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Regards sur la folie

Et c'était toi, Buëch, qui au bas de la colline, coulait parmi les arbres aux feuilles fraîches ; dans ton miroir les mouvantes dentelles des montagnes devenaient elles aussi des rivières. "

Au Pont-le-Barque Grand Buëch et Petit Buëch se rejoignent et donnent naissance au Buëch qui se jette dans la Durance à Sisteron. Son bassin constitue la partie méridionale des Hautes-Alpes, composée de massifs calcaires, étrangement plissés. Entre les corniches de Céüse et d'Aujour se sont creusées des vallées tortueuses qui s'élargissent vers le sud, jusqu'à la plaine de Laragne. Fortement influencé, historiquement et géographiquement par la Provence, le Laragnais est la région la plus méridionale des Hautes-Alpes. Tellement méridionale qu'on y entend même jurer en grec.

A l'origine (il faut toujours remonter à l'origine), est un carrefour qui fait communiquer Sisteron et Serres, et Ribiers et Gap. Au nœud de ce carrefour existait une auberge à l'enseigne de l'Aranea (l'Araignée). Au début du 17e siècle, le seigneur d'Arzeliers, village perché à quelques lieues, instaura une foire près de l'auberge et fit construire à proximité son château. C'est autour de cette auberge, de ce château et de cette foire que s'est développée la commune de Laragne. " L'existence d'un hôpital psychiatrique joue également un rôle dans l'économie locale. " énonce un guide touristique montre l'importance d'un Centre Hospitalier âgé de quarante ans.

Ces 18 et 19 mars 1999, la commune de Laragne avait retrouvé sa vocation de carrefour. Carrefour entre psychiatrie méditerranéenne et psychiatrie anglo-saxonne, entre pratiques et réflexions liées à la psychothérapie institutionnelle et réhabilitation psychosociale, carrefour où raison et folie s'opposent et s'épousent comme les flots tumultueux du petit et du grand Buëch.

Les 13e Journées de Réflexion, organisées par l'AFREPSHA (Association de Formation et de Recherche des Personnels de Santé des Hautes-Alpes) avaient cette année pour thème : " Regards sur la folie, ici et là ". On pouvait y entendre : Jim Walsh, chercheur en soins infirmiers à Dublin, Valentin Badiel, infirmier psychiatrique au Burkina Faso, Bogdana Tudorache, médecin, présidente de la Ligue pour la Santé Mentale en Roumanie, Sophia Amiridou et Manolis Faïtakis, médecins grecs, Anna Scopio, sociologue à Trieste, Mariella Genchi, psychologue à Bari, Braulio D'Almeida E Sousa, psychiatre et psychanalyste portugais, Anna Rodenas, psychologue espagnole, Francisco Rodriguez, infirmier psychiatrique catalan.

Et je me suis penché moi aussi sur ton lit transparent, là où, en se réunissant, coulaient inséparables, le ciel et l'eau. 

J'ai regardé et je me suis étonné : j'ai vu que j'étais toujours une personne. Que j'avais fait ma propre connaissance. Je me suis penché encore et j'ai trouvé ma perle perdue, cette voix chatoyante que j'exprimais du balcon pierreux de la terre, en contemplant la lumière douce. "

Nous étions près de 350 participants à nous pencher sur la folie et à nous rendre compte que raison et folie coulent inséparables comme le ciel et l'eau, à Dublin comme en Catalogne, à Ouagadoudou comme à Coimbra, à Trieste comme à Laragne. Nous avons regardé, partagé nos perceptions, et nous nous sommes étonnés nous-mêmes. Nous étions toujours nous-mêmes. Cette confrontation à la folie, à l'autre et à son regard, nous changeaient mais notre être n'en était pas menacé. De mieux nous connaître, d'éprouver nos différences et nos similitudes nous sortions renforcés.

Et nous entendions la voix chatoyante et multiple d'une psychiatrie vivante sans cesse en travail.

Et je te disais :

" Si tu pouvais, tu me reconnaîtrais Buëch, à ma tente qui voyage ; certains travaillent le sol, d'autres le cuivre, moi, je travaille la douleur. "

Nous étions quelques uns à travailler la douleur.

De Jim Walsh qui en retraçant l'histoire de la folie en Irlande, a montré à sa façon que la psychiatrie est nécessairement sociale. Les familiers de l'œuvre de Michel Foucault ont ainsi eu l'occasion de noter les nombreuses similitudes entre l'histoire de la folie en France et en Irlande, comme si les évolutions perceptibles répondaient à une causalité qui dépasse les sociétés, comme s'il existait une appréhension " européenne " de la folie et de son traitement. La plupart des progrès enregistrés en Irlande le seront grâce à des Comités d'inspection dont les conclusions débouchent rapidement sur des textes de loi. Confrontés à la chronicité du système asilaire, aux réductions budgétaires, à l'obligation de diminuer le nombre de lits et donc à la nécessité de développer un soin communautaire, les Irlandais contrairement aux Français ont pris le parti de la formation.

" Le modèle médical dominant tend à perdre sa place, les décisions sont donc prises de manière collégiale. Les infirmiers sont formés aux thérapies familiales, aux interventions de crise, aux entretiens, aux psychothérapies individuelles et collectives, aux thérapies comportementales, à la prise en charge des enfants et des adolescents, à la médecine médico-légale et aux soins aux personnes âgées à domicile ou en hôpitaux de jour. "

La pratique des soins psychiatriques en Afrique a apparemment peu à voir avec la façon française de soigner. Valentin Badiel a décrit l'évolution de ces soins au Burkina Fasso. Nos contraintes budgétaires apparaîtrons dérisoires à un pays qui comprend en tout et pour tout : six psychiatres, quarante infirmiers spécialisés et trois psychologues cliniciens. La politique de santé mentale a été quasi inexistante avant 1981. Elle se développe à partir de cette date, grâce notamment au professeur Henri Collomb, qui révolutionna également la psychiatrie sénégalaise en prônant l'ouverture sur l'environnement social et culturel. Le malade ne sera plus enfermé seul dans une cellule, mais sera hospitalisé avec un membre de sa famille, à qui le personnel infirmier déléguera certaines tâches bien précises (donner les comprimés au malade, apporter et faire prendre le repas, aider à la toilette, etc.).

Braulio de Almeida e Sousa nous incita à interroger ces " regards " au pluriel.

Qui regarde ?

Le souffrant, sa famille, ses voisinages, les corps institutionnels soignants, le soignant dans le champ concret de sa pratique, le législateur, les autorités chargés de l'ordre public, l'administration judiciaire, le contexte socioculturel, le pouvoir politique et technocratique, l'industrie et le marché pharmaceutique, les forces et les organisations macro-économiques et budgétaires des états. "

D'où regarde-t-on ?

Du lieu d'émergence et de manifestation de la " folie ", des lieux d'exercice d'une fonction sociale et technique comme celle médicale et soignante, du lieu de commandement des corps chargés de l'ordre public, du lieu de débat politique, des lieux de prospection du marché et des décisions concernant les stratégies de recherche scientifique et technologique par rapport au profit potentiel du marché pharmaceutique à l'échelle globalitaire ? "

On voit facilement que le lieu dont on regarde n'est pas indifférent quand on tente de penser la folie.

Et que regarde-t-on ?

La souffrance singulièrement vécue, ou une entité abstraite ? La rencontre empathique et respectueuse de l'autre souffrant et ceux qu'entourent cette souffrance associée à une caractérisation structurale et dynamique de la singularité malade ou uniquement des entités nosologiques, plus ou moins arbitrairement classées, qu'on étiquette chez l'autre dans la suite d'une saisie dite " objective " d'un ensemble de symptômes " choisifiés " et associés par la manipulation statistique. "

Je ne reprendrai pas les interventions très riches des collègues grecs, italiens et espagnols. Qu'il s'agisse d'aborder l'Ile de Léros, la loi 180, initiée par Franco Basaglia en Italie, ou les prises en charge systémiques développées par Emmanuelle Chenu et Patricia Demay de l'Equipe Rapide d'Intervention et de Crise (ERIC).

Toutes ces interventions montrent que partout en Europe le discours économique prend le pas sur le soin et sur son organisation. Il s'agit d'économiser sur le dos des " fous ". Peu importent les conséquences en terme de soin, il faut ouvrir encore et toujours les soins à l'extérieur. De telle sorte qu'ils coûtent le moins cher possible. La communauté a parfois bon dos.

Un des effets paradoxaux de cette " ouverture " est une plus grande autonomie infirmière. Confrontés à une diminution de moyens, et notamment de moyens médicaux, les infirmiers s'adaptent et prennent de plus en plus d'initiatives. Demain, le décret de compétence infirmière sera complètement caduc, notamment en psychiatrie. Les thérapies familiales, les psychothérapies, les visites à domicile, l'insertion sociale reposeront nécessairement sur les infirmiers.

Regards sur la folie, folie d'un regard uniquement macro-économique.

Et je te regardais :

les arbres pendaient, renversés dans ton eau ; je disais :

" Reflètes-tu le ciel ou est-ce toi-même qui te mires dans ton eau ? "

Et il me semblait que la folie sortait de ce regard fou d'une société folle.

 

Dominique Friard.

VRETTACOS (N), Buëch, in Le massif des écrins, Les Alpes vagabondes, n° 7, trad. Zoe SAMMAS, Gap, 1990.


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