Retour à l'accueil

Retour à prise en charge
des patients chroniques

Entre névrose et psychose,
l'histoire de Suzie

 

Résumé : ce texte présente une histoire clinique, l'accueil, en milieu de nuit d'une jeune patiente étiquetée psychotique. Devant un tableau révélant la métamorphose comportementale de cette patiente, la discussion se propose d'introduire le doute et la circonspection clinique. Relevant les états de faits nous ne proposons pas ici une critique totalitaire du système psychiatrique mais nous invitons plutôt ce système à l'investigation de sa propre autocritique.

 

Par une chaude nuit d'été ...

Mois de juin 1998, il est deux heures du matin, la nuit avance avec sa lenteur habituelle et, ce soir, rien ne trouble le silence de l'unité. Seul, de permanence au bureau infirmier je poursuis la lecture d'un ouvrage de Bruno Bettelheim. Le texte m'absorbe et me permet, encore pour un temps, avant d'aller me reposer à mon tour, de résister aux effets de la fatigue.

Le téléphone sonne sur la ligne principale. Le service d'accueil de nuit m'annonce l'admission d'une jeune malade de vingt-trois ans, Suzie T. Je note les quelques informations utiles et raccroche le combiné. Je réfléchis tout en me mettant en quête du dossier archivé dans une des nacelles que contient l'immense placard disposé contre un des murs de la pièce. Je connais bien Suzie, du moins je me rappelle assez bien d'elle lorsque, adolescente en crise, elle avait accumulé sur une période de deux ans presque une demie douzaine d'hospitalisations.

Voici qu'elle revient, après deux ans de silence. La dernière hospitalisation, qui avait eu lieu en 1996, n'avait duré que quelques jours, le temps pour elle de se " reconstruire ", de stabiliser le traitement chimiothérapique et de se montrer, finalement, apte à une réinsertion sociale rapide, via décision médicale.

Qu'est-ce qui lui arrive aujourd'hui qui puisse la conduire de nouveau à l'hôpital ? Est-elle devenue plus folle ?

Elle se présente d'elle-même, en hospitalisation libre et prononce très ouvertement une demande de soins. Elle souhaite être aidée, accompagnée, elle veut aller mieux et, enfin, vivre mieux.

Ma collègue et moi-même l'accueillons du mieux possible, nous montrant ouverts, disponibles et compréhensifs. Suzie s'effondre vite en larmes et nous livre sa détresse morale, sa souffrance intense qui fait que sa vie est devenue un mal-être permanent qu'elle ne supporte plus, du moins le dit-elle ainsi. Pour arriver à accepter son entourage, son père paranoïaque (qu'elle ne voit que très peu souvent, ses parents étant séparés), sa mère psychotique dont les hallucinations encombrent le cours de la pensée, son jeune frère de dix-sept ans qui tourne à la délinquance franche, elle est allée vivre depuis une vingtaine de mois chez sa sœur aînée. Mais la souffrance familiale l'a rattrapée. Elle se considère comme une ratée. Elle lit et écrit avec difficultés, son niveau scolaire est médiocre, elle ne possède strictement aucun diplôme.

Nous apprendrons que depuis deux ans, suite à une expertise, la COTOREP l'a déclarée adulte handicapée, ce qu'elle a d'ailleurs du mal à accepter, et lui a donc donné la possibilité d'accéder à une aide sociale matérialisée par l'allocation adulte handicapé (AAH).

Suzie, malgré cela, souhaite trouver un travail, modeste même, s'affranchir de cette situation et gagner sa vie plus dignement. Elle souhaite ne plus être un poids pour sa sœur qui l'héberge (à qui elle remet, en outre, la totalité de ses revenus financiers) et, par le drame de la délinquance constatée, voudrait aider son frère à une meilleure réalisation et insertion sociale.

Sa présentation physique reste correcte, Suzie est propre et a amené avec elle quelques effets. Un détail pourtant peut intriguer et, pourquoi pas, orienter l'entretien d'admission : Suzie a rasé son crâne et ses sourcils. Ce détail apparaît d'emblée et elle n'hésite pas à le commenter, avant même l'interrogatoire, signant l'anormalité de son geste. Comme si son image vue dans le miroir ne la satisfaisait pas, Suzie a tenté de modifier, par l'usage du rasoir et de la tondeuse de coiffure, ses traits pourtant non disgracieux.

A vingt-trois ans, cette jeune métisse afro-italienne (le père est béninois) semble vouloir dire, demander quelque chose. Oui, mais quoi ?

 

La consultation médicale

Nous sommes en cours de discussion depuis près de trente minutes lorsque l'interne de garde se présente à la porte de l'unité. Je lui présente le dossier. Etiquetée préalablement schizophrène, il débutera l'entretien avec la perspicacité de l'homme déjà convaincu. Point besoin de vérifier si elle délire ou pas puisque ici, dans ce dossier pas très explicite et pas très épais, il y a inscrit : " délire ", " hallucination ", " agitation et hétéro-agressivité ", " psychotique ". Tant de mots, porteurs de stigmates aux conséquences lourdes, que l'on a point besoin de remettre en cause.

Lorsque j'avais connu Suzie je n'avais que quelques mois d'expérience en tant qu'infirmier diplômé. Mon maigre bagage clinique ne pouvait alors pas me conduire à de quelconques attitudes critiques en matière de clinique médicale, psychologique ou, pourquoi pas, psychanalytique. Aujourd'hui, six années ont passé et m'ont directement permis de me constituer un savoir être et faire en matière de pratique infirmière mais aussi, grâce à une abondante documentation, une formation universitaire, un engagement dans le processus de la recherche clinique ainsi qu'une expérience personnelle de la cure psychanalytique, je me donne la permission de douter. Oui, je doute qu'elle soit réellement psychotique. Je doute de la véracité contenue dans un diagnostic médical que j'ai trop souvent vu hâtivement posé, le moindre trouble du comportement devenant le signifiant évident d'un trouble psychotique. Je doute encore plus lorsque j'assiste à cet entretien où, l'air fatigué et blasé par un nombre certainement conséquent de patients déjà vu en garde, l'interne oriente délibérément son interrogatoire grâce à des questions qui, curieusement, n'auront pas les réponses attendues. Est-ce bien à une attitude prospective que l'on assiste ou bien à la répétition sacralisée d'un rituel obligé, immuable dans sa forme et dans son fond ? L'épistémologie absente trop souvent des discours prononcés à ex-cathédra par de jeunes psychiatres qui prétendent diagnostiquer une schizophrénie, signe soit un potentiel exceptionnel en matière de jugement clinique ou bien, à l'inverse, une médiocrité de la qualité relationnelle par l'évitement d'une prospection qualitative. Qui soigne-t-on dans l'histoire, soi ou le patient ? Qui écoute-t-on finalement le plus, l'être souffrant et ses difficultés de vivre ou bien notre vanité intérieure, obédience puissante qui masque par de philanthropiques attitudes une aversion du contact du malade ou de sa maladie. A qui veut-on, encore aujourd'hui, faire croire que l'on ne pense pas à soi dans ces histoires mais, pour la noblesse de la cause, uniquement à soulager l'autre de sa souffrance ? Dans ce cas, la modestie évidente qui devrait se voir surajoutée à ces attitudes louables ne devrait pas permettre l'exacerbation qui consiste à prétendre, par divers artifices déguisés en échanges intellectuels cliniques, que l'on sait mieux que l'autre. N'est il ainsi pas flatteur, directement pour soi plus que pour le malade, de raconter en conférence ou en article de revue scientifique les réussites cliniques. Premier point qui flatte l'ego, la publication acceptée sollicite l'attention du public sur soi, de manière plus large, et tend ainsi souvent à porter à l'auteur pertinent et intelligent une grande considération.

Mais revenons à notre situation d'accueil. Il est environ deux heures trente. Suzie répond aux questions formulées par l'apprenti-médecin-psychiatre :

" Est-ce que vous entendez des voix ? "

" Evidemment docteur ! ", peut-être est-ce là la réponse à cette trop classique question posée directement dans la désinvolture manifeste de l'homme si assuré et si certain.

Suzie répond : " Non, je n'entends pas de voix, je n'en ai jamais entendu... " Pourtant, nous l'avons déjà noté, le dossier mentionne (en antécédent certes) à plusieurs reprises le terme " hallucination ". De là, de voix entendues il y a quelques années ou que l'on a cru qu'elle pouvait entendre la patiente a bénéficié du voyage gratuit, via le DSM-III R, dans la décompensation psychotique et donc, du diagnostic de schizophrénie. Suzie n'a pas terminé sa phrase : " ... mais ma mère elle entend des voix. Moi je ne suis pas médium, je n'ai pas ce don, comme ma mère. Mais, vous savez, elle est bizarre, elle crie tout le temps et parle toute seule. Moi je n'ai pas ce pouvoir ".

Visiblement Suzie explique et interprète avec ses moyens, avec ses connaissances à elle, ce que peuvent être ces manifestations. Pour Suzie, les hallucinations de sa mère sont la preuve qu'elle est en possession d'une capacité médiumnique lui permettant de communiquer avec un monde invisible et les êtres qui l'habitent.

Il me semble qu'elle n'a pas perçu la stratégie, pourtant très directe, de l'interne qui tente de lui faire avouer son écoute (permanente ou transitoire) de voix sans objets.

L'entretien, dans sa globalité est à la mesure de cette prospection hâtive et directe. Pour cette nuit nous lui donnerons un neuroleptique sédatif, un puissant hypnotique, un pyjama et, bien entendu, une surveillance attentive. Ne sait-on jamais, avec ces traces de psychose dans le dossier, si jamais elle se remettait à délirer et à entendre de nouveau les voix dont pourtant elle est, cette nuit (!), guérie.

 

L'expression du doute

Pendant que ma collègue s'en va lui dispenser le traitement je reste seul quelques instants avec l'interne. Il ne me semble pas jeune, ce n'est donc pas un novice en matière de clinique psychiatrique. Nous discutons, pour que je vérifie cette dernière hypothèse, de l'histoire de Suzie, sa folie, les raisons qu'elle a d'être ici.

Il écrit quelques phrases succinctes et simples : " Réadmission ce jour de Suzie T., psychotique chronique ... ". Je discute donc de la validité du diagnostic, tentant d'être habile dans ma façon d'introduire ce commentaire, je finis par faire douter le psychiatre.

" Dites-moi docteur quels sont les éléments cliniques qui, aujourd'hui, valident la psychose de Mlle T. " Je le vois pensif, s'interroger.

" C'est difficile à dire ". Je poursuis donc : " il me semble que sa problématique s'exprime aujourd'hui davantage dans le sens et dans l'expression d'une angoisse importante. Il me semble aussi, bien que nous en trouvions quelques traces, qu'elle présente un contexte dépressif sans que cela puisse valider une dépression franche, mais forcément et surtout là-dessus il convient d'être prudent. "

" C'est vrai je ne la trouve pas vraiment psychotique. " Je surenchéris : " Pour moi, elle ne l'est pas du tout. J'ai passé une demi-heure avec elle et je n'ai rien pu noter sur le plan comportemental qui soit d'appartenance, immanquablement, à la psychose. "

" Vous avez raison, elle apparaît plutôt comme une névrosée qui présente des troubles type angoisse. Elle ne délire pas, c'est vrai même sa structure, sa façon d'être. Je ne suis pas sur. "

Le futur psychiatre commence à douter. Il termine son observation écrite sans rien changer à sa routine : on prend ce qu'il y avait avant, on ne critique pas, on ne doute pas.

Oui, mais dans tout cela, où se situe la préoccupation première, au carrefour d'une philanthropie, d'une philosophie humaniste et d'une attitude anthropologique, qui consiste à faire bénéficier le patient du plus juste et honnête des diagnostics ? Et si on s'était trompé ? Si toutes ces années de psychose n'avaient été vécues par Suzie que sur une feuille de papier parce qu'on n'avait, à aucun moment permis le doute ? Moi qui ai si souvent lu dans les manuels et ouvrages généraux que le diagnostic de schizophrénie ne peut et ne doit pas être posé à la légère tant le pronostic qu'il engage, pour la vie future, est lourd des conséquences afférentes à la maladie schizophrénie. Convenez que ma perplexité soit naturelle et évidente.

Supposons toujours que Suzie ne soit pas psychotique, qu'elle exprime une détresse morale aujourd'hui sur le mode d'une importante angoisse, que le précédent diagnostic était passé à côté des caractères brutaux d'une adolescence difficile parce que vivant au cœur d'une famille, d'un couple de parents psychotiques. Criant alors sa détresse par un comportement fait de crises d'agitation, de refus de l'ordre adulte (" Calmez-vous ! ", lui disait-on trop souvent), Suzie n'avait-elle pas droit alors au doute plutôt qu'aux neuroleptiques. Et plutôt qu'une chimiothérapie invalidante, si on était passé à côté d'une psychothérapie unique mais adaptée ?

Non, finalement ne remettons pas en cause ce diagnostic surtout s'il a été entériné par la COTOREP. A ce propos avez-vous déjà vu ou assisté à une expertise de ce genre ? Et bien elle ressemble, pour certains points, à l'entretien de notre interne de garde. Le jugement clinique prononcé par " notre cher " confrère n'a pas à souffrir du doute et de la remise en cause : approuvons donc et économisons temps et argent. Pour le compte, là, si la psychose n'était que les manifestations d'un profond remaniement pulsionnel destiné à structurer tant bien que mal un individu déjà en souffrance, on aura perdu beaucoup, beaucoup d'argent. Le prix d'une vie gâchée parce que mal évaluée, mal traitée et mal accompagnée. Suzie aurait-elle bénéficié d'un autre traitement, sur la base d'un autre diagnostic, elle aurait donc eu l'opportunité d'une vie différente, du moins dans sa chance à pouvoir la vivre ainsi. Mais quand on est psychotique !

 

Epilogue

Porteuse des souffrances de sa famille, enfant héritière d'une symptomatologie fournie par un groupe d'individus, Suzie, tiraillée entre père et mère, entre schizophrénie maternelle et paranoïa paternelle, ne pouvait finalement guère mieux s'en sortir. Enfant symptôme d'une famille en souffrance, sacrifiée par l'inconscient familial, elle aurait accepté à son insu de porter, plutôt que ses sœurs ou son frère, la pathologie donnée comme héritage.

Lourdes conséquences entraînées par un seul mot, une étiquette clinique validée par des références internationales doit l'être, aussi et surtout, dans la prudence la plus élémentaire. Je n'affirme pas ici, moi simple infirmier, que Suzie n'est pas schizophrène car peut-être l'est elle. Mais, cette éventualité n'ayant pas dû être écartée, si elle ne l'était pas ? Suzie serait alors aujourd'hui une névrosée, fortement angoissée certes, un peu agitée lorsque ses problèmes la submerge, un peu dépressive aussi quand elle arrive au bout de ses possibilités d'action, de l'aide qu'elle peut se porter à elle-même et à ses proches. Si Suzie n'était pas schizophrène, serait-elle allocataire au même taux ? Si Suzie n'était pas schizophrène aurait-elle besoin de ce traitement neuroleptique au long cours qui, sur elle et c'est manifeste, n'a point besoin d'être tant il est ridicule en dosage. Comme si, là encore, il fallait justifier par un minima chimiothérapique, un diagnostic qui n'attend que d'être invalidé.

En l'absence de manifestations qui auraient dû faire évoluer le tableau clinique de sa schizophrénie, décompensée à l'âge de dix-sept ans, est-on certain qu'elle le soit bien ? La révision diagnostique est-elle possible ? Et, dans ce cas serait-on à même de lui proposer un accompagnement thérapeutique différent, moins superficiel que celui qui consiste à être reçu quelques fois dans l'année, à chaque reprise cinq minutes, par un psychiatre vacataire du service public et qui ne reçoit donc pas, en CMP, ce qu'il perçoit de ses patients au sein de son cabinet privé. " Bonjour, comment ça va aujourd'hui ? ", et sans attendre véritablement la réponse il a déjà écrit sur l'ordonnance le renouvellement de son traitement à libération prolongée. Car elle se prolonge cette libération, comme celle des aliénés de Bicêtre et de la Salpêtrière par Pinel (mais n'était-ce pas plutôt Pussin ?), tellement lentement que Suzie sera probablement un jour guérie de sa psychose, parce que rayée, comme cela arrive à tous, des fichiers de l'état civil. Faut-il attendre ce jour ? Sera-t-il la plus juste des libérations ?

Alors maintenant, que l'on doute ou que l'on ne doute pas, ce n'est pas important. Pour autant, on a le droit de douter de mes paroles, de leur véracité, de leur authenticité clinique. L'important et le plus triste à la fois c'est que Suzie, elle, a confiance en nous et ne doute pas. Voyons donc ! Une psychotique hallucinée qui se confie ouvertement à la psychiatrie, qui accepte sa folie. Là, finalement il n'y a rien de bien curieux, on en a tant vu, par le fait de l'ambivalence, qui revenaient dans les murs après avoir hurlé pour en sortir.

L'important dans cette histoire c'est Suzie et la Vie Humaine qu'elle représente. Plus qu'un diagnostic, un critère Cotorep, c'est une personne libre qui a sa dignité et tous ses droits. Les respecte-t-on ?

Ah, oui, mais si là aussi on doute !

Masseix Frédéric
ISP (Infirmier Sentinelle Prudent)
EPS Ville-Evrard


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