A
Marc BELHASSEN, psychologue . CMP du Cadran.Charenton
Pour la
psychanalyse, la parentalité consiste en un processus de maturation psychique
qui se développe tant pour la mère que pour le père dès la conception. Il
serait plus juste de dire qu’à cette occasion, ce processus se révèle et se
déploie avec une force normalement maximale, nourrie par les expériences de vie
infantile et les identifications inconscientes aux parents. Mais ce processus
ne s’arrête pas là. Cette maturation se poursuit au cours du développement de
l’enfant et de l’exercice de la fonction parentale.
Deux
psychanalystes Américaines se sont penchées sur cette question dans les années
60. Grete Bibring et Thérèse Benedek définissent la maternalité comme
l’ensemble des processus affectifs qui se développent et s’intègrent chez la
femme à l’occasion de la maternité. Comme dans les autres crises (adolescence,
ménopause) qui ponctuent notre développement, de profonds et complexes
changements biologiques et psychologiques s’opèrent et bouleversent l’équilibre de la femme (et de l’homme) qui
attend(ent) un enfant. Ce déséquilibre qui affecte la sphère relationnelle
(plus spécifiquement à la mère chez la
femme enceinte) et narcissique de l’individu, va entraîner de nécessaires
remaniements dont l’issue va dépendre pour une large part des relations avec
ses propres parents et des conflits infantiles résolus ou pas qui y sont
associés et corrélativement à l’état du narcissisme du parent. Car si la
transition vers la parentalité est une
source de satisfactions narcissiques (identifications positives aux parents),
elle représente aussi une source de frustrations pour au moins deux raisons, la
perte de son statut d’enfant merveilleux, unique et parfait, (perte aussi de
son ego-centrisme) et les renoncements narcissiques qu’impliquent la venue d’un
enfant et son éducation. Th. Benedek, à ce propos soutient l’idée que les
parents, au cours des soins et de l’éducation apportés à leurs enfants,
vivaient la réactualisation de leur propre évolution libidinale. En d’autres
termes, la parentalité passent par différentes phases qui suivent les
différentes phases de l’évolution de son enfant et à chacune de ces phases
chaque parent revit ses propres expériences (d’enfants, d’adolescent, de jeunes
adultes etc…), se souvient de ses comportements et des réponses données par ses
parents à ces derniers. Ceux-ci l’influenceront consciemment et inconsciemment.
Cette parentalité poursuivra son chemin
jusqu’à la séparation d’avec ses enfants et l’installation dans le statut de
grands-parents.
La parentalité fait parler d’elle,
est mise en questionnement lorsqu’une crise apparaît : crise sociale(par
ex changement du statut des femmes), crise conjugale, crise personnelle…
Ces crises font parfois vaciller
l’accomplissement harmonieux des fonctions parentales, mais elles ne touchent
pas fondamentalement le sentiment même d’être parent et la capacité d’en tenir
le rôle et d’en exercer les devoirs. En revanche des expériences répétées aux
effets traumatiques, peuvent à coup sûr gravement affecter l’accès à cette
parentalité. Si l’on admet que cette dernière est un processus dynamique de maturation
psychique, qui se développe tant pour la mère que pour le père surtout au
moment de la conception, alors ce processus peut s’arrêter pour mettre une
pause ou un terme à un état d’être insupportable.
Cela a été le cas pour une de nos
patientes. La vignette clinique que je vais vous présenter aujourd’hui retrace
en résumé, l’histoire d’une femme de 45 ans, qui a débuté sa vie par ce que
nous avons nommé « une chute abandonnique ».Dernière d’une fratrie de
cinq(trois frères et une sœur), elle grandit avec la conviction que sa mère ne
l’a ni désirée ni aimée. Elle se marie et a deux enfants de cette union. A
l’époque de son mariage, alors âgée de vingt ans, son père décède d’une tumeur
cérébrale ; sept ans plus tard, sa mère décède de la maladie d’Alzheimer.
Celle-ci ne connaîtra pas son dernier petit fils. Notons qu’aucun membre de sa
famille n’a été ou n’est alcoolo-dépendants. Elle subit une deuxième fracture,
la dissolution conjugale et enfin une troisième, la descente dans l’enfer
alcoolique. Arrivé à ce point, sa dégradation narcissique est maximale.
Pourtant elle rencontre un homme avec lequel elle a un autre enfant. Leur
relation est marquée par la violence et la haine. Cette situation finira par la
précipiter dans une dépression grave. La naissance de son dernier enfant, un
autre garçon n’arrange rien.
Quand Me A divorce de son premier
mari après 18 ans de vie commune, elle a déjà deux enfants. Il semble que cette
séparation ne se soit pas faite dans de bonnes conditions. Des conflits
conjugaux sérieux et un état d’alcoolisation important (provoqué par la
naissance de son deuxième enfant) ont précipité ce divorce. La garde de ses
enfants est confié à son ex-mari. Peu de temps après son divorce (en fait dans
la même année), elle rencontre le père de son dernier enfant Frank, aujourd’hui
âgé de 5 ans. Très vite cet homme lui manifeste son désir d’avoir un enfant
d’elle, mais elle n’est pas du tout prête. Me A se rend vite compte que son
nouveau compagnon boit aussi. Leur liaison n’a que quelques mois et Me A se
sent malheureuse parce que maltraitée. M. a l’alcool agressif. Elle voudrait partir, fuir, mais elle ne le peut, car
cet homme s’occupe d’elle, surtout financièrement (elle est au chômage à cette
période et le restera jusqu'à depuis peu). Il l’a ramassée quand elle n’allait
pas bien.
Devant l’insistance de son
concubin, elle finit par accepter d’avoir un enfant de lui, mais à son corps
défendant. A tel point qu’elle ne se rendra compte de sa grossesse que
tardivement. Peut-être qu’un médecin le lui a appris ? Il faut savoir que
Me était obèse (elle l’est beaucoup moins maintenant) et l’on peut aisément
imaginer comment son embonpoint devait masquer les transformations corporelles
que lui imposait sa grossesse. Quand elle découvre qu’elle est enceinte, elle
s’effondre et s’enfonce davantage dans l’alcool ( notons que Me a déjà fait
plusieurs TS et cures de sevrage alcoolique).
Elle cachera sa grossesse à son
compagnon jusqu’à l’imminence de l’accouchement. Cela le rendra fou et le
poussera à la taper davantage pour ne rien lui avoir révélé. Elle terminera sa
grossesse à l’hôpital suite à une TS. Franck vient au monde à huit mois dans un
état de prématurité (hypotrophie importante). L’accouchement se passe plutôt
bien, mais elle ne tient pas à prendre son enfant sur ventre. Franck est
immédiatement mis en couveuse, dans laquelle il continuera silencieusement sa
maturation, comme dans le ventre de sa mère. Aucune décision d’hospitalisation
mère-enfant n’est prise.
Franck restera en couveuse un bon
mois, période pendant laquelle Me ne lui rendra visite qu’une fois par semaine
mais toujours à reculons. Dès sa sortie de l’hôpital, elle éprouve beaucoup de
difficultés à s’en occuper et décide elle même selon ses dires, de le placer en
pouponnière (acte pour le moins chargé d’une grande ambivalence si l’on s’en
tient à ces propos). Alors âgé de neuf mois, il y séjournera pendant plusieurs
mois au cours desquels Me A rendra visite relativement régulièrement à son
fils. Mais après un accord énigmatique de l’ASE, Franck rentre chez lui. Peu de
temps après, la situation conjugale ne s’améliorant pas et l’alcoolisation des
deux parents allant bon train, un placement judiciaire s’effectue.
Franck sera placé cette fois chez
une nourrice. C’est dans ce contexte de rupture et plus précisément après une
hospitalisation en urgence pour TS et alcoolisation massive qu’une
psychothérapie démarre à deux séances par semaine. Cela fait aujourd’hui deux
ans et demi que je la suis. Les premiers temps (premiers mois) de la psychothérapie analytique ont été très
difficiles. Elle manquait régulièrement au moins une fois sur deux les séances,
et montrait une réelle difficulté (aporie de sa capacité d’élaboration) à
élaborer psychiquement son vécu. Elle arrivait en séance assez souvent éméchée
mais jamais abondamment alcoolisée ; cependant la thérapie subira les
vicissitudes de ses alcoolisations. Premier temps durant lequel notre relation
aura la consistance d’un corps fantomatique, impalpable, insaisissable. Me A
s’oubliera, jetant un voile obscur sur tout, y compris sur l’existence de son
dernier enfant.
Elle pleurait souvent et assez
vite sur son sort. Elle répétait sans répit la même expression
lancinante : « je ne m’en sortirai jamais, c’est depuis toujours
comme çà » ; Je sentais cette femme meurtrie par un sentiment de
culpabilité écrasant, un sentiment d’indignité et de honte frôlant la
mélancolie. La répétition de cette pensée-conviction obsédante, créait un mur
infranchissable entre elle et moi, impuissance face à impuissance. Sa grande
difficulté à associer avait quelque chose « d’alcooligène ». Je
ressentais une sorte d’ivresse confusionnante dont il fallait que je sorte pour
pouvoir retrouver ma capacité à l’entendre.
Un jour je saisis sa phrase alcool
au bond et lui réponds : « c’est toujours comme çà ici aussi et çà le
sera toujours si vous ne me donnez à entendre que des pleurs vides et nous
finirons par nous assécher tous les deux ». Le mot vide avait quelque
chose de provoquant mais utilisé sciemment ; en y repensant je crois que
ses pleurs n’étaient que pures émotions.
Cette interprétation exploratoire
quelque peu violente, eut pour effet une vive réaction de la part de Me :
« Mes pleurs ne sont pas vides. (elle se lève) Si je reviens je vous
raconterais ma vie ». Elle s’en va et je lui réponds : « Je
serais là Me A ».
Elle reviendra à son prochain RDV
dans un meilleur état. Elle était également mieux habillée et mieux coiffée,
animée par le fantasme que la séduction allait restaurer notre relation qu’elle
pensait abîmée par sa laideur et son idiotie.
Nous amorçons là un autre temps de
la thérapie, celui où elle va pleinement se mettre à investir l’espace, la
relation et le travail psychothérapeutique entrepris.
Elle se mit à parler immédiatement
à parler de ses rencontres amoureuses, « toutes des échecs, je n’ai pas de
chances ». Elle va s’épancher sur ces hommes qui sont tous des lâcheurs ou
des violeurs, avec une agressivité contenue tant bien que mal. Ceci l’amène à
évoquer son père, un lâcheur-déserteur précoce, puis sa mère qui ne « l’a
jamais vraiment aimée et qui l’a toujours délaissée ». « Je leur en
veux terriblement, pourquoi m’ont-ils fait cela « ?
« Violée par un oncle et
ensuite un homme que j’ai aimé… A 14 ans
j’ai plongé dans l’alcool mais pas trop, mais comme j’étais toujours dans les
fêtes, je n’ai jamais arrêté de boire ».
Pendant de long mois
(interminables pour moi), elle n’évoquera que ses difficultés quotidiennes (sur
un mode factuel, concret), son dégoût de son compagnon qui la bat, l’humilie,
et la pousse à consommer toujours plus d’alcool, noyant et creusant à la fois
sa dépression.
Je connaissais l’existence de son
petit, mais j’avais pris le parti de ne pas l’introduire dans les séances tant
qu’elle ne parlait pas d’elle même. Je ne comprenais pas très bien pourquoi
elle ne l’évoquait pas. Un jour elle se met à pleurer abondamment mais avec des
pleurs d’une tonalité différente. J’en suis pour la première fois vraiment
touché. A ce moment je sens intensément en moi la détresse d’un enfant
abandonné, cette part d’elle-même inoubliée, inoubliable, intolérable, et je
lui en fais part : « c’est la petite fille qui s’est sentie
abandonnée et rejetée que j’entends pleurer ; elle et vous même
aujourd’hui ont peur que je ne vous abandonne à mon tour » ;
« oui c’est vrai, mais je ne vais pas abandonner mon enfant ».
« Quand une mère peut tolérer
chez son enfant ce qui était intolérable chez elle, l’insupportable devient
supportable pour elle » Edna Furman.
Le processus d’échec dans lequel elle
était inscrite et duquel elle ne pouvait se dégager, était lié à une profonde
et écrasante culpabilité trouvant ses racines dans un scénario fantasmatique
aux multiples entrées communicantes
formulable en ces termes : « Si je n’ai pas été désirée, c’est que je
dois contenir en moi quelque chose de mauvais, ou qu’alors je sois une
incarnation du mal ; je suis nulle et sans valeur pour tout le
monde ; comment puis-je être aimée dans ce cas et aimer en retour ?
Tout ce que je peux entreprendre avorte et en plus je bois, çà prouve bien que
je n’ai pas le droit de vivre. »
Ainsi, on comprend mieux pourquoi
son dernier enfant, ne pouvait lui permettre d’accéder au statut de mère,
puisqu’elle ne pouvait engendrer rien de bon et que son fils concrétisait en quelque
sorte son fantasme (enfant mal fait
-prolapsus anal-, pas fini, fatigable, comportement difficile, paroles
humiliantes...). Aucun jeu de miroir n’était possible à l’exception du miroir
aux reflets déformants.
C’est à partir de l’instant où il
a été question de fantasme d’abandon dans le transfert, que Me a commencé à
parler de son enfant et de sa relation avec lui, troisième du travail
psychothérapeutique, ouvrant une nouvelle voie d’accès à la parentalité.
Elle évoque à la fois ses
souvenirs d’enfant et d’adolescente, marqués par la souffrance d’être la
mal-aimée, les violentes rivalités avec ses frères et sœur qui
jusqu’aujourd’hui la délaissent, ainsi que son vécu de mère de deux grands
garçons, majeurs, distants et peu chaleureux surtout depuis qu’elle boit. Son
dernier fils, Franck, en collusion inconsciente avec son père, répète les
propos vulgaires et disqualifiants de ce dernier à l’égard de sa mère :
« t’es moche, grosse, salope, soularde… »
On voit là l’image anéantie d’une
femme qui ne peut se sentir mère, se vivre mère, se voir mère dans les yeux de
son enfant. Elle ne laisse pas la place à tout ce qui n’est pas projection
paternelle haineuse. Elle prend les mots blessants de son petit comme des
attaques directs, en provenance du père, « il est comme son père »
dit-elle souvent. Je lui fais remarquer que ce n’est pas Franck qui parle mais
son père ». Elle me regarde d’un air surpris , interloquée et dit :
« vous pensez qu’il m’aime alors ? » « Que vous dit votre
cœur ? » « Qu’il m’aime. »
Alors vous allez pouvoir commencer
à le découvrir et à apprendre à mieux vous connaître.
La parentalité contient toujours
ou souvent l’exigence de maintenir en vie un bon parent (Albert Ciccone).
Après cette prise de conscience,
et ce dégagement progressif de représentations et d’affects hostiles et
mortifères vis-à-vis de son enfant (eux-mêmes liés aux conflits puissants non
résolus avec sa mère, à la perception qu’elle a d’elle-même ainsi qu’à celle
qu’elle a des hommes et réciproquement), elle aborda autrement sa relation avec
son enfant, prenant pleinement toute la dimension de son rôle, même s’il était
placé et qu ‘elle ne le voyait qu’un week-end sur deux. Fort de l’étayage
transférentiel parental (prenant appui sur le fait qu’elle me percevait tel un
bon parent), elle pouvait s’autoriser à sentir de nouveau mère et à vivre une
nouvelle parentalité.