Colloque AMPI 8 et 9 Octobre 2010
Ça continue…
Pour que ça continue : la fonction phorique
Pierre Delion
La
psychiatrie va mal, la pédopsychiatrie va mal, la psychologie va mal, la
psychothérapie risque d’aller mal avec le décret qui en réglemente les modes
d’exercice, et la psychanalyse a encore une fois failli aller mal avec les
attaques du bas normand dont on ne doit pas prononcer le nom. Mais surtout les
patients vont mal. Je ne m’arrêterai pas sur ce diagnostic actuel, car il
pourrait nous amener à des simplifications abusives et surtout
contre-productives. En fait c’est probablement la société dans son ensemble qui
ne va pas très bien, au-delà ou en deçà de la crise qui a bon dos. Et il me
semble que lorsque Bernard Golse, dans son éditorial du dernier Carnet/Psy nous
fait part de son analyse de ce qui se passe aujourd’hui, il redit avec force une
des thèses qu’il défend depuis longtemps : les personnes au pouvoir dans
notre société contemporaine n’aiment pas la pensée. Et c’est bien ce qui
m’inquiète le plus, ce refus affiché de la nécessité de penser. Un autre
éditorial, signalé par notre ami de « Pas de zéro de conduite »
Pierre Suesser, celui de la revue Prescrire, vient en rajouter à ces tristes
considérations, en montrant ce qui est en jeu dans la préparation du prochain
DSM V. Tout bonnement affligeant. Une pathologisation de la société sous
l’influence intéressée des laboratoires pharmaceutiques qui, de plus, veulent
nous faire accroire qu’il s’agit de science. Une fois de plus, Rabelais avait raison :
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
Mais
pourquoi commencer par de tels propos, puisque, ici, ensemble, nous tentons de
continuer à penser en termes psychopathologiques et institutionnels, et que le
sujet du jour va nous y aider. Eh bien parce que je suis convaincu, sans doute
con et vaincu, que cette attaque généralisée des pensées plurielles et polyphoniques par les
dominants actuels a des effets sur les bébés, les enfants, les ados et sur
leurs parents, en déconstruisant leur propre pensée de la parentalité, et sur
les adultes, patients et soignants, en fragilisant du même coup tous les
mécanismes qui concourent de près ou de loin à l’identité de chacun des sujets
humains. Le lamentable spectacle des extrémismes qui s’emparent de nos sociétés
contemporaines coïncide me semble t-il avec une fragilité de l’identité de ceux
qui en sont les messagers. Lapider, exciser, fatwer, bomber, attenter,
reconduire à la frontière, sont autant de mécanismes qui tendent vers une
identité statistique : voilà ce que vous devez être ou ne pas être,
identiques ou étrangers et ennemis. Nos réflexions anthropopsychopathologiques
nous conduisent au contraire à penser que dans le processus de construction de
l’enfant, en fonction de son génome, de son environnement, de son histoire et
de celle du groupe auquel il appartient, une identité se construit faisant de
lui un sujet à nul autre pareil. Et dans sa construction, le passage obligé par
l’angoisse de l’étranger est là pour nous rappeler à quel point les
processus d’identification ne peuvent se passer de l’étrangeté pour sortir
l’enfant de la tentation du même, voire des risques de l’endogamie. Bien sûr,
il peut arriver qu’une souffrance psychique résulte de cette identité
singulière, et avec ce sujet, il faudra déployer tout un art de la rencontre,
ce qu’on peut appeler aussi une phénoménologie du transfert, pour l’aider à
faire-avec son identité authentique. Ce travail psychothérapique porte sur le
monde interne. Or ce monde interne se créé par représentation des expériences
que le petit d’homme fait depuis qu’il existe. Et pour ce faire, vous proposez
qu’il faut que « ça continue ». Et je suis en accord profond avec
cette proposition. Pour au moins deux raisons. Tout d’abord, j’étais à
Barcelone quand Oury a téléphoné la dernière fois à Tosquelles, et que de ses
dernières heures, il nous a dit la fameuse phrase qui restera dans mes
oreilles : « ces trucs-là (parlant de la psychothérapie
institutionnelle), il faut que ça continue ». J’associe, comme il savait
si bien le faire avec le ça freudien. Le « ça » en question, pour
qu’il puisse être pris au sérieux dans son rapport avec le moi et le surmoi, et
la relation de transfert que Freud a réinventé à partir de la deuxième topique,
et toute la psychopathologie qui en a résulté, et in fine, pour que « ça
continue », la réflexion et la pratique institutionnelle doivent faire
l’objet de grandes précautions épistémologiques et éthiques sur lesquelles il
s’agit de ne pas céder. Mais le « ça continue » pose également la
question de la continuité, telle qu’elle a été définie par les pères fondateurs
de la doctrine de secteur, lorsqu’il s’est agi de trouver un dispositif propice
à permettre le déploiement de la relation transférentielle. Et je ne maque
jamais une occasion de rappeler que la psychothérapie institutionnelle est la
méthode de navigation sur l’océan de la folie quand la psychiatrie de secteur
en est la condition de possibilité organisationnelle. A mes yeux, la fonction
phorique est un des piliers de la sagesse psychiatrique et psychopathologique
sur laquelle je souhaitais revenir.
En
tout état de cause, je crois qu’au-delà des parents qui semblent fragilisés
dans la fondation du monde de leurs enfants, des patients quels que soit leur
âge, les soignants, aussi bien à titre individuel qu’en équipe, sont également
touchés par ce processus qui conduit au burn out un trop grand nombre
d’entre eux. Et ce n’est pas avec des remises en ordre sécuritaires de type père-fouettard
qu’une solution sera trouvée. Bien au contraire, en remettant en marche les appareils
à penser les pensées (Bion), en appui sur un bon objet d’arrière plan,
exerçant une fonction phorique « good enough ».
Mais
d’où vient donc ce « binz » de la fonction phorique ? Je vois
deux sources principales d’inspiration : Winnicott et Tournier.
« Dès
son plus jeune âge, Donald Winnicott a su qu’on l’aimait. Il connut donc (vous
apprécierez le « donc » à sa juste valeur) dans son foyer une
sécurité qu’il pouvait considérer comme
allant de soi. Dans une maison aussi vaste, toutes sortes de relations étaient
possibles et il y avait suffisamment d’espace pour que les tensions inévitables
fussent isolées et résolues à l’intérieur du cadre même. Partant de cette
position de base, Donald était libre d’explorer tous les espaces disponibles
dans la maison et le jardin, autour de lui, de remplir ces espaces avec des
fragments de lui-même et d’édifier ainsi progressivement son monde à lui. Cette
capacité d’être chez lui, lui a été très utile tout au long de sa vie. (…). Et
chez les Winnicott, tous avaient un sens irrésistible de l’humour, ce qui avec
la joie et le sentiment de sécurité que leur offrait leur cadre, signifiait
qu’il ne se produisait jamais chez eux de « tragédies », mais
uniquement des épisodes amusants.[1] »
Mais
tout le monde ne s’appelle pas Winnicott, et certains de nos contemporains ne
disposent pas des conditions personnelles, familiales et matérielles de ce
grand praticien de la psychanalyse d’enfants. Toutefois on y sent la qualité du
lien entre les membres de la tribu Winnicott. C’est dans une telle perspective
que le concept de holding, que j’ai essayé, à ma manière, de traduire en
français par « fonction phorique » prend une énorme
importance.
Jan
Abram nous résume de façon synthétique la leçon winnicottienne en insistant sur
ce qui nous servira dans l’éloge de son œuvre.
« Les
soins maternels, dans leurs menus détails, juste avant et immédiatement après
la naissance, constituent un environnement qui contient (holding environment).
Cela comprend la préoccupation maternelle primaire qui permet à la mère de
donner un soutien nécessaire au moi de son bébé. La tenue psychique et physique
dont le bébé a besoin continue d’être importante tout au long de son
développement, et l’environnement contenant ne perd jamais de son importance
pour personne [2]». Cette notion est une
reprise de l’intuition de Freud au sujet de la césure de la naissance :
« la mère, disait-il, qui avait d’abord apaisé tous les besoins du
fœtus par les aménagements de son ventre, poursuit aussi en partie la même
fonction par d’autres moyens après la naissance. Vie intra-utérine et première
enfance sont bien plus en continuum que la césure frappante de l’acte de la
naissance ne nous le laisse croire. L’objet maternel psychique remplace pour
l’enfant la situation fœtale biologique. Nous ne devons pas oublier pour autant
que dans la vie intra-utérine la mère n’était pas un objet, et qu’en ce
temps-là, il n’y avait pas d’objets. [3]».
Mais l’idée de Freud va plus loin, car je vois dans cette réflexion la matrice
de ce qui fondera le concept de « transfert », comme processus
poussant le sujet à la recherche de l’objet, une nouvelle fois, lorsque la
souffrance psychique le contraint à se faire aider. La continuité de la
fonction contenante pour accueillir voire recueillir les fragments d’images du
corps lorsque les angoisses mettent en péril la survie psychique des patients
présentant des pathologies archaïques est à mes yeux fondamentale. A ce titre,
et en prenant un ordre chronologique développemental, et non pas historique, la
théorie libidinale freudienne vient se « lover » dans la théorie
bowlbyienne de l’attachement qui insiste davantage sur l’importance, programmée
génétiquement, des réflexes archaïques comme réponses à la discontinuité de la
naissance, avant d’en déduire deux grands types d’attachement sécure et
insécure. Mais c’est par la continuité des soins maternels juste avant et juste
après la naissance que l’aventure du holding commence, en intégrant tous ces
éléments qui peuvent paraître disparates. En effet, les physiologistes de
l’obstétrique et les psychologues du développement insistent sur l’entourance
du fœtus par le muscle utérin qui créé une continuité entre les deux sujets en
interactions, et qui conduit par exemple à une première mise en forme de
l’ajustement postural intra-utérin, sur fond de pré-dialogue tonique. Le bébé,
une fois né, va investir sa « maman paroi » dans une continuité
protectrice, et les réflexes archaïques décrits par les pédiatres à ce stade du
développement sont la face neurologique du processus d’attachement, relayée par
la libidinalisation de ces expériences, jusqu’à en constituer un mécanisme
identificatoire spécifique d’un monde en deux dimensions, décrit successivement
par Esther Bick et Didier Anzieu sous le nom d’identité adhésive, et
généralisée par Meltzer sous celui d’identification adhésive normale ou
pathologique, ouvrant ensuite sur un monde en trois dimensions, celui des
identifications projectives normales et pathologiques. Certes, comme nous l’a
appris Lebovici, « la mère est investie avant d’être perçue », mais
après avoir été un objet[4]
procurant des sensations à son bébé, d’abord chaque sensation pour elle-même,
puis grâce aux capacités de comodalisation du bébé, et en appui sur la psyché
maternelle, les liant entre elles lors des fameux moments d’« attraction
consensuelle maximale ». Dans une telle perspective, on comprend mieux
l’importance primordiale de la fonction phorique décrite par Winnicott :
« La tenue (holding) protège des
blessures physiologiques, prend en compte la sensibilité de la peau du bébé (le
toucher, la température), la sensibilité auditive, visuelle, la sensibilité à
la chute (gravitation), et l’absence de connaissance chez le bébé, de quoi que
ce soit d’autre que lui-même. Elle implique une continuité de soins le jour et
la nuit et elle est différente pour chaque bébé, parce qu’elle fait partie du
bébé et qu’il n’y a pas deux bébés semblables. Elle s’adapte aussi jour après
jour aux menues transformations du bébé, liées à sa croissance et à son
développement, à la fois physique et psychique [5]». Ma
question depuis longtemps est de comprendre quelles conséquences nous pouvons
en tirer dans la thérapeutique y compris dans sa dimension institutionnelle. En
effet, Winnicott insiste sur ce point : « dans le traitement des
schizoïdes, dit-il, si l’analyste doit être prêt à donner toutes les
interprétations possibles sur le matériel présenté, il ne doit pas se laisser
entraîner de ce côté car ce n’est pas ce qui convient au patient. Celui-ci a surtout besoin
d’un soutien non sophistiqué de son moi. Il a besoin d’être tenu (holding).
Cette tenue, semblable au travail de la mère qui prend soin de son bébé,
reconnaît implicitement la tendance du patient à se désintégrer, à cesser
d’exister, à tomber pour toujours.[6] »
Je crois vraiment depuis maintenant quelques années que j’exerce ce métier, que
ce que Winnicott nous dit à propos des schizoïdes peut être étendu à beaucoup
de pathologies présentées par les bébés, les enfants et les adolescents, voire
les adultes. Et c’est sans doute ce qui fonde pour moi la réflexion dite
institutionnelle. Et comme souvent dans notre monde de la psychopathologie, le
destin pulsionnel est ouvert sur des possibilités qui peuvent conduire le sujet
tantôt vers des « tragédies » tantôt vers des « épisodes
amusants ». Or, s’il est un écrivain qui a créé des personnages
décisifs dans ce domaine, c’est Michel Tournier. C’est d’ailleurs dans son
œuvre que j’ai trouvé le concept de fonction phorique qui sous tend son
formidable roman « le Roi des aulnes[7] ».
Je me plais à penser que ces deux personnes auraient dû se rencontrer.
J’imagine assez un dialogue du genre :
Michel
Tournier : Cher Donald, quand on m’a dit que vous aviez tant travaillé sur
cette histoire de « holding » à propos des soins maternels, je n’ai
pas pu m’empêcher de penser à une notion qui traverse en quelque sorte mes
romans, pour affleurer surtout dans l’un d’entre eux pour lequel j’ai beaucoup
d’affection : le Roi des aulnes. Quand j’y repense à l’aide des
développements que vous avez réalisés de votre côté, je me dis que dès Vendredi
ou les limbes du Pacifique, j’étais à la recherche de héros phoriques.
Egalement dans les Météores. Et là où il apparaît en pleine gloire,
c’est avec Abel Tiffauges. Mais l’influence du poème de Goethe est pour
moi un commandement : la mort est au bout du chemin. « Le héros de la
bonne phorie, la phorie blanche et salvatrice, le géant Christophe, s’humilie
comme une bête de somme sous le poids des voyageurs auxquels il fait traverser
à gué le fleuve qu’il a choisi. C’est qu’il y a de l’abnégation dans la phorie.
Mais c’est une abnégation équivoque, secrètement possédée par l’inversion
maligne-bénigne, cette mystérieuse opération qui sans rien changer apparemment
à la nature d’une chose, d’un être, d’un acte retourne sa valeur, met du plus
où il y avait du moins et du moins où il y avait du plus. Ainsi le bon géant
qui se fait bête de somme pour sauver un petit enfant est-il tout proche de
l’homme de proie qui dévore les enfants. Qui porte l’enfant, l’emporte. Qui le
sert humblement, le serre criminellement. Bref l’ombre de Saint Christophe,
porteur et sauveur d’enfant, c’est le Roi des aulnes, emporteur et assassin
d’enfant. [8]» D’ailleurs Delion avait
eu l’occasion de lire un fragment de poème de Yves Bonnefoy « Les planches
courbes » il y a quelques années lors d’une journée de la WAIMH, dans
lequel le passeur se noie avec l’enfant qu’il porte sur ses épaules :
« L’esquif
ne coule pas, cependant, c’est plutôt comme s’il se dissipait dans la nuit, et
l’homme nage, maintenant, le petit garçon toujours agrippé à son cou. N’aies
pas peur, dit-il, le fleuve n’est pas si large, nous arriverons bientôt. Oh,
s’il te plaît, sois mon père, sois ma maison ! [9]»
Winnicott :
Cher Michel, je n’ai pas eu l’occasion de lire vos romans, mais je crois
comprendre ce sur quoi vous voulez insister. Et si votre Roi des aulnes est de
la même veine que ce poème de Bonnefoy, alors, bravo !, car pour cet
enfant, voilà bien un monde sans mère. « On pense souvent que je parle de
la mère et des personnes qui s’occupent des bébés, comme si elles étaient
parfaites, ou comme si elles correspondaient à ce que dans le jargon kleinien,
ou à Marseille, on appelle une « bonne mère ». En réalité, je parle
toujours de la « mère suffisamment bonne » ou de la « mère non
suffisamment bonne » parce que lorsque nous parlons de la mère réelle,
nous savons que ce qu’elle peut faire de mieux est d’être suffisamment bonne.
Le terme « suffisamment », prend progressivement une acception de
plus en plus large au fur et à mesure que s’accroît la capacité du bébé
d’accepter le manque grâce à sa compréhension, sa tolérance à la
frustration [10]».
Donc vous avez sans doute raison quand vous souhaitez déployer dans vos romans,
le côté obscure du portage, les risques de la fonction phorique, la refermeture
de la phorie sur l’emprise, l’asservissement du petit d’homme. De suffisamment
bonne, la mère peut devenir insuffisamment bonne, et même tout, sauf bonne. Les
carences affectives sont d’ailleurs là, parmi beaucoup d’autres conditions de
souffrance, pour nous montrer les conséquences cliniques de telles troubles de
la fonction phorique.
Michel
Tournier : Cher Donald, « partant du thème phorique, simple comme le
geste de poser un enfant sur son épaule, j’ai essayé d’édifier une architecture
romanesque par un déploiement purement technique empruntant ses figures
successives à une logique profonde. La phorie prend racine dans l’Adam
archaïque, puis se développe, s’inverse, se déguise, se réfracte, s’exaspère,
toujours couverte par le léger manteau de la psychologie et de l’histoire. [11] »
Par exemple dans mon roman Vendredi, lorsque Hunter, le capitaine du Whitebird,
propose à Robinson de mettre fin à ses vingt huit années de solitude sur
Sperenza, en l’embarquant avec lui, celui-ci préfère y rester pour cultiver son
monde sans autrui, au point de ne même pas poser la question à Vendredi, qui
dès lors, est réduit au rang d’animal de compagnie. Il faudra que ce dernier,
saisissant la chance qui lui est donnée, s’enfuie de l’île à bord du bateau,
pour retrouver une position subjective, le dégageant de l’emprise de son
sauveur baptiseur. Et si vous avez
l’occasion de lire le Roi des aulnes, vous verrez que mon ogre « relève du
type anal, et non pas du type phallique, comme ses deux grands prédécesseurs
littéraires Gargantua et Pantagruel (…) Le personnage fantastique de la ballade
de Goethe qui cherche à séduire l’enfant, finalement l’arrache à son père pour
le tuer[12] ».
Mes incarnations de la fonction phorique se sont arrêtées en chemin, au stade
sadique anal comme vous le dites, vous les psychopathologues, et je revendique
le rôle de celui qui parle ouvertement de la noirceur de l’homme. Quand on
tente de comprendre la violence qui envahit le monde d’aujourd’hui, on peut se
poser la question du rapport entre cette violence musculaire et cette fixation sur
le muscle anal qui n’est qu’un des muscles de l’ensemble du corps. Et c’est
vrai, prendre le monde avec ses muscles est moins civilisé que le prendre avec
ses représentations.
Donald
Winnicott : Oui je comprends mieux ce que vous voulez faire passer comme
message sur les risques d’idéalisation pour le petit d’homme, et la nécessité
pour vous d’en peindre la face cachée, ses potentialités morbides et
meurtrières. Et pour ma part, je vois une explication possible dans le fait que
« le bébé doit d’abord dominer : il doit être protégé de tout élément
perturbateur. La vie doit se dérouler selon le rythme du bébé, ce qui nécessite
que sa mère lui prête attention de façon précise et continue.[13] ».
Et pour cette attitude maternelle qui doit rapidement être complétée par une
fonction limitante en appui sur le paternel, le risque est grand de bifurquer
vers les différentes emprises possibles sur l’enfant. Comme une sorte de
difficulté à faire confiance au bon niveau et au bon moment à son enfant.
Pierre
Delion : Chers maîtres et amis, ne pensez vous pas que finalement vous
parlez de phénomènes complémentaires ? Vous, cher Donald, vous parlez de
l’art et de la manière dont on peut élever les bébés en partant d’une réalité
des parents que vous décrivez avec forces détails et avec une pertinence qui
vous a attiré de nombreux admirateurs winnicottophiles, et si j’ai bien entendu
ce sur quoi vous insistez davantage, c’est sur la posture de « mère
adéquate sans plus » qui traduit mieux « good enough mother »
selon votre amie Joyce Mac Dougall. En effet, cet élément instaure dès le début
de la vie une sorte de prise en compte du principe de réalité assumée par la
mère alors même que son bébé est d’abord selon Freud, dans un fonctionnement
psychique de type principe de plaisir-déplaisir. Et la tenue, le holding, la
phorie qu’elle déploie à cette occasion n’est que le déjà-là de la réalité à
venir. On comprend d’autant mieux comment l’assomption par la mère en appui sur
le père d’une sécurité de base va envelopper le bébé d’un prêt narcissique à
taux zéro à valoir dans son développement. Nul doute que l’adolescence sera un
moment particulier pour vérifier que le prêt n’était pas gagé sur des créances
irrécouvrables, puisqu’il s’agit d’y montrer qu’on peut déplier de nouvelles
enveloppes à partir des anciennes. Si déprime est le petit diminutif affectueux
de dépression, on comprend mieux que subprime puisse rimer avec suppression.
D’ailleurs vous l’écrivez : « Si la situation se maintient (holding),
l’environnement doit être testé encore et encore dans sa capacité de supporter
l’agressivité, d’empêcher ou de réparer la
destruction, de tolérer la gène, de reconnaître l’élément positif qu’il y a
dans la tendance antisociale, de fournir et de préserver l’objet qui doit être
cherché et trouvé. Dans les cas favorables, des conditions bénéfiques peuvent,
au cours du temps, permettre à l’enfant de trouver et d’aimer une personne au
lieu de continuer à chercher et à réclamer des objets de substitution qui ont
perdu leur valeur symbolique. Au stade suivant, l’enfant a besoin de faire
l’expérience du désespoir, et non pas simplement de l’espoir, au sein d’une
relation. Une réelle possibilité de vie pour l’enfant se tient au-delà de cette
épreuve. » Et vous ajoutez, et vraiment ça me fait très plaisir parce que
vous rejoignez les préoccupations de la
psychothérapie institutionnelle !, que «lorsque l’équipe et le directeur
d’une institution ont accompagné l’enfant à travers tous ces processus, ils ont
fait pour lui un travail thérapeutique qui est certainement comparable à un
travail analytique. [14]»
Et
vous cher Michel Tournier, vous avez certes écrit le Roi des aulnes mais aussi,
et avant ce dernier, le génial Vendredi ou les limbes du Pacifique. Il
s’agit du récit mettant en musique les différentes façons dont un sujet humain
peut se développer lorsque l’environnement n’est justement pas adéquat du tout.
Il pourrait aussi s’appeler « la crainte de l’effondrement »
comme l’a si bien dit Donald à propos des agonies primitives. Nous y voyons un
Robinson, seul survivant d’un naufrage, passer par différents stades de
reconstruction de son être-au-monde sur Sperenza, l’île sur laquelle il a
échoué. Manquant par définition de holding, il va tenter d’en trouver des
avatars successifs en expérimentant différents types de contenants :
creuser frénétiquement une pirogue dans un énorme arbre loin de la plage, et
réaliser au bout de quelques jours que cette solution était dérisoire, de quoi
faire réfléchir par ailleurs les accros du boulot ! Puis la souille,
sorte de marécage hanté par le Comte Zaroff, dans lequel le seul agrippement
possible est la poussée d’Archimède, ou le tonus pneumatique de
Bullinger, formant une sorte de moi-pulmonaire luttant contre la tentation
dépressive de la noyade. Puis la grotte fœtale et son petit cratère alvéolaire,
contenant minéral dur dans lequel il se love pour y retrouver la conscience
minimale de ses limites corporelles, sorte de « remastérisation
prénatale » chère à Sylvain Missonnier, et ainsi lutter efficacement
contre les angoisses de démembrement, faute d’un « handling
efficace ». Enfin reconstruit a minima, il va faire l’inventaire de son
île, notant tout ce qu’elle possède sur le registre du conservatoire de
Speranza ouvert à cette occasion, dans une tentative obsessive totalisatrice d’auto« object
presenting », de représenter toutes les caractéristiques de ses qualités
naturelles par leurs seules quantités, précédant de loin la loi HPST (Hôpital
Privatisé Sans Thérapeutes) !. La rencontre avec un autre sera dès lors
possible, et, comme chacun sait, elle aura lieu un Vendredi. Vous nous montrez
là, cher Michel Tournier, la manière dont vous avez reconstitué le
développement d’un enfant par le négatif, comme dans le Roi des aulnes, vous
nous montrez la fonction phorique par le négatif.
Bref,
cher Donald et cher Michel, vous êtes tous les deux de fameux
psychopathologues, et je tenais à vous en remercier du fond du cœur.
Mais
qu’il me soit permis de vous prendre comme objets d’arrière plan phoriques pour
poursuivre ma démonstration concernant les bébés, les enfants et les
adolescents qui ont manqué de fonction phorique dans leurs interactions
précoces. Les systèmes de soins qui ont été mis au point pour les accueillir,
souvent malgré eux, tout enfermés qu’ils sont souvent dans l’auto-agrippement à
leurs colères vaines et à leurs récriminations infécondes, doivent être pensés
à l’au(l)ne de ce manque fondamental chez eux. C’est dans cette perspective que
j’ai depuis longtemps soutenu l’idée que la continuité des soins, traduction en
termes de possibilisation, comme le propose Henri Maldiney, de la relation
transférentielle, devait bénéficier d’une réflexion métapsychologique sur les
différentes formes de transfert en fonction des psychopathologies de chacun des
sujets souffrants. Et partant, des différentes formes d’institutions, entendez
« constellations transférentielles », en capacités pour les recevoir
et les transformer. Les soignants des équipes de psychiatrie ne peuvent faire
l’économie d’une telle réflexion, sous peine de devoir imposer aux patients
qu’ils prétendent soigner une fonction phorique digne de la ballade de Goethe
mise en musique par Schubert et qui se termine par la mort de l’enfant porté. Conclusions
de l’autopsie : maltraitance institutionnelle. Ce ne serait pas à l’équipe
soignante de s’adapter aux souffrances psychiques de chaque patient, mais au
patient de se mouler dans le protocole qu’elle lui a mitonné pour la souffrance
standard qu’il présente. Aussi, pour porter l’enfant sur nos épaules psychiques
tout le temps nécessaire mais « juste ce qui suffit » comme le
propose Hélène Chaigneau, est-il intéressant de compléter cette première fonction
phorique d’une deuxième et d’une troisième qui la dialectise. Une
institution digne de ce nom propose des espaces d’accueil et d’observation de
la souffrance psychique, comme autant de lieux entourés dans le temps et dans
l’espace par un cordon sanitaire constitué des appareils psychiques des
soignants, qui peuvent, dans les bons cas, former un « collectif »
selon le concept développé par Jean Oury. Alors « faire institution »
devient-il possible... Ces limitations concrètes par le prétexte de l’activité
thérapeutique, par la permanence de son horaire, de sa fréquence, ses faibles
variations dans le processus du soin d’un enfant, sont comme autant d’occasions
d’exercer un portage de la souffrance psychique de l’enfant, une fonction
phorique. En rester là serait déjà utile, mais ne requiert que les
compétences du monde de l’aide à autrui. Par contre, mettre son appareil
psychique de soignant à la disposition de cette souffrance qui s’y exprime de
différentes manières est une réponse subjectale au processus transférentiel qui
cherche à s’y déployer. Cette fonction que je qualifie, avec Michel Balat, de sémaphorique
(je suis porteur des signes de souffrance psychique du patient qui ne peut toujours
l’exprimer par le langage articulé dans un parole) peut s’apparenter au
contre-transfert et aux contre attitudes produites par les soignants en
relation avec les phénomènes transférentiels dont ils sont sujets. Chacun des
soignants peut travailler pour lui ces aspects de son aventure professionnelle
sur le mode de la supervision individuelle ou groupale, et cette approche est
non seulement nécessaire mais extrêmement formatrice. Dans d’autres cas, tels
que ceux de pathologies graves de la personnalité, il peut être intéressant de
recourir à des approches institutionnelles, telles que celles qui ont été
décrites par Tosquelles avec sa « constellation transférentielle » ou
Racamier avec son rappel de la recherche menée à Chesnut Lodge par Stanton et
Schwarz. Cette troisième fonction que je nomme la fonction métaphorique
est une façon institutionnelle de faciliter le travail de transformation des
éléments bétas bizarres qui envahissent souvent le champ transférentiel de
personnalités pathologiques, notamment psychotiques et border line.
Ce
faisant, une institution devient un espace d’accueil de la souffrance psychique
qui tente de s’ajuster à chaque patient au niveau pertinent, et permet aussi
bien au bébé avec ses parents, qu’à l’enfant, l’adolescent ou l’adulte, d’y rencontrer
à nouveau les objets perdus-trouvés-créés à partir desquels il pourra
reconstruire sa narration en première personne. Penser, chacun de nous, en
première personne, mais dans le même temps en tant que membre du collectif, contribue
ainsi à endiguer la débandade qui résulte aujourd’hui de toutes les attaques
que la psychopathologie psychanalytique et la psychothérapie institutionnelle subissent
de plein fouet. Plutôt que de sombrer dans la sinistrose et de jouir des
bénéfices secondaires de la plainte, il nous faut réinvestir le monde de la
pensée, aussi bien dans ses aspects d’élaboration que de perlaboration, et
savoir en tirer toutes les conséquences sur les plans théoriques et pratiques,
autant dire, Politique.
[1] Id., 30-31.
[2] Abram, J., Le langage de Winnicott, Trad. Athanassiou, C., Popesco, Paris, 2001, 356.
[3] Freud, S., Inhibition, symptôme, angoisse, Œuvres complètes, XVII, PUF, Paris, 1992, 254.
[4] Objet est un terme problématique. Il s’agit plutôt à ce stade de l’intégrale des objets partiels décrits par Klein. Mais il y aurait tout intérêt à réfléchir sur le vecteur « contact » tel qu’il a été proposé par Szondi puis réélaboré par Schotte pour résoudre la question du pré-objectal. Dans ces moments d’intégration précoces, les rythmes (Maldiney) peuvent déjà constituer une première matrice contenante.
[5] Winnicott, DW.,(1960) La théorie de la relation parent-nourrisson, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969.[Abram 358]
[6] Winnicott, DW., (1963) Théorie des troubles psychiatriques en fonction des processus de maturation de laa petite enfance, Processus de maturation, Payot, 1970. [Abram, 360]
[8] Tournier, M., Le roi des aulnes, Le vent paraclet, Gallimard folio, Paris, 1979, 125
[9] Bonnefoy, Y., Les planches courbes, Mercure de France, Paris, 2001, 99-104.
[10] Winnicott, DW., (1952) Lettre à Roger Money-Kyrle, Lettres vives, Gallimard, Paris, 1989.
[11] Tournier, M., op., cit., p129.
[12] Id., p.118.
[13] Winnicott, DW., (1947) La haine dans le contre-transfert, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1969.
[14] Winnicott, DW., (1956) La tendance antisociale, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969. [Abram 51]