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des patients chroniques

                                                                                        3 Mars 1997



ACCOMPAGNEMENT DE JOEL
à la maison de santé de
la Bastide des grands près



16 h 00…. Arrivée dans le hall de la gare Montparnasse. Joël n’est pas bien du tout. Le visage grave, les cheveux tirés vers le haut, il fume cigarette sur cigarette. Tout son discours tourne autour de  «  il va s’en sortir, tu ne m’en veux pas… tu l’aimes bien  ».

Accompagnés de Gwénaëlle, infirmière au CMP d'Ile de France, nous décidons d’aller prendre un verre. Nous nous installons à une terrasse dans l’espoir de déguster une boisson. Joël engloutit la sienne à T.G.V.. Tout semble l’inquiéter, sa façon de fumer, ses trépignements, la manière de se passer la main dans les cheveux, sont les signes d’un malaise. Il nous tourne volontairement le dos. Première envie express d’uriner  «  tout de suite, je ne peux pas attendre…  ». Accompagnement aux W.C publics, où une dame-pipi qui officie le fait entrer dans une pièce à part (peut être a-t-elle remarqué sa différence ou simplement a-t-elle été gentille devant l’envie pressante (2,80 Frs pour accéder à l’urinoir).

Retour à la terrasse  Joël me siffle mon Monaco (avec ma permission, il avait envie de goûter..). Premier pet, première éructation m’avertissant du malaise intestinal qu’engendre l’angoisse de partir, de voyager en train. Malaise dont Joël a su nous faire profiter, par d’autres moyens tout au long de la semaine qui a précédé ce départ.

Au bout d’un quart d’heure il craque, il faut qu’il se lève, qu’il marche, qu’il bouge. C’est si brusque, si soudain, avec en prime ma tentative de le retenir par la manche qu’un gentil bonhomme de la maréchaussée accompagné par deux mignons en tenue de camouflage du plan Vigipirate m’apostrophe, me demandant si j’ai un problème  «   non ! ». Le pauvre, s’il savait. Gwénaëlle nous quitte, pour elle, retour à l’hôpital. Joël et moi, déambulons sur les quais, non cote à cote, mais moi, ouvrant la marche, semblant le protéger de la marée humaine. Chacune de mes tentatives pour qu’il soit à mes cotés sont vaines, dès que je m’arrête, il s’arrête... Tant pis, je continue, je le fais marcher pour tuer le temps, peut-être aussi pour calmer mon appréhension de ce qui peut se passer. J’ai déjà un précédent ou l’accompagnement de Joël s’est mal passé. Je tente de me raisonner « Tout est bien, rien n’est jamais pareil..  » Nos pas nous conduisent à un relais Hachette. Nous entrons, Joël veut acheter un journal «Parisien Libéré  » (sans commentaire).

Nous nous dirigeons vers le quai n° 2 où nous attend notre train. Monstre impressionnant de fer bleu et gris. Joël se penche pour regarder les roues. Nous grimpons dans le compartiment. Joël est sur mes talons et quand je dis «  SUR», il me marche pratiquement dessus. Enfin, nous nous installons. Joël se jette sur sa place et il continue sa litanie d’une voix basse, presque inaudible «  il aura ses cigarettes… il va vivre... je veux avoir un Nutrigil…  ». Depuis 15 heures, Joël a fumé un paquet de cigarettes.

17 h 20, le train s’élance. Pendant une demi-heure, Joël ne m’adressera plus la parole, jetant simplement un regard circulaire au compartiment. Nous avons une banquette 4 places pour nous  ; nous sommes face à face. Puis il veut manger  un jambon-beurre. Depuis 16 heures, Joël a avalé  un café-crème, un Monaco, trois parts de cake, un jambon-beurre, une barre Mars, deux Nutrigil.. Vraiment le remplissage de l’angoisse. Joël veut encore fumer. Il n’en a plus sur lui. C’est moi qui détiens sa réserve et je suis bien décidé (pour le moment) à le limiter. Malgré le fait que nous soyons dans un compartiment «fumeur   », ce que Joël ne manque pas de rappeler à juste titre. Est-ce sa manière de fumer qui me gène par rapport aux autres voyageurs  ? A chaque refus de ma part, revient la même phrase «  pourquoi ne veux-tu pas faire la paix avec moi  pour une fille    ».

Petit moment de détente, Joël me voyant prendre feuille et stylo me demande d’écrire. Il inscrit de manière rapide et saccadée « 10 ans  ??  » et me répond d’un regard triste  «  c’est mon âge  ». Puis il décide d’écrire à Monsieur BAILLON. Coup de chance, dans mon sac il me reste une carte de "bonne année" avec l’enveloppe adéquate et jamais envoyée. Joël dicte, j’écris. Lorsque l’enveloppe est cachetée, il me demande d’inscrire au dos  Joël Jacquet amitiés à tous. Nouveau mutisme, parfois lorsque nous arrivons à évoquer son séjour à la maison de santé, Joël me tapote l’avant-bras me demandant à voix basse de parler doucement et me désignant du regard un voisin, ou un voyageur passant dans l’allée, qui pourrait écouter.

Au fur et à mesure du voyage, Joël semble se détendre, ma joie est de courte durée. Nous arrivons vers Poitiers, Joël me réclame d’une voix assez forte  «  je veux un café, paie-moi un café  ». Les têtes se tournent. Je lui donne 20 francs et se dirige d’un pas traînant vers le wagon-bar. De ma place, je peux voir ses faits et gestes. Il disparaît 10 bonnes minutes, et revient en faisant une entrée fracassante  Joël ouvre la porte vitrée qui sépare les deux compartiments. Dans l’embrasure de la porte, Joël à l’allure d’un vieux, les épaules voûtées, la tête penchée vers l’avant, les pieds traînants. Quel lourd fardeau a porté que la douleur.. Et là, Joël articule «  quelqu’un aurait une cigarette pour moi  ?  » de la même façon que les personnes qui font l’aumône dans les wagons du métro. Même voix monocorde, monotone. Les têtes se tournent, les conversations se figent. Deux accompagnants un prévenu menotté se redressent. L’image est hallucinante  la Loi encadrant la Folie et le Hors la Loi. Un petit signe et Joël me rejoint. Juste après avoir fumé sa cigarette, tout en s’excusant et en me demandant si je ne lui en veux pas. Il me demande une autre cigarette  la sienne n’est pas finie.. Refus de ma part, sanction de sa part, il jette son mégot dans mon gobelet (tant pis, je finirai au goulot de la bouteille).

19 h 00. Joël craque de nouveau  il apostrophe les gens. Nos voisins le dévisagent avec crainte/colère. Sa respiration est courte et haletante. Il suinte, me semble-t-il, l’angoisse passe par tous les pores de sa peau. Et pour en rajouter un peu  nouveau pet, nouveau rot. Nouvelle provocation. Changement d’attitude. Joël s’adosse à la vitre et fait de larges sourires édentés, en tétant son éternelle sucette à la fille qui accompagne les deux garçons. Regards noirs… Petit incident rigolo  une dame qui passait, perd l’équilibre et s’étale sur nos tablettes, dans un virage. Joël se redresse et lui crie «  ça va Franciane  ça va Franciane  ». Recul apeuré de la dame. Clôture de l’incident, Joël continue ostensiblement de fixer la fille, tout en se badigeonnant les cheveux et le visage de ses doigts poisseux. Regards dégoûtés vite détournés. La vitre du wagon, placée à ma droite me renvoie l’image des voisins. Autre phrase, entrecoupée d’une demande de cigarettes «’c'est gentil les abeilles, c’est gentil les chats, c’est gentil les couleuvres.. Pourquoi tu me tourmentes, je ne suis plus Zazie, je ne suis plus une fille ou un garçon    »

Une demi-heure de répit. Joël ne demande rien, à part la moitié de mon sandwich qu’il a engloutit avec un autre Nutrigil et des restes de cake émietté. Il a pris le Parisien, tourne chaque page à la même vitesse. Il lit ou semble lire et marmonne. Ponctue chaque fin de page d’un rire tonitruant. Dans ces moments, il semble apaisé, presque serein. Fin du journal. Il insiste pour avoir ses médicaments. Se renfonce à nouveau dans son fauteuil et me dévisage, me fixe, ses yeux scrutateurs me transpercent. Pause cigarette, demandée d’un geste. Son regard semble se perdre dans les volutes de sa Marlboro. Un petit signe dans ma direction. Ecris  «  Soleil  », me demande-t-il Joël revient vers moi, semblant reprendre pied dans la réalité. Détendu, il me demande de lui téléphoner et de lui envoyer le journal d’Ile de France (sur ma suggestion). Puis reprend de plus belle «  écrit la Salle Malraux  », je ne suis plus de Bondy, ils vont me faire oublier, c’est dur  ? Les enfants  !! tu n’es plus mon copain. Il signe la page que j’écris  B Docteur Jacquet Joëlle. Nouvelle demande de cigarette, nouveau refus et Joël ressort comme un magicien me faisant le coup du lapin dans le chapeau, une part de cake, se bourre la bouche et essaie d’articuler «  pourquoi t’es comme ça  ?  » Merci les projections.

Arrivée à Bordeaux, le train stoppe. Gendarmes et voleur descendent sous le regard fixe de Joël. IL file au bar, je le rejoins et insiste suffisamment, comme lui seul sait le faire, pour que je lui paie un café (ça commence à faire cher..) retour à nos places. L’arrivée du contrôleur crée un petit remue-ménage. Joël dans un premier temps lui tend la main pour le saluer. L’autre, remarquant certainement sa main luisante de sucre et transpiration, hoche la tête. Dans un second temps, Joël s’accroche à sa veste et scande «  je suis SDF, je suis SDF  ». Le trois étoiles de la SNCF l’ignore superbement faisant claquer vigoureusement sa pince oblitératrice. Re-silence, lourd, son non attentation se détourne un peu en remarquant que je joue avec mon appareil photo. Il accepte de poser pour deux photos. Cette petite séance lui fait apparaître un mini vrai sourire. Il me parle de la télé, de lui, de la fois où il est passé dans le petit écran au salon de l’auto, où les flics lui ont offert des cigarettes.

De nouveau, son visage se fige, il fouille ses poches et en ressort un autre Mars (et ça repart  ). « 
on peut repartir à l’hôpital    » annonce-t-il, l’orifice buccal remplit de chocolat mâchouillé. «  Je suis tombé sur ma bosse quand j’étais petit, t’as pas une cigarette    ». Encore 1 h 30, Joël lutte contre le sommeil, dès qu’il sent sa tête tomber, il se redresse et me demande une cigarette. Moment émouvant  Joël croise les bras, pose la tête dessus et.. pleure. Je le laisse aller à son chagrin. De temps en temps il lève la tête et me lance un regard noir et dur, accusateur. Comme s’il m’accusait de le laisser tomber, de se débarrasser de lui. Son visage ravagé, tordu par la douleur, qu’accentue de méchantes rides aux coins de la bouche, me met mal à l’aise. La dernière heure se passera comme cela, seuls les sanglots de Joël feront baisser les conversations. Des gens autour de nous réagissent en fonction des ondes (d’angoisse) que leur renvoie Joël. Lorsqu’il rit, ils ont peur. Quand il pleure, ils me jaugent et leurs regards semblent m’accuser de ne rien faire pour l’apaiser. Dur, dur….

Arrivée à Toulouse  nous descendons, Joël toujours derrière moi, traînant le pas. On doit nous attendre. Déception, personne. Nous hélons un taxi. Direction la Bastide des grands près. Pendant le ¼ d’heure de trajet, Joël ne cessera de demander au chauffeur s’il y a une église, il espère aussi qu’il n’y aura pas de piscine, et qu’il aura son "pognon"…

Arrivée à la maison de santé. Nous descendons, il est 23 H 15. Deux infirmiers/veilleurs le prennent en charge et disparaissent dans les couloirs.

Salut Joël  Bonnes vacances 

Pour moi, c’est le retour vers Paris.




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