LE SECRET ET LA
GARDE-ROBE.[1]
Comment définir un secret ? Quels rapports peuvent s’instaurer au
sein d’une famille d’accueil entre la famille et l’accueilli (dans notre
étude ; psychotique) quant à une éventuelle complicité par rapport à un
secret ?
En partant de l’étymologie du mot « secret », nous dégagerons
les notions de « contenant / contenu », de communication (liée à la
vision, l’odeur, le bruit), des « fonctions », de la
« violence » et de la « répétition » du secret.
A l’aide de ces concepts nous essaierons de mettre en évidence les
rapports entre « secret » et « analité »
Nous nous appuierons sur une observation clinique en famille d’accueil
pour étudier quelques réponses à des « secrets » ou
« non-dit » données par des personnes accueillies, de structure
psychotique. Des réponses qui, selon notre hypothèse, constituent un moyen de
communiquer le fait d’être dans le « savoir » d’un secret autrement
que par des mots. Des réponses qui sont d’autant plus lourdes à porter que le
poids d’un secret…
LE SECRET ET LA GARDE-ROBE
« la vérité d’un homme, c’est d’abord
ce qu’il cache »
André MALRAUX (Antimémoires)
Le terme « secret »
est un mot du vocabulaire courant et non du vocabulaire psychanalytique. Pour
en connaître son sens et sa signification, il me paraît intéressant de prendre
connaissance de son étymologie. L’origine du mot « secret »
date du XVIème siècle. Auparavant en vieux français, « segret »
était à l’usage. Il faut alors remarquer qu’à partir du XIIIème,
dans le sud-ouest de la France, la « chambra segreta » ou les « segreta »
dénommaient les lieux d’aisance. Le mot « secret » a donc
gardé ce sens jusqu’au début du XVIIème
comme en témoigne cet extrait d’un texte juridique de 1618 : « …tous les secrets communs, égouts et
cheminées communes seront vidés et nettoyés à frais communs… »
Les termes « secret » et « segret » dérivent tous deux du latin « secretum », adjectif de « secretus » et participe passé du verbe « secerno » signifiant séparer, mettre à part. Ce verbe, « se-cerno », est lui-même composé d’un préfixe « se » indiquant la séparation et du radical « cerno » qui constitue la racine du mot « secret », pouvant prendre des significations aux multiples facettes. Son sens premier reste concret. Il signifie « cribler » et désigne là l’opération de tamisage du grain consistant à séparer, grâce au crible, le bon grain du résidu, lui-même nommé en latin « excrementum ». Quant aux sens figurés, bien que le moyen change, ils conservent tous la notion de séparation. Pour un organe des sens, comme la vue par exemple, « cerno » signifiera discerner, distinguer un objet au loin. Au niveau de l’intelligence, par contre, il sera question de jugement, de distinguer le vrai du faux, le bien du mal.
Parmi les dérivés de « cerno » se retrouve « excerno » et « secerno ». Les préfixes viennent pour l’un, « ex », signifier le rejet et devenir « excrément », alors que l’autre, « se » traduit l’idée de mise à l’écart mais avec celle de conservation que nous retrouvons dans « secret », « sécrétion ».
Nous remarquons donc que la même racine étymologique, véhiculant l’idée de séparation avec mise à part, traduit pour le « secret » la conservation et pour l’« excrément » le rejet. Mais revenons au sens premier du verbe qui nous intéresse, à savoir « secerno ». Comme nous l’avons déjà remarqué, celui-ci nous renvoie à l’idée de tamisage du grain par le moyen d’un tamis, séparant le bon du mauvais grâce à un trou, un orifice. La fonction est ici double : laisser passer ou retenir, représentation métaphorique de la fonction anale chez l’homme.
Mais alors comment définir un secret ? Pour pouvoir en parler, il faut qu’il y ait un savoir caché à autrui fonctionnant comme un savoir à taire. Trois éléments deviennent ainsi indispensables : un savoir, la dissimulation de celui-ci et la relation à l’autre qui s’organise autour du refus de sa communication.
Qui plus est, ce savoir n’est pas banal par la place à part qu’il occupe dans les connaissances de la personne, place qui rend souvent difficile sa gestion. Il est dissimulé, écarté de la communication au moyen des non-dits, des silences autour des questions, du mensonge.
Et quel rôle joue donc le secret dans la relation à l’autre, ce troisième élément indispensable, supposé intéressé par ce savoir, curieux, intrigant ? Instrument de pouvoir sur l’autre tel une « arme secrète », de bien privé et précieux à partager avec autrui que nous mettons dans le « secret des dieux », le secret peut être aussi et à l’opposé une chose mauvaise, voire souvent honteuse. Il peut-être moyen de satisfaction, instrument de plaisir ou bien source de déplaisir. Il est un moyen de protection ou de préservation de l’autre. Les secrets professionnels, de la confession, des choses honteuses assurent ainsi une protection narcissique. Le secret possède donc des fonctions ambivalentes de bon objet narcissique ou de mauvais objet humiliant.
Dans le langage courant le terme est souvent associé à un contenu / contenant, à une problématique anale de rétention / incontinence. C’est ainsi que nous gardons un secret, que nous parlons de personne secrète qui est renfermée ou qui garde tout en elle. Nous tenons ou détenons un secret qui peut-être enfoui ou enseveli comme dans une tombe.
Sa communication reste aussi liée à cette notion de contenant / contenu. C’est ainsi que nous dévoilons un secret, que nous le découvrons ou que nous le lâchons ; ou bien encore qu’un secret transpire par des fuites.
Le terme reste aussi associé à l’odorat. Il y a ces curieux des secrets d’autrui qui « fourrent leur nez partout », ceux dont nous voulons obtenir des aveux, à qui nous sommes bien obligés de « tirer les vers du nez », et puis afin de ne pas éventer les secrets de famille nous « lavons notre linge sale en famille » etc…
Le secret s’associe aussi à l’ouie tel « un bruit qui court » ou un « secret comme un coup de canon ». La vue est aussi à l’œuvre lorsqu’il s’agit de « mettre à jour » de « dévoiler », de « découvrir ». De même « cela ne te regarde pas » est une réponse classique en rapport à un secret que nous chercherions à découvrir. Le secret intervient dans toute relation humaine investie affectivement de façon privilégiée comme notamment les rapports parents / enfants ou la relation amoureuse et suit souvent le chemin de la répétition, hélas, non dépourvue de violence. Celle-ci appartient au secret et le constitue dans le rapport avec autrui, avec ses non-dits chargés de honte, tout à la fois cachés et adressés à l’autre. La logique de tout secret sera de s’appuyer sur des mots cachés qui ne peuvent faire retour que de façon détournée ou par d’autres mots ou par des actes. L’interdiction de dire le secret repose toujours sur la parole et non sur la mise en scène.
Les secrets et les non-dits les plus fréquents ont trait à la filiation et à la mort (enfants naturels, adultères, internements psychiatriques, incestes, viols, infanticides, adoptions…).
Mais alors, au regard de notre expérience clinique, que peut-il se passer lorsqu’un psychotique se trouve à la fois confronté et porteur, complice d’un secret qui ne lui appartient pas ? Dans la psychose, nous savons que le non-dit prend une valeur énigmatique du fait d’une ignorance réelle, plus qu’une méconnaissance, portant sur un thème fondamental. Celle-ci est toujours étonnante, désarçonnante pour celui qui s’en aperçoit et elle est à la base de l’activité délirante lorsque qu’elle se manifeste.
A ce propos, l’histoire partagée avec Alexis, me paraît illustrative de notre énoncé.
Nous le connaissons depuis 1975,
date de sa première hospitalisation en H.O. pour mutisme, repli sur soi et
troubles du comportement (refus de s’alimenter, énurésie). Sans manifestations
délirantes apparentes, il se présente d’aspect très replié, les poings serrés
et apragmatique. Il ne connaît pas son age ou du moins de façon approximative
et nous dit ne plus avoir de famille. En fait il ne sait pas si ses parents
sont morts ou s’il ne les a jamais connus. Sans doute a-t-il été élevé par une
nourrice, « quelque chose comme une
famille » dit-il. Vers l’age de 14 ans il nous raconte être parti en
Cote d’or faire les vendanges, puis plus tard, à Paris, avoir été employé
pendant plusieurs années dans une entreprise de chauffage. Il conclut cet
entretien assez long et monotone en nous disant, sans être questionné qu’« il y a des choses qu’il vaut mieux
laisser sous scellé, qu’il vaut mieux oublier et s’occuper du présent… »
Alexis quitte l’hôpital en 1979
mais revient en 1980, en H.D.T., présentant un tableau clinique identique au
précédent. Il est alors supposé une activité délirante sur un terrain
épileptique. En 1982, du fait de son age encore jeune, 37 ans, une demande
d’intégration est faite vers la colonie familiale d’Ainay le Château qu’il
rejoindra de son plein gré le 20 octobre 1982. En janvier 1987, il réintègrera
le pavillon ; n’étant plus accepté dans la famille d’accueil, en raison de
son apragmatisme et de son repli sur soi. Il reprendra ses habitudes sans aucun
commentaire sur son séjour, la famille, son retour : « il faut oublier, garder sous scellé… »
Alexis restera à l’hôpital, et au cours de ces années il nous livrera quelques bribes de sa biographie, en valorisant notamment ses métiers accomplis (plombier, agent de voirie). De sa famille, il nous racontera n’avoir jamais eu de père dans sa vie, seulement un grand-père qui frappait sa mère, alcoolique, morte en 1955. « Elle était très malheureuse » nous confiera-t-il. Il aurait eu un frère et une sœur avec qui il n’a plus de contact. Il ne parlera ni de femme ni de copine.
En juin 1995, Alexis est à
nouveau admis dans une famille d’accueil, avec V.A.D. régulières assurées par
l’équipe d’A.F.T. et un suivi médical hospitalier une fois par mois.
L’intégration du patient par la famille et vice et versa se fait sans difficultés
majeures. Alexis, stimulé, fait des efforts pour sortir un peu de son
apragmatisme, sûrement pas à la rapidité souhaitée par l’équipe et
A cette époque, de nouvelles
bizarreries apparaissent dans le comportement d’Alexis. Nous apprenons que
depuis quelques temps, dans l’intimité de sa chambre, il défèque et urine dans
des sacs en plastique qu’il ferme soigneusement et range dans son armoire, dans
Depuis, Alexis n’est plus comme avant. Il s’enferme, fugue même pour revenir à l’hôpital. Il retourne finalement dans la famille d’accueil, il a peur sans rien pouvoir en dire. Bref, il ne va pas bien et la famille d’accueil non plus. La présence et le comportement d’Alexis lui sont devenus intolérables. Des discussions animent l’équipe au point d’envisager une autre forme de placement, social cette fois, et qui devait se finaliser en septembre 1998. Hélas, en juillet, quelque temps avant son départ, Alexis décède d’une fausse route, en gardant sûrement beaucoup de choses « sous scellés », « qu’il vaut mieux oublier ». A sa manière, Alexis nous aura finalement appris. A nous les soignants, il nous aura montré que « le secret et la garde-robe[2] » sont un peu l’affaire de tous…
BIBLIOGRAPHIE :
CEBULA (J.C.), l’accueil familial des adultes, DUNOD, PARIS, 1999, collection : Action Sociale.
TISSERON (S), Tintin et les secrets de famille, AUBIER, 1992
REVUES :
NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE, Du secret, GALLIMARD, N° 14, AUTOMNE 1976
Santé mentale, N°20, septembre 1997
VST N°57, jan-fev-mars 1998
DICTIONNAIRES :
Le petit Robert
Dictionnaire historique de la langue française
PARIS : les 29 et 30 SEPTEMBRE 1999
[2] Dans le vocabulaire médical de la fin du siècle dernier, aller à la garde-robe signifiait aller à la selle.