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JEAN PAUL LEROUX

Discordances de lieux, discordances de temps, discordances des sujets.

 

 « La relation médicale est une conscience qui rejoint librement une confiance »

 

Professeur Louis Portes

 

Président de l’ordre des médecins à la libération.

 

 

Bonjour,

Je vous remercie de votre invitation. J’ai hésité à l’accepter. En tant que philosophe, non soignant, non soigné, je ne voyais pas comment intervenir dans vos débats. Mais les enjeux de votre questionnement ont fini par s’imposer. Je voudrais vous faire part de quelques interrogations et étonnements à partir de positions philosophiques qui me sont propres. J’organise mon propos en trois moments, premier moment, oikos, agora, ecclesia, deuxième moment, l’accueil par gros temps, troisième moment, la créativité !

 

Premier moment  

Oikos, Agora, Ecclesia.

 

            L’oikos, c’est la maison, le domicile, l’agora, c’est le marché, l’espace où se rencontrent les citoyens, où ils discutent des affaires de la cité, où ils vendent et ils achètent, c’est le lieu de vie des affrontements des opinions, de la constitution d’une doxa commune, l’ecclesia, c’est l’assemblée des citoyens libres, le lieu où se votent les lois, où la cité se régit, où agissent les hommes en tant que citoyen. En un autre vocabulaire, on peut distinguer un espace privé, l’oikos,  un espace public/privé, l’agora, lieu des activités libres d’hommes libres, et un espace purement public ou encore public/public, l’ecclesia, lieu de la politique. Espace privé, espace du marché, espace public. Ces trois sphères d’existence se retrouvent toujours, leurs formes et leurs relations ont immensément variées et évoluent constamment. Mais elles sont, à chaque fois, instituées soit de façon non consciente, c’est le fait d’évolutions historiques, des mœurs, des institutions, soit de façon volontaire, c’est le fait de régimes ou de groupes qui prétendent imposer leur vision du monde aux autres. Ainsi leur nature et leurs relations sont décisives pour savoir si nous vivons en démocratie ou sous un autre régime. La démocratie tient à l’équilibre, à la distinction et aux relations « harmonieuses » de ces trois sphères. Il arrive que l’espace public impose brutalement aux deux autres leurs formes ; le totalitarisme est justement caractérisé par la tentative d’unifier de force ces trois sphères. Le cas le plus extrême est celui du nazisme. Les trois espaces sont alors saturés d’injonctions et d’obligations qui nient les libertés les plus élémentaires. La psychiatrie et tout le domaine de la santé se trouvent alors inféodés aux diktats du Parti totalitaire.

            Une société démocratique doit faire la plus grande place à la liberté dans l’agora et doit respecter la liberté de l’oikos, ce qui ne signifie pas que le domaine privé n’est pas soumis à la loi, un viol demeure un viol même dans le domaine privé, et si des associés prétendent comme but de leur association d’être des « réducteurs de tête », supposition absurde, cela ne sera pas autorisé par l’ecclesia. L’exercice de la médecine est une pratique de l’agora. Elle repose donc sur la liberté du patient et la responsabilité du médecin. Elle n’a de sens que moyennant la confiance réciproque entre le médecin et le patient. Sauf dans certains cas, comme dans le cas des témoins de Jéhovah, le juge n’intervient pas.

            Pourtant, la loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011, dénommée « Loi relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet des soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge », décret d’application du 18 juillet 2011, entrée en vigueur le 1er août 2011, institue selon le titre de ces journées, « la contrainte du domicile et la contrainte à domicile » sous la tutelle de la justice. Remarquons l’extrême rapidité du décret d’application alors qu’il y a tant de loi dont les décrets ne sont jamais publiés ou alors avec des délais très importants.

 Le titre de la loi est manifestement un oxymore. La loi supprime les droits des personnes dans leur domicile, la loi nie la relation d’appropriation entre le sujet et son psychisme, la loi dépossède, c’est-à-dire aliène le sujet nommé autrefois « aliéné », à qui on offrait asile pour le secourir. L’aliénation est un transfert de propriété, ce qui était à moi ne l’est plus, ce moi que j’étais, cette raison que j’avais, je ne le suis plus, je ne l’ai plus. A ce point, il serait licite de se demander si je n’ai jamais été ce moi que je prétends être ou si je n’ai jamais eu cette raison, mais nous n’entrerons pas dans ce débat. Je suis aliéné, je me suis perdu. On prétend me désaliéner, me permettre de retrouver ce moi, de me réapproprier cette raison, en aliénant mes droits, en aliénant ma liberté. Etrange paradoxe de la raison d’État !

 On offre asile au voyageur égaré, à l’étranger perdu, et encore aujourd’hui même l’asile politique se réduit comme peau de chagrin et l’asile psychiatrique accompagne ce mouvement, il diminue sous les coups de boutoir de la réforme de l’État. L’acharnement à réformer a débuté par l’hôpital psychiatrique et par une diminution du nombre des lits offerts aux malades. Dans ces conditions, l’homme perdu peut-il retrouver son chemin ? Peut-il rentrer en lui-même ? Peut-il être chez lui ? Est-on encore chez soi lorsqu’on est y contraint ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une dépossession ? E.T., le sympathique extra-terrestre de Spielberg, tend son doigt et s’écrie « maison » ! La maison, l’appartement, le chez soi est désir,  d’y être, d’en partir, d’y revenir, résidence volontaire, investie psychiquement, Claude Eveno, urbaniste auteur d’un ouvrage, Histoire d’espaces, explique que c’est le lieu le plus propice pour se forger une amitié. D’ailleurs l’une des étapes importantes d’une histoire d’amitié,et devrai-je ajouter d’amour, c’est l’installation chez soi, chez l’autre. A contrario, le chez soi n’est-il pas « marquée » au fer rouge lorsqu’il devient un lieu de « contraintes ». Un proverbe juif dit “lorsqu’on change de maison, on change de destinée”. Lorsqu’on change de maison sans la quitter, que devient la destinée ? Ce n’est manifestement plus la même. Discordances du lieu immobile ! Je n’ai plus de lieu où me réfugier, mon refuge est ma prison, je suis chez moi hors de chez moi ! La loi égare les égarés ! Double Bind spatial ! Comment cela tient-il ? Pourquoi cela n’explose-t-il pas ?

 

A l’heure actuelle, les contraintes sur la liberté dans la maison se trouvent également au cœur d’un débat portant sur les signes religieux ostensibles. Les  « nounous » qui portent le voile chez elles mais qui accueillent des enfants d’autres cultures se voient interdites de le porter chez elles dans le cadre de leur travail. L’espace privé de l’oikos est envahi par l’espace public/privé de l’agora sous la décision de l’ecclesia. L’articulation des trois espaces a toujours fait problème et continue de faire problème. Où doit-on faire passer les limites ? Questions permanentes, jamais définitivement tranchées. La différence entre les deux situations est la suivante : dans le cas des « nounous » est visée par le transfert des lois de l’espace public à l’espace privée, la signalétique d’opinions privées, dans le cas des personnes relevant de « soins psychiatriques », comme les nomme la loi du  5 juillet 2011, sont visées les personnes en elles-mêmes. Télescopage des lieux, discordances des sujets.

  

 

 

Deuxième partie

L’accueil par gros temps.

 

            Lorsqu’un malade va à l’hôpital, il est normalement « accueilli ». L’accueil est l’entrée dans la prise en charge, la marque instantanée que l’on change de statut. Nous avons une demande, elle va être accueillie. C’est un moment clef pour être reconnu comme un  sujet qui va exprimer un problème, une douleur, etc. En tant que je veux être accueilli, j’effectue une démarche, je suis acteur de mon état. Le malade qui reçoit, sur sa demande, une visite à domicile d’un personnel médical accueille celui-ci, il demeure actif. L’accueil s’inverse d’accueilli il devient l’accueillant. Dans les deux cas l’accueil conserve son sens, sa valeur, sa qualité, elle est irruption dans la temporalité d’une nouvelle relation humaine voulue, désirée, souhaitée. Les personnes demeurent également actives et le nouage relationnel, du moins on l’espère, peut alors être positif. L’accueil est condition de possibilité de la confiance à instaurer.

            Lorsque la rencontre n’est pas voulue, lorsque la rencontre est subie, lorsqu’elle est imposée, il ne s’agit plus d’accueil mais d’intrusion. Je remarque que le mot accueil est absent du texte de présentation de ces journées et le mot intrusion également. Je ne crois pas que cela soit un hasard. Il est difficile, en effet, de se penser, comme un intrus. Il est difficile, en effet, de devoir comme le dit le titre de l’intervention de Patrick Chaltiel « d’accueillir quelqu’un chez lui ». L’inversion de la relation accueillant/ accueilli est double, tout d’abord son sens est autre, elle est intrusion, ensuite au lieu de se produire du malade au personnel de santé, elle s’effectue du personnel de santé au malade. Le malade est requis d’accueillir mais le personnel de santé est également requis de soigner. La liberté qui doit régner dans l’agora ou dans l’oikos a disparu  et cela pour les deux personnes qui doivent nouer une relation ! Le temps de l’accueil est devenu le temps de l’intrusion. Le professeur Portes disait que la relation médicale est une conscience qui rejoint librement une confiance, nous voilà loin de ce modèle puisque maintenant la relation médicale est une conscience qui rejoint non librement une non confiance. Discordances de temps, discordances des sujets.

            L’inversion de sens est flagrante mais il y a encore lieu de soulever un autre aspect qu’introduit l’irruption du juridique dans la temporalité de la relation. La relation médicale est couverte par le secret médical. La vie privée n’a aucune raison de s’étaler sur la place publique. Ce fut d’ailleurs une constante de l’organisation des médecins de ne pas accéder aux demandes des autorités d’occupation allemande de signaler les résistants blessés, soignés par eux, cela allait contre le secret médical.  Par contre la justice est soumise, à juste titre, à des conditions de publicité. Tout jugement doit être public. Le temps des lettres de cachets est normalement révolu et donc un juge qui rend son jugement ne peut qu’en faire la publicité. Une personne soumise à « des soins psychiatriques » sans consentement sous jugement perd son anonymat. L’inversion continue. Une fois lancé les paradoxes s’enlacent comme les perles d’un chapelet.

 

Doit-on se contenter d’égrener le chapelet ? Sûrement pas, si l’on en croit le titre de vos journées : contraintes du domicile, contrainte à domicile : un appel à la créativité.

 

Troisième partie

La créativité ?

 

Première remarque : la situation que vous vivez n’est pas seulement d’origine psychiatrique elle est aussi d’ordre social et politique. N’y aurait-il rien à faire au niveau social et politique ? La créativité ne peut pas seulement se situer au niveau de la relation thérapeutique. Il est impossible de ne pas se souvenir que la loi actuelle est aussi une conséquence du discours du 2 décembre 2008 du Président de la République. Et puis les personnes en soins psychiatriques ne sont-elles pas des citoyennes et des citoyens comme nous ? La santé mentale n’aurait-elle rien à voir avec les conditions de vie sociales et politiques ? Par quel miracle les personnes échapperaient-elles à la situation sociale et politique ? Je sais bien que j’enfonce des portes ouvertes et que vous en êtes les premiers convaincus mais suffit-il de le savoir ? N’est-il pas nécessaire d’agir également sur ces niveaux de la réalité ? La formation continue ne doit-elle pas être aussi l’action continue et directe des citoyens ? Un malade ne peut pas faire représenter sa maladie par quelqu’un d’autre, croyons-nous vraiment qu’il nous suffit de nous faire représenter en politique et être des « abstentionnistes structurels » entre deux votes ? Ne sommes-nous pas des « aliénés » de la politique ? C’est-à-dire ne sommes‑nous pas séparés de ce que nous pouvons, de ce que nous nous devons ? Rousseau le disait déjà des anglais : « Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien.[1] » S’il est si facile à la loi de nous contraindre à domicile et nous contraindre au domicile, n’est-ce pas parce que nous avons “déserté” structurellement l’ecclesia ? N’avons-nous pas accepté trop facilement la contrainte de déserter l’ecclesia ? Aristote définissait l’homme comme animal politique, cela signifie que si on supprime la politique, il ne reste que l’animal !

 

Deuxième remarque : Comment investir d’autres types de soins et continuer à être créatifs dans ce contexte ? C’est la dernière interrogation de la présentation de ces deux journées. Mais en quoi peut bien consister une création ? Devant l’ampleur des contraintes que peut vouloir dire création ? L’implicite ici est très important. Les distorsions de lieux, les distorsions de temps, les distorsions des sujets devraient pouvoir devenir des concordances de lieux, des concordances de temps, des sujets en harmonie. Les enjeux sont de taille. Il faut pouvoir restaurer la relation médicale comme celle d’une conscience qui rejoint librement une confiance. Cela peut-il être possible ? Je ne fais que poser la question mais je voudrais souligner quelques points qui invitent, je l’espère, à être optimiste.

            L’inscription d’une relation dans le temps peut-être une condition de possibilité de renversement de la situation, l’intrus peut devenir l’accueilli. Le syndrome de Stockholm ne peut-il pas être quelque chose de positif dans ce cas ?

            La création n’est pas seulement le fait des institutionnels. N’est-elle pas le fait des malades eux-mêmes ? N’est-elle pas dans les possibilités de chacun ? Au lieu de penser que la créativité est exceptionnelle, ne pourrait-on pas penser qu’elle est ordinaire ?

            Un thème mode après Fukushima, après l’effondrement de Lehman Brother, est que l’impossible se réalise toujours. Je ne sais pas si cela est plus vrai que l’affirmation inverse mais elle a le mérite de nous autoriser à penser que la guérison est toujours possible, que les miracles sont toujours possibles et qu’ils nous appartiennent.  Mais un miracle, en tant qu’inattendu est une pure création, c’est-à-dire un événement que l’on ne peut pas rattacher à ce qui précède par une causalité quelconque.

 

Troisième remarque : Il faut donc essayer de penser le miracle de la création. Créer une situation, un événement, une œuvre qui ne se rattache pas à ce qui précède par un système de causalité, qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il y a des trous, des béances, un chaos dans la causalité, que donc les contraintes du domicile, les contraintes à domiciles, en tant que causalité juridique et finalement physique, ne peuvent pas déterminer la nature de la relation médicale, celle-ci n’est pas réductible aux discordances qui l’ont fait naître, mais pour cela il faut d’abord vouloir s’en échapper. Et apparemment vous le voulez puisque vous lancez un appel à la créativité. Remarquons que cet appel, ce ne sont les contraintes qui le lancent, contrairement à ce que dit le titre de ces journées, c’est vous, personnels de santé dans le domaine psychiatrique qui le lancez, si vous le faites c’est parce que sans cela votre action votre travail n’aurait aucun sens, aucune valeur, votre travail serait absurde. L’appel à la créativité signifie l’absurdité des motifs qui imposent ces contraintes. Cet appel est un cri de révolte contre les conditions qui vous sont faites et qui s’imposent aux personnes soumises aux soins psychiatriques sans consentement.

            La création est positionnement d’une forme irréductible à ce qui est déjà là. Il ne s’agit donc pas seulement de retrouver la relation médicale en tant qu’elle signifie une conscience qui rejoint une confiance, cela serait, vu le contexte, une restauration déjà remarquable, mais il ne s’agit pas d’une restauration mais d’une innovation, d’une création, il s’agit d’aller par delà, ailleurs, dans l’inconnu. Créer une relation médicale encore plus humanisante, encore plus thérapeutique, voilà ce que j’entends dans l’appel à la créativité. Ce qu’elle peut être ? Cela  vous appartient, il vous appartient de la créer et de le dire.

            Nous voici bien loin des protocoles, des mécanismes, des habitudes, des contraintes, du fétichisme de la loi, de l’obéissance aveugle à celle-ci. Nous voici sur les chemins de la liberté, les seuls qui vaillent, je vous souhaite de les emprunter pour le plus grand bien de tous.

                                                                                  Jean-Paul Leroux

                                                                                  15 mars 2012



[1] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Livre III, chap. XV.