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des patients chroniques

Ah ! Quel bal ce bal !

Résumé :

Après avoir travaillé six ans comme infirmier dans le pavillon Déjerine, Dominique va changer d'unité. Il part à sa demande pour l'Hôpital de Jour. Fini le groupe "Musiques au coeur", finies les vertes années de formation.

Au commencement était le plaisir. Plaisir de travailler là, ici et maintenant avec ces gens là.

Tout près du commencement était une idéologie commune, des exigences voisines. Plaisir d'être en pays de connaissance, en pays de connivence. Tout près, mais aussi beaucoup plus loin étaient mon départ, l'arrachement à ma terre.

Tout autour de moi, je sentais le peuple des guerriers sans armes qui ne savent que se détruire eux-mêmes, ceux qui souffrent dans leur âme, qui balbutient leur image du corps, ceux dont le coeur n'est qu'un magma informe. Tout le peuple des souffrants de l'esprit, tous ceux qui délirent et hallucinent s'étaient donnés rendez-vous à Déjerine pour me souffler de ne jamais renoncer. Il y avait les Korsakoff, les déments séniles, les Pick, les Alzheimer qui marchent et respirent et ne savent même plus qu'un jour ils ont été vivants. Il y avait Claude, Marc, Eric, tous ceux qui murés dans leur maladie ont le corps disloqué, ceux dont l'espérance ne tient plus qu'à une molécule, tous ces Jésus Christ qu'aucun Père n'a jamais reconnu et qui sont fils de Dieu comme d'autres sont fils de putes, ceux dont la folie, la mort servent de panacée à des familles tout aussi disloquées. Il y avait Denise, Gabrielle, Esméralda, Françoise toutes ces déprimées, ces chaotiques de l'humeur qui flirtent avec la mort, tous ces coeurs brisés, ces désespérées, ces tragiques qu'aucune absolution ne sauverait, et qui refuseraient le paradis si on le leur offrait, persuadées qu'elles sont d'en être indignes. Il y avait les mélancoliques, tous ceux qui tueraient père et mère, et toute l'humanité pour pouvoir en finir. Il y avait les filles de Marie, toutes celles qui portent un enfant, le mettent au monde et ne peuvent l'élever persuadées qu'elles sont de leur impossibilité, de leur incapacité à être mères.

Face à ces souffrances/raz de marée, il y avait quelque moments d'accalmie que nous avions su tisser ensemble, des îlots de verdure où les maux se tenaient plus tranquilles. Des moments de "musique au coeur", de redécouverte du Rock and Roll avec Claude, de bandes dessinées avec Marc, de collages avec Hervé. Il faudrait aussi se souvenir de la gifle que m'avait donnée Denise en réaction à un texte que je lui lisais. Il y avait tous ces chacun qui avaient accompli un petit bout de chemin avec nous, ceux qui murmuraient ou hurlaient leurs joies, leurs peines, leurs angoisses, leur enfance tordue, les coups, les sourires, ceux dont les rires étaient de plus en plus motivés.

Tout ceux-là m'avaient forgé. Ils avaient contribué à ma formation d'homme. Les chemins de l'être sont multiples. La confiance portée au soignant, le choix de lui parler à lui, d'en faire le réceptacle de sa souffrance, de se dire que ce qui nous détruit nous ne le détruira pas lui, de lui dire qu'il peut nous accompagner, qu'avec lui on n'a pas peur d'avoir peur, tout cela et beaucoup d'autres choses encore forgent un soignant. Il y avait en moi gratitude, reconnaissance pour ceux qui m'avaient réellement formé.

Tel avait été mon chemin : parfois cahoteux, parfois un peu raide pour mes mollets de citadin, mais souvent rempli de senteur. Les déjeuners de soleil n'étaient pas exceptionnels.

Et les autres, mes complices en psychiatrie, les Sandra, Gilles, Anne-Marie n'avaient pas à le suivre. Il fallait bien mettre un terme à "Musique au coeur", alors pourquoi pas un bal ?

La musique, on l'aura écoutée, sniffée, perfusée, on s'en sera servi comme médium, on s'en sera servi pour dire les choses qu'on avait sur le coeur, on s'y sera vautré, alors pourquoi ne pas danser sur cette musique? Puisque par elle les continents avaient bougé, pourquoi ne pas bouger sur elle ? Pourquoi ne pas finir sur la vie ? Et puis en France, tout ne finit-il pas par des chansons ?

Un bal, oui ! Mais pas un bal Dakin !

Pas un des ces bals qui sentent l'éther, l'animation obligée pour élèves infirmiers en mal de prise en charge. Un bal d'aujourd'hui avec l'amour à la plage et le parking des Anges. Un bal où Dieu sauve le swing, et, où le papa de Madonna ne prêche pas.

Un bal câblé sur le Top 50.

Un bal oui ! Mais pas The Saturday night fever !

Pas les Bains-Douches, en psychiatrie, çà jette un froid. Un bal pépère avec valse, tango aussi, pour prendre son temps, pour rigoler, pour ouvrir son sac à souvenirs, parce qu'il fut un temps où le corps et la danse s'épousaient selon d'autres règles. Çà peut être bien de dire à sa cavalière : "Viens Poupoule !" surtout si c'est une infirmière, surtout si c'est Aïcha.

Un bal, oui ! Mais pas un bal aux prisonniers !

Un bal avec des slows pour de vrai, parce qu'on ne se touche que pour des soins, parce que le corps c'est aussi le corps plaisir, parce que la distance, c'est bien, mais sous le masque, sous la blouse avantageuse, qu'est-ce qu'il y a ? Parce que le corps de l'autre çà n'est pas qu'une limite où se cogner, où éprouver que l'autre n'a pas forcément peur.

Un bal pour prendre du plaisir ensemble.

Un bal comme une fête où presque tout est permis.

Un bal comme nous, éclectique, un bal pour danser. Un bal sans blues, mais déguisé.

Déguisé ? Drôle d'idée !

Çà n'est pas sérieux !

Chacun avait sorti ses plus beaux habits. Interdiction d'être en pyjama !

Aïcha avait revêtu sa robe de princesse, Mme Régnier jouait les baronnes, pouvais-je faire moins ?

Déguisé donc.

Parce que je quittais ma terre, pourquoi ne pas me travestir en paysan ? Et puis le paysan en ville a toujours son solide bon sens. N'est-il pas aussi en décalage ? Déjerine n'allait-il pas cesser d'être mon monde ? Déguisé, c'est être là et pas là, c'est être là mais différemment. Le paysan, est engoncé dans ses habits du dimanche. Le corps du paysan est son principal outil de travail, condamné à danser il semble étriqué par une force mal contenue qui déborde de partout. La danse, n'est-ce pas trop subtil pour le paysan qui, c'est bien connu, ignore les usages ? Surtout pour quelqu'un qui a souvent boudé les usages. Les bals de ma jeunesse étaient des bals de campagne. J'ai donc revêtu les habits fournis par l'hôpital aux patients.

C'est un peu fou, çà, on se déguise en paysan et on vous prend pour un fou ! A quoi çà se reconnaît un malade sur une photo ? Drôle d'habit, drôle de moine ! Drôle de fête aussi ! La fête des fous, les Saturnales, on y changeait bien de rôle ? Qui a tenu mon rôle ? N'y a t-il pas une sorte de fascination du soignant par le soigné ? Le maître aimerait parfois bien être esclave, et si le soigné aimerait être soignant, parfois le soignant ...

Alors il y eut le bal.

J'avais invité les soignants et les soignés des quatre autres unités fonctionnelles au grand bal de Déjerine. Ils avaient tous répondu présents.

Aïcha et Claude, l'ancien boulanger, s'étaient lancés dans la confection de gâteaux. Jamais les tartes de notre pâtissier n'avaient été aussi réussies. Mme N'Ghotty, elle qui était pourtant toujours en retrait, avait mis la main et le bras à la pâte. Nous allions enfin pouvoir déguster sa fameuse mousse au chocolat. Toute à sa préparation, elle avait oublié que des ondes malignes parasitaient son bras gauche. Toutes les laborieuses petites fourmis déjeriniennes s'étaient mobilisées pour que la fête soit réussie. Sandra s'était occupée de la boisson, alors çà coulait à flots.

Un qui flottait au début, c'était moi. J'avais encore la dernière séance du groupe Musique au coeur dans la tête et dans les tripes, j'avais encore tout le senti, toute la passion, tous les silences, toute la pression, tous les abîmes qui font de cette activité un exercice d'équilibre. J'avais encore au corps toute la tension que cela implique. Difficile de trouver ses marques dans ces conditions. Et puis, au début d'un bal, on se laisse aller, on flâne, on fait le tour de la salle, on butine le buffet, on repère ses amis et connaissances. On n'est pas encore en train. On se force un petit peu. Heureusement Sandra et Anne-Marie semblaient en forme pour six. C'était aussi leur fête à elles. Çà se voyait à leur sourire.

D'un seul coup, tous étaient là. Les inconnus invités, à intégrer; les connus : ceux des tournois de scrabble et de pétanque, ceux du journal à retrouver. La bande de Déjerine avait timidement investi les fauteuils. Après tout, ils étaient chez eux.

Enfin, il y eut la musique. Çà démarra très fort avec Daddy Cool. Le centre du salon fut occupé par le tourbillon de ceux qui avaient pour mission de chauffer l'ambiance. Sandra, Malika, Malika, Sandra, Gisèle, quelques inconnus, Marc. La musique parviendrait-elle à réveiller François? Agnosique, aphasique, François n'était plus qu'un grand corps qui fonctionnait à vide. Rocker avec François, c'était danser sur un faux rythme, plus lent, plus physique aussi. Surprise, lui qui frappait chaque obstacle en cadence n'était pas happé par les notes, par la mélodie. Il fallait le tirer, le hisser, le pousser, rien ne passait. Un coup pour rien.

Anne-Marie, aérienne, faisait crépiter son appareil photo.

Que j'étais lourd ! J'étais comme Claude, le boulanger schizophrène. Mes genoux me montraient du doigt. Et pourtant personne ne me lançait de lames de rasoir dans les articulations ! Mes genoux, my foot, oui ! Je ne serais jamais Dominique the pelvis. Il y avait bien quelque chose d'endormi en moi. Ce qui dormait, je le savais, mais étais-je prêt à le tirer du sommeil ? T'es bien bon, mec, tu incites le corps des autres à sa réveiller, mais le tien ? Torpeur du groupe Musique, il t'en faut combien d'excuses comme çà ?

Enfin les slows arrivèrent. Un tempo plus lent. A whiter shade of pale with Aïcha. Bonjour la grimace ! Donner sans donner. Faire le clown, dédramatiser ce qui tournait au collé-collé. C'est bien, tu n'as pas oublié ce qu'expliquait le psychiatre à propos de l'objet d'amour. Et le transfert ? Les couples se forment, chacun cherche sa chacune d'une danse. Et pourquoi ne pas offrir à Aïcha ce grand plaisir ? Etais-je en service commandé ? Ne pouvais-je moi aussi m'amuser, m'abandonner ? Danser avec Mme Gilbert : "Et si mon mari ?" Un contact physique sans discours, sans obsession, sans ces flots de paroles qui finissent par vous saouler. Un contact autour de la musique, avec la musique. Tourner lentement. Chut le moulin à paroles. Onduler. "Après toi, je ne saurais plus vivre.". Mais si, Mme Gilbert, après lui, après ces combats de catch conjugaux, vous pourrez revivre !

Farandole. Danse du tapis. Etre au centre de la ronde, la serviette dans les mains, choisir quelqu'un du groupe, s'agenouiller, l'embrasser et retourner dans la sarabande. Etre choisi, choisir. Même Claude peut s'agenouiller. Ne choisir ni Anne-Marie, ni Sandra, trop drôle ou pas assez drôle !

Stop, il est 17 h 15 ! Il faut aller à la pharmacie pour le DT Polio, prendre le chariot de repas au passage.

Tiens, c'est étonnant, les blouses blanches de rencontre ne me parlent pas. Un silence : "Ah ! C'est toi ! Je ne t'avais pas reconnu. Je me demandais si tu n'étais pas malade ..." Une fois, deux fois, six fois. L'habit ferait-il le moine ?

Retour à Déjerine. Higelin éjaculait trois tonnes de TNT sous la chaise de sa poupée. Çà déménageait. Nous partîmes ensuite en voyage intersidéral avec Plastic Bertrand et son Major Tom. Daniel, spécialiste de l'intersidérant planait doucement, Marc s'enhardissait. Je rentrais dans l'ambiance. Sabine ne faisait que des bêtises, c'était à qui aurait le mine la plus contrite, Aïcha était bien partie pour remporter le trophée. Mais en matière de bêtises, qui peut lutter avec elle ?

Viens; viens, viens danser le twist. Sandra battait le rappel. Marc montrait sa grande souplesse, Anne-Marie virevoltait. Initiation de Mme N'Ghotty. Elle bougeait timidement ses pieds, j'ai vite renoncé à mobiliser ses genoux, çà sera pour une autre fois, quant aux hanches ! Enfin, çà fonctionnait timidement. Un petit pas pour l'infirmier, un grand pas pour elle. Je la poussais gentiment, elle suivait...

Un peu plus loin, un peu plus tard, le lundi au soleil, Mme Gilbert, M. Berger, jambes de pantalon relevées jouaient les Claudette. Devant nous, une forêt de corps ... Chacun se déhanchait, se dandinait plus ou moins en rythme. Tiens, mais c'est Daniel. Il a laissé ses inhibitions dans sa chambre.

Retour des slows. Cette fois-ci tout s'enchaîne. On n'a plus peur. Les couples se forment, se séparent, se reforment, tout cool. Aïcha et Claude, genoux fléchis pour être à la hauteur d'Aicha. Claude et Sandra, Claude et Mme Gilbert, très concentrés tous les deux. Et on s'embrasse. Aïcha et Daniel. Gisèle et Marc, le couple retrouvé le temps d'un slow. Troublante présence de Rébécca qui s'abandonne dans mes bras. Only You ...

Attention, on accélère, danse du balai, çà va très vite, les couples se font et se défont à un rythme d'enfer, c'est même çà qui est drôle. On est forts, nous les soignants, on réussit même à ne pas danser ensemble. Chacun se rue sur une chacune pour ne pas avoir le balai. Mme Régnier l'a plus souvent qu'à son tour, Marc anime le sabbat, joue les Chuck Berry. Mme N'Ghotty rit de ses facéties. On arrête sur une java, et c'est reparti, mains sur le popotin, c'est la plus bath des javas. Marie-France qui ne supporte pas qu'on la touche suit le rythme, sourire aux lèvres. Tango, démonstration de tango classique par M. Berger et Mme Gilbert. Sandra et Marc se lancent dans des figures compliquées connues d'eux seuls. Compliquées et drôles. Comment font-ils pour ne pas tomber ? J'hérite de Mme Régnier. Aïe ! Elle a peur de tomber. Il ne faut pas la casser. Qu'a-t-elle à sa plaindre ? A danser, à ne pas danser, à venir, puis fuir, puis revenir ? "Attention, j'vais me casser la figure". Elle est en porcelaine ou quoi ? Elle est en porcelaine. Le mois dernier, elle était tellement régressée que nous ne pensions pas la revoir. Rassurez-vous Mme Régnier, vous revenez de tellement loin que je ne vous laisserais pas tomber. Danser, ne pas danser, venir, fuir, revenir, c'est le rythme du tango.

Retour des rocks ... Refarandole. Il n'y a plus personne d'assis. Tous sont dans la farandole, à la queue leu leu. Même M. Poupin a oublié son délire de persécution.

Et sur un pied, et accroupi, et on coupe, et on passe sous les autres, et on s'entortille, on se sépare, on se retrouve, on se sépare, on se rassemble. Marc s'enfouit dans la houle des corps, et se fait foetus dans le ventre chaud de la mère déjerinienne. Anne-Marie lutin, Anne-Marie libellule, sa mantille à la main, libérée de son appareil photo, vole, fait des piqués, s'envole à nouveau, looping, spirale, albatros, grâce. Sandra de toutes les audaces, Sandra tête chercheuse du grand serpent ne se mordait pas la queue, elle allait vers les rires et les sourires, vers le plaisir qui était partout présent. On se serait cru à un bal de mariage, chacun était complice de chacune et ne pensait qu'à s'amuser. L'H.P., où çà ? Je me sentais pousser des ailes, je me sentais musique, je me sentais possédé, pris dans un moment unique, vibrant avec les autres. Je marchais seul, peut-être, mais nous étions beaucoup à voyager de concert.

Sept heures approchait, la salle se vidait, mais nos corps en voulaient encore.

Préparer le repas, savourer la douce torpeur qui nous réunissait, se rappeler Claude twistant, sentir la joie dans les yeux de Sandra et d'Anne-Marie. Anne-Marie n'arrivait pas à partir, trop difficile. Sentir l'écho de chacun, ses sourires, sa fatigue, sa joie. La soirée s'achève comme un rêve.

Prolonger autour du cahier de rapport jusqu'à 22 heures pour relater ce qui ne pouvait se dire, ce que ce cahier ne pouvait recevoir. Prendre le risque de faire de l'ordinaire, de la transmission sur un senti, sur un vécu. Foutaises !

Que noter ? Que dire ? Parler du plaisir, c'est faire exploser l'institution. Parler de corps qui se réveillent, de corps habités l'espace d'un moment, parler d'un instant de grâce dans un vécu de groupe ? Illusion ! Parler d'eux et taire notre joie, notre émotion ? Parler demain ? Garder en soi ce cadeau de départ et s'en souvenir aux moments difficiles. ... "Même si le bonheur t'oublies, n'oublie pas le bonheur."

Quel somptueux cadeau de départ !

 

1986
Dominique Friard
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