Le moindre du soin …

 

 

« Chaque jour, refaire sa place dans le monde. Faire le tour de son champ et réciter la table des valeurs. Qui m’a débarqué ici ? Qui suis-je ? Le « Collectif » est là ; la nuit est pleine d’une présence ; le silence manifeste cette chose extraordinaire ; toute ramifiée et souterraine. Le jour nous divertit et nous met sur nos petits rails quotidiens. On oublie. Les gens s’endorment en s’agitant ; ils parlent comme des somnambules. Il faut les réveiller régulièrement, afin d’assurer une petite vigilance. Mais le réveil vient quelquefois d’ailleurs. Comme la grêle qui tue la récolte. Tout est à recommencer dans la solitude de nos semblables. Rien ne parle et l’insolite se tient caché derrière des masques conventionnels. Chacun arrive avec son morceau de choix : la tête, le ventre, le pied. Tentation de se laisser aller au mythe d’une recollection totale. Mais il n’y a pas de grand corps du groupe. Simplement un treillis de choses qui s’articulent, se chevauchent, s’effacent. » (1)

Jean Oury, l’auteur de ces lignes presqu’insomniaques qui datent de 1966, est mort ce 15 mai dernier. Il avait 90 ans. Son décès nous a touchés. Sa longue silhouette, de plus en plus voutée, nous était familière. Il suffirait de fermer les yeux pour le voir, encore, assis parmi nous ici, au CMCL, ou à Laragne au gymnase quand ces journées s’y déroulaient. Ses interventions toujours pertinentes, qu’elles viennent de la salle ou de cette tribune nous titillaient, nous énervaient parfois, nous provoquaient, nous rendaient un peu plus intelligents souvent. Il nous réveillait afin d’obtenir une petite, toute petite vigilance. Bien sûr, il agaçait certains d’entre nous, les plus jeunes, les moins assurés professionnellement peut-être. Il avait l’anathème facile et plus d’un s’est retrouvé complice de la barbarie nazie sans comprendre les méandres de sa pensée. La petite, toute petite vigilance. Bien sûr, certains pensait que la psychothérapie institutionnelle c’était une vieille lune, presqu’une lubie, on se disait que ce vieil homme radotait un monde qui n’existait plus depuis longtemps. Foutaises !

Ici, chacun (ou presque) a des souvenirs de Jean Oury. Il faudrait être Pérec pour  écrire : « Je me souviens de la fois où Jean Oury a … » Le micro serait ouvert et tous ceux qui le souhaitent pourraient remplir les points de suspension.    

Il aura pris le temps de nous transmettre les quelques petites choses qu’il avait comprises et élaborées en soixante ans de présence à Laborde. Des concepts, une pratique. En ce qui concerne les concepts, je vous renvoie un peu ironiquement, je dois l’avouer, à la conférence de M. Vieuxtemps qui en a déplié, à sa façon, quelques-uns pour nous. Ironiquement en ce que les concepts chez Oury naissent de sa pratique labordienne, de sa fréquentation des philosophes, des échanges avec ses pairs, ou tout simplement de phrases proférées par tel ou tel pensionnaire de La Borde. Ces journées se veulent un hommage à son travail. Aux concepts qu’il a promenés avec lui, inlassablement triturés, remaniés, expliqués. Pas un hommage compassé, avec grand homme statufié et ouvrages rangés sagement dans une bibliothèque universitaire. Pas une évocation chevrotante des grands Anciens qui bâtirent un monde à la mesure de leurs pas de géants.

La psychothérapie institutionnelle est vivante et Jean Oury aussi ! Les livres sont ouverts, les pages sont cornées, raturées, on a écrit dans la marge. La psychothérapie institutionnelle c’est un mouvement au sens dynamique du terme et peu importe que des hommes soient morts pourvu qu’ils continuent à nous inspirer, pourvu que le mouvement perdure. La psychiatrie est en crise, tant mieux ! On manque de personnel, youppih ! Il faut être rentable, c’est merveilleux ! Nous n’en serons que plus créatifs ! La psychothérapie est née au milieu de la seconde guerre mondiale, en pleine occupation nazie ! Elle s’est développée pendant la guerre d’Algérie ! Ce ne sont pas quelques technocrates même éclairés qui interrompront le mouvement. La psychothérapie institutionnelle nous rappelle à nous qui nous en réclamons qu’il ne sert à rien de jouer perso, qu’il ne suffit pas de dribler, il faut aussi faire une passe à celui est mieux placé. Ce pourrait être une façon d’évoquer le transfert dissocié. La psychothérapie institutionnelle, c’est du collectif. Aujourd’hui, nous avons de plus en plus mal au collectif. Chacun tire la couverture de son côté, chacun cherche à se préserver, à préserver son petit peu de pouvoir, de privilège, de tranquillité face à la grande déferlante des économies à réaliser, des postes à éradiquer et des déficits à combler. Il n’y a pas de grand corps du groupe. Simplement un treillis de choses qui s’articulent, se chevauchent, s’effacent. Je me propose de cheminer, de faire un chemin avec vous, un chemin qui passe de Jean Oury à mes histoires, de l’avant création de Laborde à quelques moments qui ont marqué mon histoire professionnelle et personnelle. J’aurais pu vous raconter la fois où, à La Borde, Jean m’a adoubé. Je ne le ferai pas. Trop personnel, je serai obligé de taire trop de choses. La clinique y sera présente mais cachée parfois. Comme un braconnier. Dissimulée derrière un fourré. Il faudra suivre sa trace, son odeur.

Je me souviens de mars 1953. Je n’étais pas né évidemment.

Mars 1953 donc. Jean Oury, était médecin-chef à Saumery (aussi nommée La Source dans certains documents) (2) dans le Loir-et-Cher. C’était le seul lieu de soins psychiatriques du département. Ses locaux étaient vétustes, ce qui était souvent le cas en psychiatrie à l’époque. Pendant la guerre 50 000 malades mentaux étaient morts de faim et de privation dans des lieux souvent indignes. Oury posa donc un ultimatum à l’administration : soit on réaménageait les locaux et on les rendait propre à l’accueil des patients, soit il partait. Six mois plus tard, rien n’ayant été fait, Oury claqua la porte de Saumery et après avoir averti le Conseil de l’Ordre, emmena avec lui, sur les routes du Loir-et-Cher, l’équipe infirmière et 33 malades. Les 7 patients qui restèrent ne pouvaient pas marcher. Difficile de se représenter ce que cela impliquait en 1953 de partir ainsi à l’aventure avec ces patients et ces infirmiers. Rappelons qu’il y eut des tickets de rationnement jusqu’en 1958. A l’époque la France se remettaient difficilement de la seconde guerre mondiale, les lignes de chemin de fer, les routes, les ponts même avaient été détruits, dévastés par les bombardements américains, la panique des soldats allemands et les actes de résistance. Sur un plan thérapeutique, le largactil, premier neuroleptique, commençait seulement à être utilisé.

La petite troupe erre, elle va, elle vient. On se trouve des abris de fortune, on dort à l’hôtel quand c’est possible. Elle est même accueillie dans une maternité. Les cures d’insuline qui impliquent de plonger le patient dans le coma pour l’aider à reconstruire sa personnalité, se poursuivent malgré tout. Après deux semaines de vagabondage, les vagabonds investissent le vieux château de La Borde à Cour-Cheverny. Evidemment, tout est à inventer. La Haute Autorité de Santé n’existe pas encore, elle n’est même pas un projet. Les Agences Régionales de Santé ne régulent rien, ne demandent rien, les régions administrativement n’existent d’ailleurs pas. Pas de certification ni d’experts visiteurs, pas de protocoles ni de recommandation. Il faut inventer vous-dis-je. Inventer, innover avec les moyens du bord. Les moyens. Quels moyens ? Il n’y a qu’une seule voiture pour assurer le transport de l’équipe, le village le plus proche est à quatre kilomètres. Des habitants des localités voisines, sans aucune qualification en psychiatrie, rejoignent l’équipe et vont contribuer à cimenter un collectif. C’est de ce socle, de cette histoire-là que naît La Borde. Bien sûr, j’évoque-là de l’histoire mais aussi un mythe fondateur. Quand on raconte ça aujourd’hui, on a la sensation d’évoquer une légende. Il ne faudrait pas grand-chose pour que ça devienne hagiographique. (3) Il n’empêche. Lorsqu’il franchit le Rubicon, lorsqu’il entame sa Longue Marche, Oury n’a pas trente ans. Ceux d’entre nous que sa présence parfois ronchonnante agaçait peuvent-ils imaginer cela : un psychiatre de pas trente ans, un jeune homme quasiment, presque sans expérience, avoir suffisamment de charisme pour entraîner à sa suite, sur la route, sur ces routes-là, patients et soignants ! Ceux d’entre nous qui ont l’expérience de séjours thérapeutiques organisés, planifiés, cadrés peuvent se faire une petite idée de ce qu’il y avait d’insensé dans cet exode. J’imagine la qualité de présence de ces soignants qui ne pouvaient s’appuyer sur aucun rituel, sur aucune routine, sur le degré zéro de l’institution. Il me semble, c’est en tout cas ce que je me raconte, que c’est dans cette expérience-là qu’est né le collectif labordien. Quand on a vécu ça, quand, avec sa bite et son couteau, on a affronté collectivement des moments où l’on est érodé par le doute, des moments où l’angoisse psychotique culmine, quand on a contenu ces angoisses et les siennes propres, quand on a réussi collectivement à ne pas se laisser déborder, il me semble que l’on est prêt à tout, que tout le reste en découle. Les chambres d’isolement, la contention, la hiérarchie, pfou. On peut remettre tout ça en cause. On sait qu’on n’en a pas réellement besoin. On le sait pour l’avoir vécu. Le moindre du soin, les petites attentions, l’ambiance c’est là qu’on en mesure la force thérapeutique. C’est là aussi, sûrement, que l’on comprend que les patients psychotiques dont on décrit si facilement les aspects déficitaires, les troubles cognitifs ont des capacités à prendre soin de l’autre, fût-il soignant, qu’on ne soupçonne pas. La clinique ? Elle est partout  vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Même quand on dort, même quand on rêve, parce que l’on rêve de quoi quand on rêve ? La clinique elle est là, quand on ne trouve pas le sommeil, quand on fait quelques pas parmi les dormeurs avec en tête de grandes ou petites réflexions.

Le chemin se fait en marchant disait Oury, paraphrasant le poète Antonio Machado. C’est en marchant qu’est née l’aventure de La Borde même si c’est en moto qu’Oury a découvert le site de La Borde et son fameux cèdre. On ne soigne guère en courant. Pour soigner il faut … ralentir … s’arrêter parfois … et caler son pas … sur celui qui parle.

C’est une leçon que m’a apprise Benoît, un patient schizophrène, lors d’un séjour thérapeutique en Alsace. Nous étions partis à neuf, trois soignants et six patients dont Benoît. Dès le deuxième jour, il avait commencé à nous alerter. Replié sur lui-même, Benoît soliloquait. Très vite, il se mit à tenir des propos incohérents. Dans ses propos, il était question de guerre, de mort prochaine, imminente. Inquiets, nous nous disions que nous n’aurions bientôt d’autres solutions que de le faire hospitaliser soit en Alsace, soit de le ramener à Paris ce qui nuirait gravement à l’ambiance du groupe et plomberait certainement la suite du séjour, ne serait-ce que parce que je devrais réquisitionner notre seul véhicule et que tous se retrouveraient bloqués en attendant mon retour. Benoît, délirant, était capable de se mettre en danger, aussi l’hospitalisation était jusque-là la seule réponse envisagée à ces moments de crise. Notre institution était à plus de 400 kms, nous ne devions compter que sur nous-mêmes. Que faire ? Je devins l’ange gardien, le body guard de Benoît. Je l’accompagnais partout. A distance respectueuse évidemment. Il ne s’agissait pas de le précéder. Le reste du groupe pouvait vaquer à ses occupations avec mes deux collègues. Un beau matin Benoît levé dès six heures du matin se mit en route.

« Dominique, je sais que mon père est enterré ici, quelque part, dans un cimetière. Je veux trouver sa tombe.

- Comment savez-vous ça Benoît ?

- Je le sais, c’est tout, je le sais. »

Benoît, en arrivant dans le village où était situé notre V.V.F avait eu l’intuition fulgurante que son père, mort à la guerre, père qu’il n’avait pas connu était enterré dans ce village. Il lui fallait le retrouver afin de se recueillir sur sa tombe. Que faire ? L’accompagner dans sa démarche délirante ? Lui sauter dessus, le mettre dans la voiture et zou l’hôpital ? Je demandais à Benoît ce qu’il en pensait.

« Vous pourriez peut-être m’accompagner. A deux on arriverait plus facilement à se repérer au milieu de tous les noms. Vous vous souvenez de mon nom : Collosson, c’est aussi le nom de mon père. »

Nous partîmes ainsi de bon matin, à pied, vers le cimetière du village. Après tout n’était-ce pas une façon de le contenir ? Je revois encore le chemin qui grimpait en serpentant vers le village. Nous marchions. Benoît m’expliquait en marchant pourquoi c’était important pour lui de retrouver cette tombe. Il pourrait le dire à sa mère qui ne lui avait jamais vraiment parlé de son père. Le peu qu’il savait lui avait été dit par une vieille tante, aujourd’hui disparue. Son père, c’était un homme en photo qui portait un uniforme pour l’éternité. Un père statufié réduit à l’état d’image. Nous marchions mais ça parlait. Les propos n’étaient plus tout à fait aussi délirants. Arrivé au cimetière, nous dûmes attendre qu’il s’ouvre. Enfin, nous pûmes commencer notre exploration. Les ci-git avaient plutôt une consonance locale. Des tombes, il y en avait de toutes les formes, de tous les styles. De vrais palais mortuaires, des humbles qui s’excusaient presque d’être là, de pauvres croix réduites à l’état de squelettes de bois noircis par les intempéries. Des abandonnées, des fleuries de près. Les noms avaient été parfois effacés par l’érosion.

« Dominique, vous croyez que ça pourrait être celle de mon père ?

-Non Benoît, regardez, ça commence par un V. Après on ne voit plus les lettres, mais ça commence par un V.

- Oui, c’est vrai, mais comment en être sûr ?

- C’est un V majuscule Benoît. Il est mort en quelle année votre père.

- 1944.

- Regardez ce n’est pas la même année … 1928.

- Bon tant pis, on repart. » 

Nous achevâmes ainsi notre premier cimetière. Soulagé, je pensais que nous allions pouvoir rentrer au V.V.F.  Mais Benoît avait plus d’un tour dans son sac. C’était oublier sa conviction que son père était enterré dans ce village.

« On va demander au gardien du cimetière. Il doit savoir où est enterré mon père, lui. »

Sitôt dit, sitôt fait. Benoît pour qui toute démarche sociale était une véritable épreuve qui le laissait toujours un peu soupçonneux trouva tout de suite la cabane du vieil alsacien qui entretenait le cimetière et entreprit de lui expliquer ce qu’il cherchait.

« Ah monsieur, vous n’êtes pas le premier à chercher ainsi un proche. La semaine dernière encore, c’était une famille d’anglais qui cherchaient un oncle. Je ne peux malheureusement pas vous renseigner. Il y a sept cimetières dans notre village. Faut vous dire que le village a eu la médaille militaire lors des deux dernières grandes guerres. Ici, ça a été une véritable boucherie. Des morts, il y en a de tous pays, de toutes religions. Tout ce que je peux faire, c’est vous donner un plan pour que vous les trouviez. Certains sont dans la colline à deux trois kilomètres du village. »

Nous partîmes donc. Nous poursuivîmes ce qui devenait pour moi, de plus en plus un chemin de croix. Mais au fur et à mesure Benoît semblait s’apaiser. Il n’était, cela dit, pas question de s’arrêter boire un café. Il fallait aller de l’avant. Le prochain cimetière serait le bon, forcément. La matinée passa. L’après-midi aussi. En fin nous arrivâmes au dernier cimetière.

« Regardez Dominique, c’est la tombe, c’est elle.

- Oui Benoît. J’étais prêt à tout pour que cette marche funèbre s’interrompe. Quand je pense que je ne vais jamais sur la tombe de mes parents.

- Attendez Collosson, non c’est Collesson qui est gravé, non, ce n’est pas le nom de mon père. C’est le même prénom mais pas tout à fait le même nom. Je crois que je me suis trompé. Il s’en faut d’une lettre. On les a toutes faites, non ?

- Oui Benoît, toutes. On a regardé toutes les tombes. Vous êtes sûr de l’orthographe ?    

- Bien sûr. C’est mon nom quand même je sais comment on l’écrit. A une lettre près. On rentre ?

- D’accord Benoît mais on se boit quelque chose avant. 

- Je vous invite alors. »

Nous rentrâmes au V.V.F. Benoît ne parla plus de son père, ni de sa tombe. Il reprit sa place dans le groupe comme si de rien n’était et profita pleinement de son séjour. Les autres membres du groupe me regardèrent comme si j’étais un grand magicien. Je devins le soignant référent de Benoît. S’il resta délirant, nous pûmes éviter qu’il soit réhospitalisé. Il suffisait que je le regarde d’une certaine façon pour qu’une once de doute se mette à exister. Il s’en faut d’une lettre.   

Quelques années plus tard, je suis tombé sur les actes de rencontres qui se sont déroulées en 2000 à Strasbourg. Jean Oury y était intervenu. Je ne résiste pas au plaisir de le citer : « pour qu’apparaisse l’inattendu, il faut se mettre en mouvement. Il y a une trentaine d’années je disais que notre travail à La Borde était de « programmer le hasard ». Cela signifiait programmer l’existence, la configuration collective, pour qu’il puisse y avoir du hasard. On peut remplacer le mot « hasard » par « vide » au sens de Lao Tseu : il faut qu’il y ait du vide pour que ça marche, en opposition au « plein » compulsionnel des administrations. » (4) Il suffit de se mettre en marche … de se mettre en marche et d’être suffisamment disponible pour que l’inattendu puisse advenir. Qu’il s’agisse de partir sur les routes du Loir-et-Cher ou de chercher un nom sur une tombe dans un cimetière alsacien ! Rien ne nous effraie aujourd’hui plus que le hasard. Quand on soigne avec des protocoles on ne rencontre que du connu, on n’est plus surpris. « Mais pour qu’il y ait du hasard, poursuit Jean Oury, il faut aller le chercher ! Or, en marchant dans ce chemin qui se fait en marchant, il peut y avoir une occasion, une rencontre qui, par hasard, va modifier votre vie. Rencontre avec l’Autre, avec les autres, avec une phrase écrite il y a cinq cent ans et qui va modifier votre existence. » (4) Avec un nom sur une tombe qui rend la rencontre possible. « L’espace thérapeutique, c’est l’effet de rencontre, écrit Daniel Sibony ; il vient de ce qu’on est capable de produire comme rencontre. » (4) Que sommes-nous, aujourd’hui capable collectivement de produire comme rencontre ? Quelle place laissons-nous au hasard ? La fonction du psychothérapeute et pour moi celle du soignant est d’essayer, non pas de créer des événements –ça ne se crée pas de toutes pièces- mais de créer des occasions pour qu’il puisse y avoir des rencontres qui, peut-être pourraient retisser des événements. Ma disponibilité assumée collectivement avec mes collègues de séjour et avec le groupe des patients a permis de créer une occasion qu’il fallait saisir par les cheveux. Je dois cette leçon à Benoît et à quelques autres. Je peux la penser grâce à Oury. On peut créer quelque chose de l’ordre d’une odeur d’ambiance, un agencement un peu complexe des personnes, des espaces et des circulations qui favorisent mais la rencontre est et reste imprévisible. Alors mettons-nous en mouvement. Prenons notre bâton de pèlerin et marchons. On finira bien par rencontrer quelque chose ou quelqu’un. Et après tout, comme il le disait : « Faire de la psychiatrie, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre, même quand on dort. » Parce que c’est quand on dort qu’on pense le mieux.

Quand je pense à Jean Oury c’est à cette marche que je pense, à la confiance qu’il a su inspirer à ceux qui le suivirent et parfois sûrement aussi le précédèrent. Et quand je pense à cette marche, je me revois en septembre 2001. Non pas le 11 septembre mais le 21. Vers 10 h 30, à Toulouse, l’usine AZF explosait soufflant, entre autres bâtiments, le Centre Hospitalier Gérard Marchant. Les patients furent alors rassemblés devant le service Long Séjour, seul espace un peu épargné. Les 365 patients hospitalisés furent donc réunis dans un périmètre de la taille d’un terrain de rugby. Ils y restèrent jusqu’à l’évacuation des derniers, vers 20 h 30.

On pouvait craindre le pire. Certains de ces patients étaient en chambre d’isolement, donc susceptibles de s’agiter, de devenirs violents, avec tous les risques de contagion possibles. D’autres étaient délirants. Pris dans le souffle de l’explosion, soignants comme soignés étaient choqués, blessés même pour certains. Et pourtant, ils ont tenu. Ils ont été à la hauteur de l’événement. Alors qu’en ville, certains cédaient à la panique, à Marchant tout était calme. Il n’y avait plus de murs autour d’eux, plus de contention, le rythme des prises de traitement était bouleversé. Aucun protocole n’avait prévu cette explosion. Aucune conduite à tenir ne s’imposait. C’est avec des soins de rien qu’ils ont tenu. C’est en étant attentifs à l’ambiance qu’ils ont pu contenir l’angoisse des patients et la leur qui était peut-être plus grande encore que celle des patients. Sans nouvelles de leurs proches, ils étaient là, sur ce terrain, au milieu des patients, avec les patients. Pendant les quelques heures que j’y ai passées, j’ai vu des entretiens dans l’herbe, un psychiatre accroupi à l’écoute d’un patient couché par terre. J’ai vu les gestes de la main, ces mains que l’on serre pour se donner du courage, à soi et à l’autre. J’ai vu des soignantes étreindre de leur corps des patients inquiets, contenir les angoisses naissantes. Elles ne se préoccupaient pas alors de la sacro-sainte distance thérapeutique. Elles étaient proches parce que c’était ce qui s’imposait. J’ai entendu des paroles d’apaisement, des explications répétées du peu que l’on savait. J’ai vu des gestes de solidarité des patients entre eux. Margarita, la grande black qui terrorisait tout le monde, dansait et chantait, elle était à ce moment-là, la gardienne d’une ambiance qu’elle passait habituellement son temps à trouer. J’ai vu un patient prendre dans ses bras une soignante un instant dépassée. J’ai vu des soignantes remuer ciel et terre pour trouver une paire de chaussures pour que chacun puisse se sentir digne face à l’événement. Il n’était pas question d’hygiène à maintenir coûte que coûte mais simplement de permettre à un patient schizophrène qui irait peut-être dans un autre établissement de faire bonne figure. J’ai perçu mille et un détails, mille et une attentions, mille et un soucis de l’autre, quel qu’il soit. C’était peut-être la première fois que soignants et soignés se rencontraient, non pas dans un rapport de force mais comme des êtres humains touchés par le même événement. J’ai vu une communauté tentant de gérer au mieux un événement considérable. C’était peut-être cet événement même qui fondait un collectif.

Qu’est-ce que je foutais là ? J’étais comme un touriste, comme un haut-alpins perdu sans ses montagnes. Je n’étais pas du coin. Le hasard d’un travail de recherche sur les écrits infirmiers réalisé à Laragne, Paris et Toulouse m’avait conduit là une heure après l’explosion. Il n’empêche quand avec celui que je connais maintenant comme mon collègue Patrick je suis monté dans le bus qui conduisait un groupe de patients vers un hôpital désaffecté à quelques 110 kms de Toulouse, je n’étais plus un étranger. Je faisais partie du collectif et j’ai continué à en être de loin en loin.  A une heure du matin quand j’ai retrouvé ma voiture et me suis apprêté à repartir peut-être que les mots de Jean Oury cités en introduction cheminait en moi, m’aidait, alors que j’étais seul, que tout dormait ou faisait semblant à retraiter toutes ces émotions, toute cette mort qui m’empéguait. « Chaque jour, refaire sa place dans le monde. Faire le tour de son champ et réciter la table des valeurs. Qui m’a débarqué ici ? Qui suis-je ? Le « Collectif » est là ; la nuit est pleine d’une présence ; le silence manifeste cette chose extraordinaire ; toute ramifiée et souterraine. Le jour nous divertit et nous met sur nos petits rails quotidiens. On oublie. Les gens s’endorment en s’agitant ; ils parlent comme des somnambules. Il faut les réveiller régulièrement, afin d’assurer une petite vigilance. Mais le réveil vient quelquefois d’ailleurs. Comme la grêle qui tue la récolte. Tout est à recommencer dans la solitude de nos semblables. Rien ne parle et l’insolite se tient caché derrière des masques conventionnels. Chacun arrive avec son morceau de choix : la tête, le ventre, le pied. Tentation de se laisser aller au mythe d’une recollection totale. Mais il n’y a pas de grand corps du groupe. Simplement un treillis de choses qui s’articulent, se chevauchent, s’effacent. » (1)

Quand je pense à Oury, je pense à cette fameuse marche dans le Loir-et-Cher, je pense à Benoît et à ce 21 septembre. Je pense à une clinique vivante, à une clinique qui repose sur des petits riens, sur des soins minuscules, tellement microscopiques qu’ils ne peuvent être cotés. Une clinique qui repose sur des soignants disponibles, reconnus, suffisamment nombreux pour qu’ils puissent être présents et disponibles. Une clinique qui travaille l’institution de telle sorte que les patients, que les usagers, que les personnes qui sont hospitalisées ou simplement suivies puissent utiliser leur capacité à s’adapter et nous aident nous-mêmes à nous adapter.

Ainsi que l’écrit Jean Oury : « La « vie quotidienne » est quelque chose qui semble aller de soi. En réalité, il faut constamment traduire ce qui se présente afin d’éviter qu’elle ne s’estompe. » (4) Il nous faut des réunions pour fabriquer, souder notre collectif mais aussi pour traduire le presque rien qui constitue la majorité de nos échanges avec les patients. De vraies réunions, pas des réunions catalogues où l’on parle de dix patients en une heure. Là aussi, il faut aller au rythme lent de la marche.

Nous avons souvent affaire, en psychiatrie ou dans les soins à des faits inobservables. J’étais présent à Marchant mais j’étais sourd. Ne connaissant aucun patient, je ne pouvais traduire ce qui se passait, ni même réellement l’observer. Je repérais des effets mais la clinique c’est autre chose : «  Ça part de l’effet pour remonter à la cause. Cette démarche seule introduit des idées nouvelles, par un processus d’inventivité, tandis que la logique déductive est plutôt une logique de classification. […] Ce qui est efficace, poursuit Oury, ce n’est pas l’exactitude, au sens de l’historique ou même de l’historial, mais ce qui se manifeste de vérité, laquelle est liée aux choses les plus inapparentes, qui ont marqué quelqu’un pour l’existence entière. » (4)

Il n’y a pas de grand corps du groupe. Simplement un treillis de choses qui s’articulent, se chevauchent, s’effacent. »

Le moindre du soin, c’est la moindre des choses, ce que l’on peut offrir de mieux quand on n’a rien à donner d’autre à celui qui souffre et qui meurt que son temps, sa présence inquiète, que soi. La clinique quoi qu’on en dise, naît toujours de cette présence-là. Le reste c’est de la littérature et comme dit Benoît, il suffit d’une lettre.

 

 

Je vous remercie.

 

 

Dominique Friard, De la clinique, encore et toujours …, XXVIIIème session d’Enseignement et de Formation de l’AFREPSHA, 19 mars 2015.

 

 

Notes :

 

1-     OURY (J), Notes et variations sur la psychothérapie institutionnelle, in Psychose et psychothérapie institutionnelle, Les éditions du Champ Social, Cahors, 2001, p. 150. Texte publié une première fois dans la Revue Recherches, n°2, février 1966.

2-     La source, in Histoires de La Borde, in Recherches, n° 21, mars-avril 1976, pp. 35-38.

3-     On peut noter quelques écarts entre le récit de 1976, ce qu’en dit Oury lui-même dans son dialogue avec Patrick Faugeras, Préalables à toute clinique des psychoses, Coll. « Des Travaux et des jours », érès, Toulouse, 2012, pp. 97-98 et ce qu’en rapporte, par exemple, Le Cercle Psy dans son hommage posthume à Jean Oury.

4-     OURY (J), Rencontres et inférences abductives. Evénement, narrativité et « possibilisation », in La rencontre, Arcanes, Les Cahiers d’Arcanes, Paris 2000, pp. 43-52.