d’ensemble. La prééminence des médecins-chefs de service dans le processus décisionnel, la taille des unités dans lesquelles s’élaborent les projets d’importance stratégique et le jeu de la représentativité conduisent à «’
incrémentalisme  ».  » (1)
Un bien grand mot pour dire que toute activité nouvelle ne peut être conçue que comme une activité supplémentaire, ce qui explique la difficulté à remettre en cause les anciennes.
Plus il y aurait de patients à manger au nouveau self, moins il y aurait de tables à mettre dans les unités, moins il y aurait d’entretiens à accompagner. Les soignants pourraient même prendre le temps de «chouchouter  »
les entrants, les patients déments, les régressés qui continueraient à manger dans le pavillon. Tous y gagneraient. En terme de charge de travail, c’était inattaquable.
Le self nouveau conçu pour accueillir 80 personnes sans problème (en deux services) dut faire face à l’arrivée de 120 convives. L’équipe de direction sortit sa calculette. Ouvert de 12 h à 13 h 30, le restaurant pourrait facilement contenir tout le monde pour peu que l’on fasse l’équivalent de trois services d’une demi-heure. Sauf que. Les psychotiques «dynamisésé
s  » de l’ancien restaurant avaient intégré que l’heure du repas, c’était 11 h 30 et attendent l’ouverture dès 11 heures. Les personnels administratifs considèrent que manger à midi est un droit. La cohabitation impossible revenait à l’ordre du jour. Si l’ancienne salle de restaurant permettait de faire des tables de soignants, le nouveau organisé autour de tables de quatre oblige la «convivialitéé  »
. Les patients des autres unités estiment également que manger à midi est un droit, d’autant plus que l’afflux de mangeurs à cette heure est tel qu’ils ont moins de choix quant aux plats. L’équipe d’après-midi arrivant à 13 h 30, il est de fait impossible aux soignants d’accompagner les patients au self de 13 heures à 13 h 30. L’enfer est souvent pavé de bonnes intentions.
Le self est un analyseur institutionnel. C’est un terrain miné, une zone de front où le combat contre la folie se mène au quotidien. Qu’un patient fasse une fausse route, que les soignants présents pratiquent une manœuvre de Hemmlich que le généraliste appelé exécute les gestes d’urgence et aussitôt, dehors, des petits groupes se forment et discutent. Le mot «scandale  »
est celui qui revient le plus souvent.
A qui appartient l’institution ? Aux soignants, aux patients, à ceux qui l’administrent, qui la gèrent, à ceux qui permettent à l’intendance de suivre et de fonctionner, à ceux qui l’entretiennent ?
Heureusement le soir le self est moins investi. Il est ouvert de 18 h 30 à 19 h 30. N’y mangent que les patients et de rares soignants obsédés par l’idée de repas thérapeutiques.
Manger 
Au fait, manger c’est quoi 
Est-ce s’alimenter  De ce point de vue les patients sont nourris. Tous le sont. Une courte vue pourrait donner à penser que c’est suffisant. Le repas se résumerait à une organisation qui nourrirait un maximum de personnes à un coût moindre. Il se déclinerait en préparation de repas, via la liaison froide, en service, en enlèvement de plateaux, en nettoyage, en gestion de planning de personnel compétent. Il impliquerait une formation des différents personnels, formation technique pour les uns (les cuisiniers), relationnelle pour les autres (les ASH).
Manger est-ce seulement s’alimenter  Non, c’est se nourrir dans un espace de convivialité. Là, les problèmes commencent à apparaître. Nous avons déjà évoqué cette difficile cohabitation. Si nous prenons en compte qu’un repas doit être convivial, il faut pouvoir assurer cette qualité d’ambiance, il faut donc que ceux qui remettent en cause cette qualité de repas soient mis hors d’état de le faire. D’où le recours à des soignants vigiles vigilants. Mais là, d’autres problèmes se posent. Les soignants ne se vivent pas plus comme des vigiles que les cuisiniers ne se vivent comme des loufiats. Il y a une atteinte à leurs valeurs professionnelles, à leur idéal du moi. Il y a comme une forme d’incohérence entre ce qui leur est demandé de soins dans les réunions cliniques et ce rôle de surveillance qu’on exige d’eux. Ils ne se feront jamais taper sur les doigts par le cadre-infirmier supérieur parce qu’ils voient de moins en moins de patients en entretiens infirmiers, ni parce qu’une activité a été abandonnée, par contre s’ils ne vont pas surveiller au self, ils vont entendre parler du pays. Comme un double discours, comme une double contrainte. Ca rend fou ce genre de choses.
Pour les soignants, le repas est un temps thérapeutique. Ils ont appris qu’il existait une conduite alimentaire et que cette conduite était souvent perturbée chez les patients psychotiques. Les soignants jugent que leur rôle est de soigner les perturbations de cette conduite. Le repas prend donc pour eux un tout autre sens.
A l’hôpital psychiatrique, c’est bien connu, tout est thérapeutique : les séjours, les appartements, le tarot du samedi soir, la partie de pétanque rituelle, les mises en chambre d’isolement et donc les repas. Il suffit qu’un acte soit accompli par un soignant pour être thérapeutique. C’est dans le cahier des charges.
Pour les cuisiniers, manger avec les patients ce n’est pas du travail, ce qui est du travail c’est de préparer la nourriture, éventuellement de la servir. Comment percevraient-ils que ce qu’ils préparent et les conditions dans lesquelles se déroule ce repas est le support d’une activité thérapeutique  Comment pourraient-ils se rendre compte que c’est parce que des soignants mangeaient avec M. Livraie, qu’ils instauraient un espace ludique autour du repas que sa régression a été freinée  Comment pourraient-ils savoir que c’est lors d’un dîner que Mme Varsovie a fait le lien entre l’agression du Dr Lunel et sa relation avec sa mère  Comment sauraient-ils que manger avec un patient délirant qui arrive cela peut être une façon de le rassurer, de lui montrer que la nourriture n’est pas empoisonnée  Comment sauraient-ils que le repas comme d’autres temps permet un apprivoisement de certaines entrées  Comment sauraient-ils que ce repas que nous prenons avec tel ou tel patient est inscrit dans une démarche de soins  Il arrive même qu’un ou deux soignants soient présents pendant le repas et qu’ils ne les voient pas, qu’ils demandent de la présence infirmière. Ce n’est donc pas tant d’infirmier qu’ils ont besoin mais d’une présence en bout de chaîne, une présence qui les rassure, qu’ils puissent percevoir. Un soignant en tenue.
A la rencontre de l’équipe des cuisines
Afin d’en avoir le cœur net, de contribuer à notre niveau à rapprocher les points de vue, nous sommes partis à la rencontre des cuisiniers un matin de novembre, deux usagers nous accompagnaient. Ce fut un formidable brouhaha en même temps qu’une bien jolie rencontre. L’accueil des collègues des cuisines fut à la hauteur de l’événement.
Ils identifient deux domaines différents autour du self  une partie technique (la leur), une partie médicale (incarnée par les infirmiers). Le rôle des infirmiers, de leur point de vue, consiste à faire régner le calme, à faire preuve d’autorité pour éviter les frictions entre patients, pour réguler la prise des desserts. Leur rôle, à eux, est de servir les repas, point final. «On est en contact avec les clients, avec la clientèle. C’est une bonne chose. Nous on les connaît pas. Cela permet de les voir, d’avoir un dialogue, d’apprendre à les connaître. C’est pas les barquettes, c’est l’assiette. C’est un échange. Eux si c’est pas bon, ils vont nous le dire. Il y a une partie un peu thérapeutique.  »
Si ce contact avec la clientèle est un aspect positif lorsque tout se passe bien, le changement et notamment le passage à la liaison froide a entraîné une dévalorisation de leur identité professionnelle. Si les artistes n’ont pas leur place dans une cuisine d’hôpital, les cuisiniers constituent, dans leur domaine une sorte d’aristocratie. Le cuisinier opère dans sa cuisine. Il a rarement un contact avec la clientèle. Servir au fond, c’est le rôle du serveur, du loufiat. Dans les écoles hôtelières ou dans les lycées professionnels les deux professions ne font pas bon ménage. Il y aurait comme une dévalorisation dans ce passage au service même si ce lien avec la clientèle est apprécié.
Le passage à la liaison froide, en dehors de la perte des qualités gustatives a impliqué une modification de leurs conditions de travail. «On est cuisinier, on n’est pas là pour ouvrir des cartons  travaille dans l’isolement  On est des déballeurs. On n’a qu’à mettre la nourriture dans les cartons. C’est plus difficile moralement, c’est plus dur avec la nouvelle norme. On n’a pas eu le choix, on fait les mêmes tâches mais réparties différemment. Avant on faisait plusieurs choses. Avant il y avait l’esprit d’équipe.  »
Cette dévalorisation de leurs compétences, réelle ou imaginaire, est au fond, la première violence, qui leur est faite.
Leur discours montre bien cette atteinte narcissique. «Il y a trop de coupures entre les infirmiers et les cuisiniers. Il y en a qui nous ignorent totalement. On se sent quantité négligeable. Ils passent, ils prennent leur repas et c’est tout. Il y a ceux qui rentrent et qui disent bonjour, d’autres non. Il y a des fois où l’on se sent mal à l’aise. Ce serait bien que les soignants se rendent compte de la façon dont on travaille. Lorsque des nouveaux arrivent, on leur fait visiter l’hôpital, les services, jamais les cuisines. Il n’y a que quand on est au self qu’on voit quelqu’un.  »
On ne peut pas ne pas faire de liens entre ce que nous évoquions à propos du rôle de surveillance des infirmiers et ce rôle de déballeurs qui leur est dévolu. Deux corps de professionnels qui se sentent dévalorisés gèrent le self. Comment cela ne générerait-il pas de la violence ?
La question des desserts vient focaliser tout ce mal être. «Le problème des desserts, c’est ingérable  C’est de la folie  Les patients prennent 5 ou 6 desserts. Ils ont les poches pleines. Ils passent, repassent. C’est dur à gérer. Si on leur dit quelque chose, on se fait agresser. Ils prennent pour accumuler dans leur chambre. Ce qui est pris n’est pas forcément consommé. Et quand c’est consommé, est-ce encore assez frais  ? Nous devons nous tenir au budget. Ceux qui arrivent les derniers n’ont plus rien. on est limité en desserts. »
Le problème est la difficulté de parler de ces difficultés, des peurs que ces comportements suscitent. «On ne peut pas en parler. Moi je le dis aux infirmiers présents. Il y en a qui comprennent, d’autres pas. Le groupe pilotage n’est pas fermé, mais il n’est pas fait pour ça. Au groupe pilotage il y a un soignant qui a dit que les infirmiers ne sont pas là pour encadrer les patients que ce n’est pas leur rôle  On ne sait pas à qui en parler, on a un métier plus difficile que le votre. On ne peut pas en parler même au groupe de pilotage. Nous, on n’y va pas là-bas, il y a les représentants hiérarchiques.  »
Retrouvons nos managers 
«
La remise en cause de la légitimité d’une institution a pour signe avant-coureur un malaise croissant des individus qui la composent. Bien que l’antinomie entre le discours et le vécu institutionnels introduise des tensions au sein de l’organisation, la crise reste à l’état larvé tant que les individus ont la possibilité de se réfugier dans une fiction collective déconnectée de la réalité. Dans le cas contraire, ils vivent une crise d’identité. L’institution ne leur permet plus de valoriser leur image comme dans le passé. Source de doutes, d’anxiété et de frustrations, elle n’offre plus à ses membres qu’une alternative  transformer inconfort et injustice en satisfactions masochistes ou quitter le groupe dans lequel ils ne peuvent plus se reconnaître.  »
(1)
Thérapeutique, ces repas 
Le contraire de thérapeutique, c’est chronique, asilaire, iatrogène, nosocomial. Avez-vous vu la file
de patients qui attendent ? Les avez-vous vu prendre leur plateau repas, laisser de côté les salades, les légumes verts, et se ruer sur les quiches, les pizzas (ceux qui peuvent les mâcher), préférer systématiquement les pâtes, les purées, les frites, les pommes de terre, le riz aux légumes verts. Avez-vous vu ces plateaux surchargés de fruits, de yaourts qu’ils emporteront comme autant d’en cas dans leur chambre ? Au hit-parade des mets, le sucré remporte tous les suffrages. Après tout la diététique, hein, c’est bon pour les somaticiens. N’empêche que de nombreux neuroleptiques impliquent une prise de poids et qu’en raison de cette prise de poids et de son effet sur la vie sociale et sur le narcissisme des patients, beaucoup arrêtent leur neuroleptique et rechutent donc davantage, d’où plus de réhospitalisations.
Avez-vous entendu ce silence ? Ils sont assis les uns à côté des autres, taciturnes, concentrés sur leur assiette dont ils avalent le contenu à grands coups de cuillères rapides. A peine le temps de mâcher que déjà, c’est englouti. Ils font le plein. Dix minutes montre en main. Ils regagnent ensuite leur unité presque en courant. Tous ne se ruent pas sur l’alimentation. Il en est qui parlent, échangent, se provoquent, se battent même parfois. Ceux-là sont les névrosés, les états-limites. Ils se retrouvent dehors à fumer tranquillement. C’est le haut du panier de la psychiatrie. Les soignants ne les aiment pas. On les étiquette facilement de psychopathes. N’empêche, ils sont vivants.
Ces repas là ne sont certainement pas thérapeutiques. La nourriture est bonne, parfois même excellente, je vous recommande le thon à la provençale et le navarin d’agneau aux petits légumes. Il y manque malgré tout la vie, les échanges sociaux indispensables. C’est propre, c’est clean, c’est hygiénique. N’empêche que c’est mort. Heureusement que de temps en temps, l’un ou l’autre explose.
Les cuisiniers, les ASH font ce qu’ils peuvent. J’ai rarement vu des professionnels aussi disponibles. Ils plaisantent, prennent à cœur leur travail, s’essaient à offrir des prestations de qualité. Mais l’ambiance ? Ils ne peuvent tout porter seuls. Il faudrait que des soignants mangent au self, qu’ils puissent prendre leur temps, que le repas soit un temps de partage.
«Le repas thérapeutique  » est le seul soin que les soignants paient pour effectuer. L’administration considère le repas thérapeutique comme un avantage en nature, les soignants doivent donc le déclarer aux impôts. Comme si l’on assimilait les séjours thérapeutiques à des vacances, et que la durée du séjour soit déduite des congés annuels. Les personnels administratifs et techniques comprendraient-ils que les soignants soient payés pour manger alors que eux payent et subissent la proximité des patients  à titre quasi-bénévole  Il est vrai que les abus ont été nombreux. Combien de soignants ont bénéficié de repas gratuits pris entre eux, sur une table à l’écart des patients ? Combien ont fini par intégrer cette gratuité des repas au point d’y voir un avantage acquis ? Qu’il faille cadrer, évaluer, contrôler implique-t-il cette aberration qui produit de la chronicité ?
Conclusion
« 
L’identité d’une organisation, produit d’un certain nombre de facteurs politiques et organisationnels, se traduit par des modes de fonctionnement spécifiques. Elle sécrète un imaginaire collectif, c’est-à-dire une perception de l’organisation que partage l’ensemble de ses membres. Comme toute perception, cet imaginaire est sélectif, subjectif et peut s’écarter notablement du résultat qu’une analyse objective, menée par un observateur extérieur, pourrait produire. Cette vision collective est complexe et procède d’influences internes et externes. Elle s’inspire et génère des paradigmes qui conditionnent la vie des individus au sein de l’organisation. Elle est à la base d’une sorte de contrat psychologique entre chaque individu et l’organisation qui définit la nature et la force de son identification à celle-ci.
  »
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Ce dépliage du fonctionnement du self montre que d’une certaine façon, c’est ce contrat psychologique qui est remis en cause aujourd’hui dans l’institution. Il ne nous appartient pas de dénoncer ou de renégocier ce contrat. Il n’empêche que l’on voit bien autour du self, analyseur institutionnel, tout ce qui est en jeu autour du changement. Si le changement, comme l’indique l’étymologie procède d’une sorte de troc entre ce que l’on modifie et ce que l’on garde, il implique donc de la palabre. Il suppose que chaque acteur mobilisé par une modification puisse s’exprimer, échanger, s’opposer afin de s’approprier ce changement.
Modestes artisans du changement, nous proposons à notre niveau d’élaborer, de mettre en place et d’assumer une formation de trois jours destinés aux cuisiniers, voire à d’autres personnels administratifs et techniques consacrés aux aspects relationnels du contact avec les usagers. Son but serait autant d’apporter des connaissances sur la gestion des conflits avec les usagers que de renouveler ce contrat psychologique, ici attaqué, en améliorant les relations entre «partie médicale  » et «partie technique  ».
Cathy Bourg, Michel Foucher, Chantal Gruner, Marylène Martin, Jean-Louis Piquet (ALEDS 4)
1- CREMADEZ (M), GRATEAU (F),
Le management stratégique hospitalier, InterEditions, 1992, Paris.