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JORDI COROMINAS 

Soignants-familles : reconnaitre nos fragilités pour collaborer

 

La maladie mentale engendre beaucoup de souffrance. Il y a en premier lieu la souffrance de la personne atteinte de la maladie. Ensuite il y a la souffrance de proches, parents, frères et sueurs et grands-parents et il y a également la souffrance, rarement évoquée, des équipes soignantes et des psychiatres.  Pourrions nous envisager de nous rencontrer plus facilement, en nous reconnaissant mutuellement dans nos fragilités et nos peurs face à la maladie ?

J'observe qu'il existe souvent entre usagers, équipes soignantes, équipes sociales, psychiatres et familles des sortes de pouvoir et d'agressivité mal dirigés, provocant malaise et anxiété. Aujourd'hui cependant, existe une volonté nouvelle de collaborer, de s’allier, de partager, de reconnaitre notre ignorance et nos difficultés face à la singularité de la maladie psychique.

Je vous parle selon ma perspective, dans ses limites et ses richesses, en tant que parent d’un garçon atteint de schizophrénie, doté de mon expérience personnelle, complétée de l'expérience de familles diverses concernées par la problématique de la psychose.   La création de liens véritables avec quelques psychiatres et familles a permis à ma famille d'acquérir une meilleure compréhension de la maladie. De cette sorte, nous avons pu renouveler et maintenir notre élan vital, notre aspiration au bonheur, ne nous laissant point anéantir par nos souffrances réciproques.

Pour saisir toute l’étendu de la doleur vécue dans une famille concerné par la maladie psychique, rien de plus fort que cette phrase entendu au sein de L’Union Nationale de Familles et Amis de Malades Psychiques (UNAFAM) : « Savez-vous ce qu’est l’arrivée de la psychose dans une famille ? – C'est la guerre civile». La révélation, même le soupçon d'un diagnostic de folie concernant notre proche provoque une blessure très profonde et nous plonge dans un abime. Rien que soupçonner qu’un proche puisse être atteint d’une maladie mentale, crée une blessure si profonde qui fait que nous nous trouvions au fond d’un abime.  

D’abord les espoirs de maintenir unes familles selon des idéaux personnels, sont cassés. Les familles qui maintiennent une capacité de rebondir et de vivre normalement après la révélation de la maladie sont peu nombreuses. En général, ces familles sont plus anéanties par la douleur que les familles affectées par une maladie clairement physique, comme le cancer, ou un handicap mental, comme la trisomie. Pourquoi cette différence ? Pourquoi la souffrance liée à la maladie mentale est-elle beaucoup plus grande et paralysante ?

Cette différence d’attitude qu’on a en face de la maladie psychique par rapport à la maladie physique est d’autant plus bizarre que les handicaps psychiques les plus sérieux, comme la schizophrénie ou la bipolarité, ne semblent pas aussi graves qu’un certain nombre de maladies physiques qui peuvent être plus handicapantes encore et que leurs seul aboutissement est la mort.

Dans la réponse à cette question, interviennent plusieurs facteurs :

- la sensation de vivre toute la vie sur des montagnes russes

- la tragédie inavouable de violences domestiques,

- le fait de se retrouver, après de très grands efforts, toujours dans le point de départ,

- l’"irradiation" de la maladie mentale à l’entourage avec son lot de chaos et d’absurde,

- la histoire même de la folie dans notre culture, associée à l’horreur suprême,

- la déstabilisation de notre propre humanité causée par le côtoiement quotidien avec la maladie d’un proche, etc.…

Mais je voudrais évoquer, tout particulièrement, un autre facteur qui expliquerait bonne part de la différence d’affectation familiale selon si un membre de la famille est touché par une maladie psychique ou physique : la culpabilité.

On se sent coupable. Même, on se sent coupable de se sentir coupable. Beaucoup de familles n'arrivons pas à surmonter un « masochisme moral » qui nous pousse à expier indéfiniment une faute inconsciente par un dévouement à toute éprouve, à nous casser la tète et nous interroger pourquoi nous sommes arrivés a ce stade insensé. Dans ce monde de la maladie mentale la grande majorité de familles ressentons que si nous jouissons des joies de la vie, cela signifie que nous n’aimons pas nos proches, ou que si nous atteignons nos buts, nous humilions ces proches qui, sacrifiés pour la personne en difficulté, n'y sont pas parvenus.

Pourtant, contrairement à ce que nous ressentons et à ce que quelques écoles défendent, je suis convaincu que les familles n’y sont pour rien. Personne ne peut créer chez quelqu’un une maladie psychique. Certes, nous pouvons tous volontairement ou involontairement faire souffrir quelqu’un, nous en connaissons tous, des recettes, des ficelles, que nous continuons à apprendre tout au long de notre vie. Mais ces souffrances, mêmes extrêmes, ne créent pas la bipolarité ou la schizophrénie. La maladie psychique ne peut se commander, elle survient d’elle-même sous l’effet de facteurs multiples et le rôle que les proches y jouent est très discutable, voire nul dans la majorité des cas. L’unique fait avéré est que nous ne connaissons pas l’origine de la maladie. Et pour tant, comme dans l’autisme, on a longtemps culpabilisé les parents (les mères encore plus) en les considérant comme plus ou moins à l’origine de la maladie. C’était absurde, injuste et destructeur.

Nous ne sommes pas très loin encore du XVII siècle quand les personnes souffrant de schizophrénie étaient considérées possédées par le diable et toute la famille avec. Quand mon enfant a eu les premiers symptômes il croyait qu’une force le dirigeait dans sa culture, identifiait cette force au diable. Il voulait à tout prix parler avec un prêtre et recevoir une sorte d’exorcisme. Dans notre angoisse, mon épouse et moi avons accédé à son souhait. Alors, j’ai fait appel à un frère évangélique. A ce moment-là, mon fils était hospitalisé dans un hôpital psychiatrique. J’ai proposé au frère évangélique de l’emmener à l’hôpital, mais sa réponse fut que dans d'hôpitaux psychiatriques y avait une grand concentration de possessions diaboliques et que je devais le sortir de l’hôpital pour le faire exorciser… Décidément, il y a du chemin à faire… Face à cela et qua qu'on puisse rester critique du système psychiatrique, sa contribution à l'humanisation des personnes malades est historique et indéniable.

En fait, les familles, face aux troubles psychotiques peuvent simplement jouer un rôle aggravant ou aidant, selon qu'elles se montrent plus ou moins aimantes, présentes, cohérentes. Ce qui n’est pas facile du tout, car la maladie peut parfois rendre, en même temps, leur proche agressif ou distant envers eux.

Même si la culpabilité ressentie par la majorité des familles est une fausse culpabilité, s'en libérer est un processus de longue haleine parce que, d’une part elle est très ancrée dans notre culture, et d’autre part certaines traditions psychologiques, bien qu’elles aient une volonté libératrice, “inconscientment” culpabilisent. L’enfer, également dans la psychologie, est pavé de bonnes intentions. En plus on sent le poids du regard accusateur de l’entourage, même des plus proches : « Qu’est qu’ils ont fait pour en arriver à ça ? »

La peur à la folie est ancestral et incomparable avec celle des maladies clairement physiques car elle pose la question même de l ‘humanité. Elle affecte les valeurs les plus chères à notre culture : l’autonomie, la liberté, la raison, les émotions… Le psychiatre Guy Baillon, l’exprime avec la clarté que donne l’expérience : "La peur de la folie. Oui. Affirmons-le clairement, la folie fait peur. Ne nous le cachons pas ; une peur constante, viscérale ; que chacun s’efforce de cacher, et même véritablement de « nier ».

Toute notre civilisation s’oppose à la folie, toute notre éducation, tout notre être. En fait nous savons bien que cette peur est prête à exploser à force de vouloir la nier : nous sommes bien obligés de constater souvent à quel point cette négation est une violence interne, les « médias » nous le démontrent clairement !Dans notre vie quotidienne, cette peur niée, cachée, est à l’origine de ‘clivages’ successifs…

L’annonce du trouble par un psychiatre n’est pas toujours faite avec brutalité. Par contre le recevoir, quelle qu’en soit la forme, est une douleur d’une violence extrême. Et le pire est qu’on ne s’y accoutume pas. La souffrance après l’annonce va s’installer, s’épaissir, alourdir tous les moments de la vie, venant barrer tous les projets, entravant peu à peu la vie de toute la famille, changer les destins, orientant tout, autrement, malmenant toujours la fratrie, muette. Le regard des autres s’en mêle. Le cercle des amis se rétrécit, parfois se ferme totalement, la famille devient un bunker.”[1]

Ces propos prennent tout son poids d'autant, qu’au départ, les psychiatres ne font pas participer la famille et à ce moment-là s’installe l'incompréhension complète.Ce silence augmente le mal être de la famille déjà bouleversée par la dynamique qui instaure la maladie dans tous les domaines : professionnels, relations de couple, santé, relations avec les amitiés…

Dans le meilleur des cas, et nous avons eu cette chance, une porte s’ouvre, un dialogue s’instaure ; nous avons pu compter sur un psychiatre comme sur un ami qui n’a pas douté à investir du temps avec nous.  C'est en part grâce a lui et en part grâce à la rencontre avec les familles d'Unafam que ma famille a pu se construire un chemin nouveau. Néanmoins, cela n’a pas évité la succession de blessures sociales émanant de la société qui demeure hermétique à la réalité de la folie et ses conséquences. Mais ces rencontres nous ont aidé à comprendre à notre enfant, à nous familiariser avec tout un autre monde. Nous n’avions aucun repère, il fallait tout apprendre, tout inventer, avoir des nouveaux rapports avec notre réalité et nous. Une chose est totalement sure, sans la rencontre avec ce psychiatre ami et l'empathie des familles, il aurait été même impossible d'arriver à respirer.

En fait, le plus souvent tout s’embrouille parce que nous sommes seuls pour affronter cette nouvelle forme de vie. Les soignants sont aimables mais comme insensibles à notre douleur. La famille ne parle à personne de sont propre doleur. Le récit des familles sur sa relation avec le milieu psychiatrique est plein de psychiatres qui refusent de rencontrer la famille, parfois en laissant sous-entendre que c’est néfaste pour le traitement de l’enfant. Quoi qu'il en soit de la cause de ce rejet de la famille pour le milieu psychiatrique (peur d’affaiblir la propre réflexion toute puissante, considérer la famille comme secondaire devant l’enfant, manquer de temps, avoir trop de travail, voir que les difficultés deviennent de plus en plus grandes, etc...) une chose est certaine : la fausse culpabilité augmente pour la famille qui ne sait plus quoi faire.

 “Souffrance insupportable, mais aussi parcours kafkaïen : lorsque des décisions sont prises dans le processus thérapeutique, il est rare que les parents soient prévenus ; leur avis n’est jamais demandé, même si la vie du patient s’organise chez eux ! Ils sont constamment traités dans l’indifférence, comme le personnel secondaire dans une administration, ou dans un château. A écouter de près ce que pensent les soignants, on y perd la tête. En effet le crédo des soignants est contradictoire : d’une part à leurs yeux être en bonne santé c’est affirmer que l’on est capable de diriger sa vie tout seul.

De ce fait les soignants veulent installer l’autonomie et, s’il le faut, couper eux-mêmes les liens de la personne avec sa famille ! Sans comprendre que seuls les intéressés, comme dans toute famille, sont à même de savoir comment procéder à cette démarche d’individuation-séparation qui annonce l’autonomie pour chaque enfant ; et d’autre part leur outil de soin est le « collectif », le groupe et sa capacité à dénouer l’écheveau de la complexité relationnelle, et ils savent en faire un excellent outil de travail ; pourtant ils ignorent le collectif que constitue toute famille, et ne veulent pas travailler avec elle, alors qu’ils ont une expérience remarquable de ce travail de groupe ! Ils s’enferrent dans cette contradiction.” [2]

Mais ce qui est plus caché encore, plus tabou, est la souffrance des psychiatres et des équipes soignantes. Il y a une souffrance cachée, non dite, non exprimée par les professionnels de la psychiatrie. Le témoignage du Dr Guy Baillon nous rappelle le courage de ces familles qui osent parler de ses leurs souffrances : “En effet en parler ce serait oser la présenter en rivale de la souffrance des familles et de celle des usagers. Les professionnels sont payés pour ce travail ! Qu’ils l’assument ! Eux l’ont choisi, pas les familles, ni les usagers. Cependant cette souffrance des professionnels existe, fait des ravages, d’autant plus qu’il n’est pas convenable de l’évoquer. C’est ce que j’appelle la « face cachée de la psychiatrie », une part du vécu intime qui s’y déploie, constamment. Il ne saurait être question de comparer, d’évaluer.

Comme dans toutes les grandes entreprises, Telecom, Toyota, etc., nous pouvons décrire le harcèlement, la souffrance au travail. Seulement survient en plus ici une « exigence intérieure » rôdant avec violence : ayant choisi de travailler autour de la vie psychique, nous touchons à une donnée partagée avec tous, mais par notre seul choix nous prétendons être les meilleurs, tout en nous situant comme hors d’atteinte nous-mêmes.

[…] La pression ne vient pas de l’encadrement du soin, mais clairement de l’exigence interne que chacun ressent à tenir tête à cet affrontement personnel à la folie d’une part, et d’autre part à vouloir être efficace, donc à soigner de façon satisfaisante. Nous ne parlons pas assez de la douleur que vivent les soignants de ne pas arriver, comme ils le souhaiteraient, à guérir, à soulager les patients.  L’exigence intérieure est là d’une rare cruauté, d’autant qu’il n’est pas facile d’en parler, qu’il n’est pas facile d’apprendre, qu’il n’est pas facile d’exprimer notre ignorance, notre incompréhension, notre vertige devant l’étendue du travail à accomplir pour acquérir une expérience fiable.

L’inhibition, le doute, le masochisme sont présents à tous les carrefours nous permettant de nous défendre contre cette exigence, mais au prix de tant de reculs, de démissions, de peur des risques. Et alors c’est comme si nous étions bardés d’indifférence devant la souffrance des patients ; non ! Il n’en est rien, elle est là. Osons avouer que la souffrance des familles dont les ressorts sont évidents, la blessure certes grave, nous parait peu de chose à côté de celle des patients qui elle se cache derrière tel symptôme, bien peu de chose à côté des énigmes des délires, des jouissances douloureuses des perversions, des conflits trop évidents des névroses. Alors en public on se barde de défenses, on fait comme si on savait et que l’on avait des secrets, en réalité on reste nu devant nos exigences internes.

Peu à peu on se fait des amis qui acceptent de parler de tout cela : séminaires, réunions, supervisions, mais ils sont semés de pièges et de chaussetrapes mutuelles car nous ne sommes pas forcément accueillants entre nous. Combien de confidences avons-nous entendu de divers pro, psychiatres, psychologues, AS, éducateurs qui nous racontent comment ils ont étés « cassés » par leurs séniors dans telle ou telle grande association connue, dans tel ou tel service reconnu : leur désarroi n’y a pas été reçu ; cassés ils ont du choisir une autre filière, un autre métier ; les juniors entre eux ne sont pas forcément meilleurs ! Rien n’aide plus que les « sous-colle » petits groupes d’amis constitués au début des études et qui tiennent le coup (cela devrait être une obligation), mais on ne garde pas toujours la tête hors de l’eau pour autant. Ainsi nous nous constituons peu à peu une charge de culpabilité d’autant plus insupportable que nous pensons l’avoir cultivée nous-mêmes." [3]

D'une certaine façon, les professionnels ont le même problème que les familles : Les troubles psychotiques ont une dimension projective très puissante sur l'entourage, une sorte de radioactivité qui pénètre tout : « J'ai absorbé ses délires comme une éponge », « j'étais la confidente de tous ses délires » sont des phrases qui reviennent constamment dans les groupes de parole d'Unafam. Les équipes soignantes en psychiatrie le savent et, comme beaucoup de familles, l'expérimentent chaque jour.  "Celui qui côtoie le malade peut avoir la sensation de vivre en perpétuel déséquilibre, dans l'incertitude, l'étrangeté et la perplexité; d'être dans le flou et la confusion, de ne rien comprendre."[4]

Mais comment est-il possible que si les soignants éprouvent une souffrance très similaire à la souffrance des proches, ces proches restent-ils ignorés, refusés, abandonnés par la plupart des psychiatres qui font tout pour les esquiver alors qu’ils ont, après 10 à 20 ans de souffrance, intensément besoin, un besoin vital, de parler et partager sans honte, sans culpabilité ce qu’ils ont vécu, et de ce qu’ils ont encore à vivre ? Comment est-il concevable que la psychiatrie puisse laisser les familles, et notamment les jeunes mineurs de l'entourage du malade, sans soutien, sans information spécifique, sans temps de répit, d’autant plus qu’elle connait, dans sa propre chair, les effets bouleversants de la maladie ? Pourquoi, si les familles d'Unafam, sans préparation psychologique préalable, sont-elles capables de reconnaitre des codépendances sévères vis a vis des proches atteints de fortes souffrances psychiques, les soignants en parlent-ils si peu ?

Bon nombre de parents et conjoints sont très engagés dans la problématique de la maladie mentale et sont convaincus que le bonheur pour leur proche dépend d’eux mêmes. Ils se sacrifient, veillent à ce que le malade ne supporte pas les conséquences de ses propres actes en le ménageant, prenant tout en charge : ses décisions, ses attitudes, son évolution, son bienêtre, ses problèmes ou son destin. Ils ressentent de la pitié, de la culpabilité et de l'anxiété, et adoptent une attitude hyper protective très peu productive, voire complètement inefficace, si n'est que pour calmer ces propres émotions désagréables.

Il est très important de montrer aux familles la nécessité de reconnaitre leurs propres désirs, leurs propres besoins pour qu'elles n'aient plus envie de voler au secours des autres, pour sa propre santé et pour celle de la personne malade. Les familles ont une grande urgence d'apprendre à prendre soin d’elles-mêmes.

Si pour les familles est de première urgence apprendre à prendre soin d’elles-mêmes, pourquoi donc, les soignants ne s'investissent-ils pas beaucoup dans cette direction ?  On est tenté, avec malveillance, de répondre que de cette façon ils trouvent quelqu'un qui s'occupe, jour et nuit, de la personne malade et ainsi allègent la demande d'aide psychiatrique. Mais les choses importantes ne sont jamais superficielles. En effet, les équipes psychiatriques ne sont pas étrangères à la codépendance. Ils risquent de mettre en valeur les besoins de l’autre au détriment des leurs propres besoins d'autant plus que les personnes qui souffrent de la codépendance ont des qualités valorisées par la société et notamment ci cettes  personnes se trouvent au sein des professions médicales et paramédicales (soignants, thérapeutes, etc...). Familles et équipes psychiatriques, nous sommes tous a peu près pareils.

Je pensais que les relations de pouvoir étaient l’enjeu entre familles et psychiatrie. Mais, même si ces relations existent, elles ne constituent pas l’essentiel car, les difficultés les plus profondes sont celles de nos relations concernant nos peurs les plus intimes, notre fragilité innée. Parfois, psychiatres et familles agissons en miroir des uns et des autres, en agrandissant nos peurs, nos angoisses, insécurités. La rencontre avec le psychotique déclenche sentiments d'invasion, de vide, d'inanité ou d'absurdité par peur qu'elle n’atteigne à une certaine intimité. Tant les proches comme les professionnels éprouvent au contact avec le psychotique, la même vulnérabilité humaine. Comme le souligne Arthur Tatossian “Une telle mise en péril de soi-même entraine assez naturellement l'entrée en jeu de défenses qui, pour la famille, sont habituellement et pendant longtemps l'annulation ou la minimisation de la différence psychotique. Quant aux psychiatres, s'ils peuvent encore se défendre de la psychose en la déclassant sous le nom de maladie hors de la condition humaine ordinaire – à condition de ne pas y regarder de trop près – ils utilisent plus souvent et plus durablement une défense de type banalisation professionnelle”[5].

La prise de conscience, chez les soignants comme chez les proches du psychotique, de la fragilité de leur propre humanité peut être ainsi la ressource majeure pour une alliance thérapeutique qui ne soit pas illusoire et éphémère.

Le Dr Yann Hodé, praticien hospitalier, parle de trois types de positions des équipes soignantes envers les familles :

- « Des équipes réticentes, voire opposées à rencontrer les familles. Ils veulent éviter l’interférence d’un tiers qui pourrait fragiliser l’alliance thérapeutique avec le patient ou créer des problèmes délicats liés au secret médical;

- Des équipes favorables mais qui, dans la pratique, n’intègrent que les familles activement demandeuses;

- D’autres équipes favorables mais qui les intègrent d’une façon inadaptée, exigeant de la famille des changements ou une implication qu’elle ne souhaite peut être pas ».[6]

La collaboration est énormément complexe et même difficile (lié au manque de temps, d’argent investi, de difficultés de tout ordre dans les familles: paranoïaques, maladroites etc.…), mais malgré tout, si l’apport essentiel de la psychiatrie à l’histoire de l’humanité est l’humanisation de la personne malade, si personne ne doute de l'apport des connaissances médicales et techniques de plus en plus performantes dans le traitement curatif, la question de la collaboration entre soignants et familles reste posée.

Une psychiatrie humaniste, est celle qui, au delà de développer des médicaments, des thérapies et des techniques chaque jour plus performants, crée des liens. Créer des liens entre les personnes en grave souffrance psychique, les psychiatres, les familles et les équipes soignantes, est clairement l’opposé de l’aliénation psychique ou sociale. Précisément, la trajectoire de vie des patients souffrant de maladies psychiques est constamment marquée par des tentatives des ruptures de liens, et ceci dans tous les sens, d’abord avec les proches, puis avec ceux qui seraient le plus à même d’être un appui. Et ainsi on se sent impuissant et constamment déçu tant ils cherchent à se mettre hors d’atteinte, loin de tout réveil de leur douleur.

Créer des liens c’est se montrer disponible pour échanger avec l’autre en usant de notre liberté mutuelle.Si la démarche de la psychiatrie est la d’aider les personnes à dépasser ses clivages, à renouer des liens, à retrouver son unité et sa liberté, elle doit prendre en considération autant les familles, pour les aider à trouver la bonne distance avec la personne malade, comme les personnes en grande souffrance psychique de façon que leurs symptômes soient le moins nuisibles et qu’elles puissent construire leur autonomie. En tout état de cause, la psychiatrie ne peut pas se contenter de développer des protocoles, des techniques et des médicaments, elle doit aussi cultiver la générosité.

Les soignants ont la faculté d'aider les familles à s'affirmer, à exprimer ce qu’elles ressentent, à s'ouvrir un chemin où elles puissent agir en tenant compte de leurs propres opinions, valeurs, émotions, besoins et limites. Si pour les soignants s'affirmer tout en créant des liens est un défi important, pour l'entourage, l'ampleur du défi augmente considérablement car le besoin d'affirmation des familles se double d'un sentiment de culpabilité.

Pour créer de liens nous devons nous affirmer, prendre soin de nous, aller tant à le rencontre de nous mêmes (de nôtres désirs, fragilités, peurs...) comme à le rencontre de l’autre. S'affirmer, c'est reconnaitre que, bien que mon proche ou mon patient soit très important pour moi, moi aussi j'existe. J'existe et si je veux continuer à aider mon proche ou patient malade, je dois également m'occuper de moi. En définitive, l’essentiel est avoir une attitude collaborative.  

Avant d’être des soignés, des soignants et des accompagnateurs, nous sommes tous des êtres humains de la même argile et plutôt que nourrir interrogatoires, méfiances et soupçons mutuels nous pouvons toujours nous donner du temps, établir des vrais échanges et refaire la confiance. Ainsi de petites lumières s’allument, pour que la vie prenne le dessus.

 

Jordi Corominas, Sant Julià de Lòria, janvier 2012.

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Témoignage d’un paysan autour de son sillon (secteur). Lien entre soins « psy » et appui social : l’élaboration fine et citoyenne d’un travail en commun”. Intervention de Guy Baillon, psychiatre des Hôpitaux de Paris, au Congrès Soins-réhabilitation, l’audace d’un rencontre. Saint Max (Nancy), Octobre 2006.

[2] Guy Baillon, “La souffrance des familles en psychiatrie, sa violence”. Média part, 5 avril 2011. Dans le même sens son libre : Les usagers au secours de la psychiatrie, éditions, Ères, 2009, Toulouse. L’intervention auprès les familles devient essentiel pour la “guérison” ou réduction au minimum des effets désastreux de la maladie.

[3]  Guy Baillon, "La souffrance des professionnels de la psychiatrie, la honte", Média part, 7 avril 2011.

[4] Hélène Davtian, "Psychiatrie, un lourd transfert à les familles", Média part, 27, juin, 2011.

[5] Arthur Tatossian, "Famille et institution : Le sujet comme enjeux", Psychiatrie phénoménologique, ETIM, Paris, 1997, p. 117.

[6] Dr Yann Hodé, “Intégrer les proches : pourquoi, comment,” La famille dans les soins, Santé mentale, 159, juin 2011, p. 64.