JORDI COROMINAS
Soignants-familles : reconnaitre nos fragilités pour
collaborer
La
maladie mentale engendre beaucoup de souffrance. Il y a en premier lieu la souffrance
de la personne atteinte de la maladie. Ensuite il y a la souffrance de proches,
parents, frères et sueurs et grands-parents et il y a également la souffrance, rarement
évoquée, des équipes soignantes et des psychiatres. Pourrions nous envisager de nous rencontrer
plus facilement, en nous reconnaissant mutuellement dans nos fragilités et nos
peurs face à la maladie ?
J'observe
qu'il existe souvent entre usagers, équipes soignantes, équipes sociales, psychiatres
et familles des sortes de pouvoir et d'agressivité mal dirigés, provocant
malaise et anxiété. Aujourd'hui cependant, existe une volonté nouvelle de collaborer,
de s’allier, de partager, de reconnaitre notre ignorance et nos difficultés
face à la singularité de la maladie psychique.
Je vous
parle selon ma perspective, dans ses limites et ses richesses, en tant que
parent d’un garçon atteint de schizophrénie, doté de mon expérience personnelle,
complétée de l'expérience de familles diverses concernées par la problématique
de la psychose. La création de liens véritables
avec quelques psychiatres et familles a permis à ma famille d'acquérir une
meilleure compréhension de la maladie. De cette sorte, nous avons pu renouveler
et maintenir notre élan vital, notre aspiration au bonheur, ne nous laissant
point anéantir par nos souffrances réciproques.
Pour saisir toute l’étendu de la doleur
vécue dans une famille concerné par la maladie psychique, rien de plus fort que
cette phrase entendu au sein de L’Union Nationale de Familles et Amis de
Malades Psychiques (UNAFAM) : « Savez-vous ce qu’est l’arrivée de la
psychose dans une famille ? – C'est la guerre civile». La révélation, même
le soupçon d'un diagnostic de folie concernant notre proche provoque une blessure
très profonde et nous plonge dans un abime. Rien que soupçonner qu’un proche
puisse être atteint d’une maladie mentale, crée une blessure si profonde qui fait
que nous nous trouvions au fond d’un abime.
D’abord les espoirs de maintenir unes
familles selon des idéaux personnels, sont cassés. Les familles qui maintiennent
une capacité de rebondir et de vivre normalement après la révélation de la
maladie sont peu nombreuses. En général, ces familles sont plus anéanties par
la douleur que les familles affectées par une maladie clairement physique,
comme le cancer, ou un handicap mental, comme la trisomie. Pourquoi cette différence ?
Pourquoi la souffrance liée à la maladie mentale est-elle beaucoup plus grande
et paralysante ?
Cette différence d’attitude qu’on a en
face de la maladie psychique par rapport à la maladie physique est d’autant
plus bizarre que les handicaps psychiques les plus sérieux, comme la schizophrénie
ou la bipolarité, ne semblent pas aussi graves qu’un certain nombre de maladies
physiques qui peuvent être plus handicapantes encore et que leurs seul aboutissement
est la mort.
Dans la réponse à
cette question, interviennent plusieurs facteurs :
- la sensation de vivre toute la vie
sur des montagnes russes
- la tragédie inavouable de violences
domestiques,
- le fait de se retrouver, après de
très grands efforts, toujours dans le point de départ,
- l’"irradiation" de la maladie
mentale à l’entourage avec son lot de chaos et d’absurde,
- la histoire même de la folie dans
notre culture, associée à l’horreur suprême,
- la déstabilisation de notre propre
humanité causée par le côtoiement quotidien avec la maladie d’un proche, etc.…
Mais je voudrais évoquer, tout
particulièrement, un autre facteur qui expliquerait bonne part de la différence
d’affectation familiale selon si un membre de la famille est touché par une
maladie psychique ou physique : la culpabilité.
On se sent coupable. Même, on se sent coupable
de se sentir coupable. Beaucoup de familles n'arrivons pas à surmonter un
« masochisme moral » qui nous pousse à expier indéfiniment une faute
inconsciente par un dévouement à toute éprouve, à nous casser la tète et nous interroger
pourquoi nous sommes arrivés a ce stade insensé. Dans ce monde de la maladie
mentale la grande majorité de familles ressentons que si nous jouissons des
joies de la vie, cela signifie que nous n’aimons pas nos proches, ou que si
nous atteignons nos buts, nous humilions ces proches qui, sacrifiés pour la
personne en difficulté, n'y sont pas parvenus.
Pourtant, contrairement
à ce que nous ressentons et à ce que quelques écoles défendent, je suis
convaincu que les familles n’y sont pour rien. Personne ne peut créer chez
quelqu’un une maladie psychique. Certes, nous pouvons tous volontairement ou
involontairement faire souffrir quelqu’un, nous en connaissons tous, des
recettes, des ficelles, que nous continuons à apprendre tout au long de notre
vie. Mais ces souffrances, mêmes extrêmes, ne créent pas la bipolarité ou la
schizophrénie. La maladie psychique ne peut se commander, elle survient
d’elle-même sous l’effet de facteurs multiples et le rôle que les proches y jouent
est très discutable, voire nul dans la majorité des cas. L’unique fait avéré est
que nous ne connaissons pas l’origine de la maladie. Et pour tant, comme dans l’autisme, on
a longtemps culpabilisé les parents (les mères encore plus) en les considérant
comme plus ou moins à l’origine de la maladie. C’était absurde, injuste et
destructeur.
Nous ne sommes pas très loin encore du
XVII siècle quand les personnes souffrant de schizophrénie étaient considérées possédées
par le diable et toute la famille avec. Quand mon enfant a eu les premiers symptômes
il croyait qu’une force le dirigeait dans sa culture, identifiait cette force au
diable. Il voulait à tout prix parler avec un prêtre et recevoir une sorte
d’exorcisme. Dans notre angoisse, mon épouse et moi avons accédé à son souhait.
Alors, j’ai fait appel à un frère évangélique. A ce moment-là, mon fils était
hospitalisé dans un hôpital psychiatrique. J’ai proposé au frère évangélique de
l’emmener à l’hôpital, mais sa réponse fut que dans d'hôpitaux psychiatriques y
avait une grand concentration de possessions diaboliques et que je devais le
sortir de l’hôpital pour le faire exorciser… Décidément, il y a du chemin à
faire… Face à cela et qua qu'on puisse
rester critique du système psychiatrique, sa contribution à l'humanisation des
personnes malades est historique et indéniable.
En fait, les familles, face aux
troubles psychotiques peuvent simplement jouer un rôle aggravant ou aidant,
selon qu'elles se montrent plus ou moins aimantes, présentes, cohérentes. Ce
qui n’est pas facile du tout, car la maladie peut parfois rendre, en même temps,
leur proche agressif ou distant envers eux.
Même si la culpabilité ressentie par la
majorité des familles est une fausse culpabilité, s'en libérer est un processus
de longue haleine parce que, d’une part elle est très ancrée dans notre culture,
et d’autre part certaines traditions psychologiques, bien qu’elles aient une volonté
libératrice, “inconscientment” culpabilisent. L’enfer, également dans la
psychologie, est pavé de bonnes intentions. En plus on sent le poids du regard accusateur de l’entourage,
même des plus proches : « Qu’est qu’ils ont fait pour en arriver à ça ? »
La peur à la
folie est ancestral et incomparable avec celle des maladies clairement
physiques car elle pose la question même de l ‘humanité. Elle affecte les
valeurs les plus chères à notre culture : l’autonomie, la liberté, la raison,
les émotions… Le psychiatre Guy Baillon, l’exprime avec la clarté que donne l’expérience :
"La
peur de la folie. Oui. Affirmons-le clairement, la folie fait peur. Ne nous le
cachons pas ; une peur constante, viscérale ; que chacun s’efforce de cacher,
et même véritablement de « nier ».
Toute notre civilisation s’oppose à la
folie, toute notre éducation, tout notre être. En fait nous savons bien que
cette peur est prête à exploser à force de vouloir la nier : nous sommes bien
obligés de constater souvent à quel point cette négation est une violence
interne, les « médias » nous le démontrent clairement !′Dans
notre vie quotidienne, cette peur niée, cachée, est à l’origine de ‘clivages’
successifs…
L’annonce du
trouble par un psychiatre n’est pas toujours faite avec brutalité. Par contre
le recevoir, quelle qu’en soit la forme, est une douleur d’une violence
extrême. Et le pire est qu’on ne s’y accoutume pas. La souffrance après
l’annonce va s’installer, s’épaissir, alourdir tous les moments de la vie,
venant barrer tous les projets, entravant peu à peu la vie de toute la famille,
changer les destins, orientant tout, autrement, malmenant toujours la fratrie,
muette. Le regard des autres s’en mêle. Le cercle des amis se rétrécit, parfois
se ferme totalement, la famille devient un bunker.”[1]
Ces propos prennent tout son poids d'autant,
qu’au départ, les psychiatres ne font pas participer la famille et à ce
moment-là s’installe l'incompréhension complète.′Ce
silence augmente le mal être de la famille déjà bouleversée par la dynamique
qui instaure la maladie dans tous les domaines : professionnels, relations
de couple, santé, relations avec les amitiés…
Dans le meilleur
des cas, et nous avons eu cette chance, une porte s’ouvre, un dialogue
s’instaure ; nous avons pu compter sur un psychiatre comme sur un ami qui
n’a pas douté à investir du temps avec nous. C'est en part grâce a lui et en part grâce à
la rencontre avec les familles d'Unafam que ma famille a pu se construire un
chemin nouveau. Néanmoins, cela n’a pas évité la succession de blessures
sociales émanant de la société qui demeure hermétique à la réalité de la folie
et ses conséquences. Mais ces rencontres nous ont aidé à comprendre à notre
enfant, à nous familiariser avec tout un autre monde. Nous n’avions aucun repère,
il fallait tout apprendre, tout inventer, avoir des nouveaux rapports avec
notre réalité et nous. Une chose est totalement sure, sans la rencontre avec ce
psychiatre ami et l'empathie des familles, il aurait été même impossible
d'arriver à respirer.
En fait, le plus
souvent tout s’embrouille parce que nous sommes seuls pour affronter cette nouvelle
forme de vie. Les soignants sont aimables mais comme insensibles à notre
douleur. La famille ne parle à personne de sont propre doleur. Le récit des
familles sur sa relation avec le milieu psychiatrique est plein de psychiatres
qui refusent de rencontrer la famille, parfois en laissant sous-entendre que
c’est néfaste pour le traitement de l’enfant. Quoi qu'il en soit de la cause de
ce rejet de la famille pour le milieu psychiatrique (peur d’affaiblir la propre
réflexion toute puissante, considérer la famille comme secondaire devant l’enfant,
manquer de temps, avoir trop de travail, voir que les difficultés deviennent de
plus en plus grandes, etc...) une chose est certaine : la fausse culpabilité
augmente pour la famille qui ne sait plus quoi faire.
“Souffrance insupportable, mais aussi parcours
kafkaïen : lorsque des décisions sont prises dans le processus
thérapeutique, il est rare que les parents soient prévenus ; leur avis
n’est jamais demandé, même si la vie du patient s’organise chez eux ! Ils sont
constamment traités dans l’indifférence, comme le personnel secondaire dans une
administration, ou dans un château. A écouter de près ce que pensent les
soignants, on y perd la tête. En effet le crédo des soignants est
contradictoire : d’une part à leurs yeux être en bonne santé c’est
affirmer que l’on est capable de diriger sa vie tout seul.
De ce fait les
soignants veulent installer l’autonomie et, s’il le faut, couper eux-mêmes les
liens de la personne avec sa famille ! Sans comprendre que seuls les
intéressés, comme dans toute famille, sont à même de savoir comment procéder à
cette démarche d’individuation-séparation qui annonce l’autonomie pour chaque
enfant ; et d’autre part leur outil de soin est le
« collectif », le groupe et sa capacité à dénouer l’écheveau de la
complexité relationnelle, et ils savent en faire un excellent outil de
travail ; pourtant ils ignorent le collectif que constitue toute famille,
et ne veulent pas travailler avec elle, alors qu’ils ont une expérience
remarquable de ce travail de groupe ! Ils s’enferrent dans cette
contradiction.” [2]
Mais ce qui est plus caché encore, plus tabou, est la souffrance des
psychiatres et des équipes soignantes. Il y a une souffrance cachée, non dite,
non exprimée par les professionnels de
la psychiatrie. Le témoignage du Dr Guy Baillon nous rappelle le courage
de ces familles qui osent parler de ses leurs souffrances : “En effet en parler ce serait oser la présenter en rivale de la
souffrance des familles et de celle des usagers. Les professionnels sont payés
pour ce travail ! Qu’ils l’assument ! Eux l’ont choisi, pas les
familles, ni les usagers. Cependant cette souffrance des professionnels existe,
fait des ravages, d’autant plus qu’il n’est pas convenable de l’évoquer. C’est
ce que j’appelle la « face cachée de la psychiatrie », une part du
vécu intime qui s’y déploie, constamment. Il ne saurait être question de
comparer, d’évaluer.
Comme dans toutes les grandes entreprises, Telecom, Toyota, etc., nous
pouvons décrire le harcèlement, la souffrance au travail. Seulement survient en
plus ici une « exigence intérieure » rôdant avec violence :
ayant choisi de travailler autour de la vie psychique, nous touchons à une
donnée partagée avec tous, mais par notre seul choix nous prétendons être les
meilleurs, tout en nous situant comme hors d’atteinte nous-mêmes.
[…] La pression ne vient pas de l’encadrement du soin,
mais clairement de l’exigence interne que chacun ressent à tenir tête à cet
affrontement personnel à la folie d’une part, et d’autre part à vouloir être
efficace, donc à soigner de façon satisfaisante. Nous ne parlons pas assez de
la douleur que vivent les soignants de ne pas arriver, comme ils le
souhaiteraient, à guérir, à soulager les patients. L’exigence intérieure est là d’une rare cruauté,
d’autant qu’il n’est pas facile d’en parler, qu’il n’est pas facile
d’apprendre, qu’il n’est pas facile d’exprimer notre ignorance, notre
incompréhension, notre vertige devant l’étendue du travail à accomplir pour
acquérir une expérience fiable.
L’inhibition, le doute, le masochisme sont présents à
tous les carrefours nous permettant de nous défendre contre cette exigence,
mais au prix de tant de reculs, de démissions, de peur des risques. Et alors
c’est comme si nous étions bardés d’indifférence devant la souffrance des
patients ; non ! Il n’en est rien, elle est là. Osons avouer que la
souffrance des familles dont les ressorts sont évidents, la blessure certes
grave, nous parait peu de chose à côté de celle des patients qui elle se cache
derrière tel symptôme, bien peu de chose à côté des énigmes des délires, des
jouissances douloureuses des perversions, des conflits trop évidents des
névroses. Alors en public on se barde de défenses, on fait comme si on savait
et que l’on avait des secrets, en réalité on reste nu devant nos exigences
internes.
Peu à peu on se fait des amis qui acceptent de parler de
tout cela : séminaires, réunions, supervisions, mais ils sont semés de
pièges et de chaussetrapes mutuelles car nous ne sommes pas forcément
accueillants entre nous. Combien de confidences avons-nous entendu de divers
pro, psychiatres, psychologues, AS, éducateurs qui nous racontent comment ils
ont étés « cassés »
par leurs séniors dans telle ou telle grande association connue, dans tel ou
tel service reconnu : leur désarroi n’y a pas été reçu ; cassés ils ont du choisir une autre
filière, un autre métier ; les juniors entre eux ne sont pas forcément
meilleurs ! Rien n’aide plus que les « sous-colle » petits
groupes d’amis constitués au début des études et qui tiennent le coup (cela
devrait être une obligation), mais on ne garde pas toujours la tête hors de
l’eau pour autant. Ainsi nous nous constituons peu à peu une charge de
culpabilité d’autant plus insupportable que nous pensons l’avoir cultivée
nous-mêmes." [3]
D'une certaine façon, les professionnels ont le même problème
que les familles : Les troubles psychotiques ont une dimension projective
très puissante sur l'entourage, une sorte de radioactivité qui pénètre tout : « J'ai
absorbé ses délires comme une éponge », « j'étais la confidente de
tous ses délires » sont des phrases qui reviennent constamment dans
les groupes de parole d'Unafam. Les équipes soignantes en psychiatrie le savent
et, comme beaucoup de familles, l'expérimentent chaque jour. "Celui qui côtoie le malade
peut avoir la sensation de vivre en perpétuel déséquilibre, dans l'incertitude,
l'étrangeté et la perplexité; d'être dans le flou et la confusion, de ne rien
comprendre."[4]
Mais comment est-il possible que si les soignants éprouvent
une souffrance très similaire à la souffrance des proches, ces proches restent-ils
ignorés, refusés, abandonnés par la plupart des psychiatres qui font tout
pour les esquiver alors qu’ils ont, après 10 à 20 ans de souffrance,
intensément besoin, un besoin vital, de parler et partager sans honte, sans
culpabilité ce qu’ils ont vécu, et de ce qu’ils ont encore à vivre ? Comment
est-il concevable que la psychiatrie puisse laisser les familles, et notamment
les jeunes mineurs de l'entourage du malade, sans soutien, sans information
spécifique, sans temps de répit, d’autant plus qu’elle connait, dans sa propre
chair, les effets bouleversants de la maladie ? Pourquoi, si les familles
d'Unafam, sans préparation psychologique préalable, sont-elles capables de reconnaitre
des codépendances sévères vis a vis des proches atteints de fortes souffrances
psychiques, les soignants en parlent-ils si peu ?
Bon nombre de parents et conjoints sont très engagés dans
la problématique de la maladie mentale et sont convaincus que le bonheur pour
leur proche dépend d’eux mêmes. Ils se sacrifient, veillent à ce que le malade ne
supporte pas les conséquences de ses propres actes en le ménageant, prenant
tout en charge : ses décisions, ses attitudes, son évolution, son bienêtre, ses
problèmes ou son destin. Ils ressentent de la pitié, de la culpabilité et de
l'anxiété, et adoptent une attitude hyper protective très peu productive, voire
complètement inefficace, si n'est que pour calmer ces propres émotions
désagréables.
Il est très important de montrer aux familles la
nécessité de reconnaitre leurs propres désirs, leurs propres besoins pour qu'elles
n'aient plus envie de voler au secours des autres, pour sa propre santé et pour
celle de la personne malade. Les familles ont une grande urgence d'apprendre à
prendre soin d’elles-mêmes.
Si pour les familles est de première urgence apprendre à
prendre soin d’elles-mêmes, pourquoi donc, les soignants ne s'investissent-ils
pas beaucoup dans cette direction ?
On est tenté, avec malveillance, de répondre que de cette façon ils
trouvent quelqu'un qui s'occupe, jour et nuit, de la personne malade et ainsi allègent
la demande d'aide psychiatrique. Mais les choses importantes ne sont jamais superficielles.
En effet, les équipes psychiatriques ne sont pas étrangères à la codépendance. Ils
risquent de mettre en valeur les besoins de l’autre au détriment des leurs
propres besoins d'autant plus que les personnes qui souffrent de la
codépendance ont des qualités valorisées par la société et notamment ci cettes personnes se trouvent au sein des professions
médicales et paramédicales (soignants, thérapeutes, etc...). Familles et équipes
psychiatriques, nous sommes tous a peu près pareils.
Je pensais que les
relations de pouvoir étaient l’enjeu entre familles et psychiatrie. Mais, même
si ces relations existent, elles ne constituent pas l’essentiel car, les
difficultés les plus profondes sont celles de nos relations concernant nos
peurs les plus intimes, notre fragilité innée. Parfois, psychiatres et familles
agissons en miroir des uns et des autres, en agrandissant nos peurs, nos
angoisses, insécurités. La rencontre avec le psychotique déclenche sentiments
d'invasion, de vide, d'inanité ou d'absurdité par peur qu'elle n’atteigne à une
certaine intimité. Tant les proches comme les professionnels éprouvent au
contact avec le psychotique, la même vulnérabilité humaine. Comme le souligne
Arthur Tatossian “Une telle mise en péril de soi-même entraine assez
naturellement l'entrée en jeu de défenses qui, pour la famille, sont
habituellement et pendant longtemps l'annulation ou la minimisation de la
différence psychotique. Quant aux psychiatres, s'ils peuvent encore se défendre
de la psychose en la déclassant sous le nom de maladie hors de la condition
humaine ordinaire – à condition de ne pas y regarder de trop près – ils
utilisent plus souvent et plus durablement une défense de type banalisation
professionnelle”[5].
La prise de
conscience, chez les soignants comme chez les proches du psychotique, de la
fragilité de leur propre humanité peut être ainsi la ressource majeure pour une
alliance thérapeutique qui ne soit pas illusoire et éphémère.
Le Dr Yann Hodé, praticien
hospitalier, parle de trois types de positions des équipes soignantes envers
les familles :
- « Des équipes
réticentes, voire opposées à rencontrer les familles. Ils veulent éviter
l’interférence d’un tiers qui pourrait fragiliser l’alliance thérapeutique avec
le patient ou créer des problèmes délicats liés au secret médical;
- Des équipes
favorables mais qui, dans la pratique, n’intègrent que les familles activement
demandeuses;
- D’autres
équipes favorables mais qui les intègrent d’une façon inadaptée, exigeant de la
famille des changements ou une implication qu’elle ne souhaite peut être pas ».[6]
La collaboration
est énormément complexe et même difficile (lié au manque de temps, d’argent
investi, de difficultés de tout ordre dans les familles: paranoïaques, maladroites
etc.…), mais malgré tout, si l’apport essentiel de la psychiatrie à l’histoire
de l’humanité est l’humanisation de la personne malade, si personne ne doute de
l'apport des connaissances médicales et techniques de plus en plus performantes
dans le traitement curatif, la question de la collaboration entre soignants et
familles reste posée.
Une psychiatrie humaniste, est celle qui,
au delà de développer des médicaments, des thérapies et des techniques
chaque jour plus performants, crée des liens. Créer des liens entre les personnes
en grave souffrance psychique, les psychiatres, les familles et les équipes
soignantes, est clairement l’opposé de l’aliénation psychique ou sociale. Précisément,
la trajectoire de vie des patients souffrant de maladies psychiques est
constamment marquée par des tentatives des ruptures de liens, et ceci dans tous
les sens, d’abord avec les proches, puis avec ceux qui seraient le plus à même
d’être un appui. ′Et ainsi on se sent
impuissant et constamment déçu tant ils cherchent à se mettre hors d’atteinte,
loin de tout réveil de leur douleur.
Créer des liens c’est se montrer
disponible pour échanger avec l’autre en usant de notre liberté mutuelle.′Si la démarche de la psychiatrie est la d’aider les
personnes à dépasser ses clivages, à renouer des liens, à retrouver son unité
et sa liberté, elle doit prendre en considération autant les familles, pour les
aider à trouver la bonne distance avec la personne malade, comme les personnes
en grande souffrance psychique de façon que leurs symptômes soient le moins
nuisibles et qu’elles puissent construire leur autonomie. En tout état de
cause, la psychiatrie ne peut pas se contenter de développer des protocoles, des
techniques et des médicaments, elle doit aussi cultiver la générosité.
Les soignants ont la faculté d'aider
les familles à s'affirmer, à exprimer ce qu’elles ressentent, à s'ouvrir un
chemin où elles puissent agir en tenant compte de leurs propres opinions, valeurs,
émotions, besoins et limites. Si pour les soignants s'affirmer tout en créant
des liens est un défi important, pour l'entourage, l'ampleur du défi augmente
considérablement car le besoin d'affirmation des familles se double d'un
sentiment de culpabilité.
Pour créer de liens nous devons nous
affirmer, prendre soin de nous, aller tant à le rencontre de nous mêmes (de nôtres
désirs, fragilités, peurs...) comme à le rencontre de l’autre. S'affirmer,
c'est reconnaitre que, bien que mon proche ou mon patient soit très important
pour moi, moi aussi j'existe. J'existe et si je veux continuer à aider mon
proche ou patient malade, je dois également m'occuper de moi. En définitive, l’essentiel est avoir une
attitude collaborative.
Avant d’être des soignés, des soignants
et des accompagnateurs, nous sommes tous des êtres humains de la même argile et
plutôt que nourrir interrogatoires, méfiances et soupçons mutuels nous pouvons toujours
nous donner du temps, établir des vrais échanges et refaire la confiance. Ainsi
de petites lumières s’allument, pour
que la vie prenne le dessus.
Jordi Corominas, Sant Julià de Lòria,
janvier 2012.
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[1] “Témoignage d’un paysan autour de son sillon (secteur). Lien entre soins « psy » et appui social : l’élaboration fine et citoyenne d’un travail en commun”. Intervention de Guy Baillon, psychiatre des Hôpitaux de Paris, au Congrès Soins-réhabilitation, l’audace d’un rencontre. Saint Max (Nancy), Octobre 2006.
[2] Guy Baillon, “La souffrance des familles en psychiatrie, sa violence”. Média part, 5 avril 2011. Dans le même sens son libre : Les usagers au secours de la psychiatrie, éditions, Ères, 2009, Toulouse. L’intervention auprès les familles devient essentiel pour la “guérison” ou réduction au minimum des effets désastreux de la maladie.
[3] Guy Baillon, "La souffrance des professionnels de la psychiatrie, la honte", Média part, 7 avril 2011.
[4] Hélène Davtian, "Psychiatrie, un lourd transfert à les familles", Média part, 27, juin, 2011.
[5] Arthur Tatossian, "Famille et institution : Le sujet comme enjeux", Psychiatrie phénoménologique, ETIM, Paris, 1997, p. 117.
[6] Dr Yann Hodé, “Intégrer les proches : pourquoi, comment,” La famille dans les soins, Santé mentale, 159, juin 2011, p. 64.