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des patients chroniques

 

Qui êtes-vous, Monsieur Ballon ?

 

- " Ah ! Tu connais pas Ballon ? Ben, tu vas voir. Ca marche pas, ça voit pas, ça mange pas tout seul, ça fait sur lui...! " Rires...

- " Un lit à même le sol, mais sur de la moquette, des matelas tout autour de la pièce et surtout rien autour du lit...". Silence. " Y parait qu'il est déprimé ".

- " Ah bon ? ! Alors on va lui faire une psychothérapie ! " ... Rires.

- " Oui, il est anorexique ! "

Les rires, les silences, les discussions fébriles laissent bientôt place à la colère :

- " Il est pas pour ici ! La dernière fois c'était déjà comme ça. C'était l'horreur!". On y vient.

- " Il refusait de manger, fallait le " gaver" à la seringue. Il déglutit mal, risque de fausse route à tout instant. Pour l'emmener aux toilettes, j'te dis pas, il fallait s'y mettre à trois. Ici les locaux sont pas prévus pour ça. Fallait bien tout prévoir, le moindre faux pas et bing, il se fracassait la tête contre le carrelage... Une horreur ! ".

- " C'est honteux de nous l'avoir adressé dans cet état là. Ils n'en veulent plus, ils s'en débarrassent. Alors, il est bon pour nous, c'est dégueulasse... ! ".

Le ton change. Après la colère, l'horreur :

-  " Mais tu te rends compte de la vie qu'il mène ! Un légume, un tuyau qu'on remplit à un bout et ça sort à l'autre ! ".

- " Mais quand même, il reconnaît les gens. On lui mettait de la musique. Il avait ses cassettes. Il aime bien " Prendre un enfant par la main " et Santana. Il aime bien l'eau aussi, la toilette c'est un moment où on peut communiquer avec lui. Puis quand il est pas d'accord, il le fait savoir. Tu lui feras pas manger du chocolat, par exemple et il aime pas Eddy Mitchel ! ... ". On reparle enfin soin. Ouf !

Monsieur Ballon est un homme de 38 ans, qui, à la suite d'une encéphalopathie à l'âge de cinq ans, lui ayant laissé de nombreuses et de graves séquelles, vit en institutions spécialisées depuis des années, du fait de ces handicaps multiples. Ses parents vivent en Afrique. Il a une sœur, infirmière à Paris et un frère, dont on ne sait pas le métier, en province. Les uns et les autres prennent de ses nouvelles régulièrement, viennent le voir une fois l'an, règlent tous les problèmes administratifs et financiers pour leurs fils et frère.

Depuis vingt-deux ans, Mr Ballon vit dans une Maison d'Accueil Spécialisée. Il y a son rythme de vie, ses habitudes, ses soignants, ses repères. Jusqu'à il y a environ deux ans, Mr Ballon, aidé des soignants, marchait encore. Depuis, il ne bouge plus beaucoup. L'équipe de la MAS le mobilisait cependant, l'harnachant dans un fauteuil, pour qu'il participe à la vie de leur communauté, sauf, bien entendu ces derniers temps, où il était trop faible. Prendre soin de Mr Ballon n'est pas de tout repos, mais l'équipe de la MAS assure. Nous " leur tirons le chapeau ".

Mr Ballon parfois, passe par des moments difficiles sans doute et devient opposant. Il s'agite ou à l'inverse se laisse dépérir. Déjà, l'année dernière, il avait été adressé à l'hôpital psychiatrique pour une anorexie grave, mettant en danger ses jours. Son admission s'était faite sensiblement dans les mêmes conditions que cette fois-ci, comme le racontent les infirmiers de l'unité Charcot.

Cette année donc, l'état somatique d'abord et psychique ensuite de Mr Ballon est tellement préoccupant que l'équipe de la MAS l'adresse aux urgences d'un hôpital général. Diagnostic : pneumopathie. Trois jours plus tard, il est réexpédié au Service d'Accueil des Urgences (SAU) de Marchant, l'hôpital psychiatrique. Palabres entre les différents internes des différents hôpitaux, genre : " Il n'a plus rien à faire chez nous ". " Nous ne pouvons pas le prendre dans cet état là ". Palabres identiques dans Marchant, pendant vingt-quatre heures, entre le SAU et le service de psychiatrie dont Mr Ballon dépend. Résultat : retour illico presto aux Urgences Médicales, pour " suspicion d'inhalation ". Plus de nouvelle. Bonne nouvelle. Non ! Trois jours plus tard, l'hôpital général en question renvoie le " ballon" à la psychiatrie, pas plus en mesure d'accueillir un patient dans cet état, mais n'a pas le choix. Faute de motifs reconnus valables par la médecine, et parce que la psychiatrie est seule habilitée à recevoir ce qui dérange, l'escalade de diagnostic et contre diagnostic cesse. On " range" le " ballon ".

Mr Ballon arrive donc dans un service en effervescence. Tout le monde se dispute. Les uns déclarant que ce patient nécessite des soins somatiques, avant de venir chez nous, les autres, déclarant que nous n'avons pas le choix. A Charcot, nous nous organisons. La surveillante téléphone dans tous les sens pour prévoir la fameuse moquette, pour récupérer des matelas, pour faire poser un cache-radiateur. Les infirmiers mécontents et les patients encore plus, déménagent vêtements, armoires, tables, pour libérer " La" chambre. En fait, rien, en dehors de ce que les infirmiers feront ne sera suivi d'effets.

Nous recevons Mr Ballon, que nous installons sur un matelas à même le sol, sans moquette, sans " capiton", sans meuble. Nous évaluons les " dégâts". Il arrive à moitié groggy, sondé de partout, maculé d'excréments. Il gît là, par terre, tout recroquevillé en position fœtale, secoué par moment par une toux grasse et redoutable, seul signe de vie, prêt à subir encore et encore tous les sarcasmes, le flux et le reflux des expulsions successives, absent désormais à tous et à tout. La révolte, l'appréhension et l'horreur saisissent l'équipe. Révolte devant l'Evaluation de la Qualité des Soins dispensés par la Santé et les fameux Droits du Patient Hospitalisé. Appréhension par rapport aux risques vitaux auxquels nous sommes confrontés, par rapport au manque de connaissance et de pratique que nous avons pour un cas comme celui de Monsieur Ballon. Serons-nous capables de le soigner ? Serons-nous capables de le garder en vie ? Pour quoi vivre ? L'horreur nous rejoint là. Spectacle monstrueux de la solitude de l'Homme, de sa dépendance, de sa fragilité, de son inexorable mort à venir, de la souffrance gratuite et sans avenir envisageable, auquel nous allons devoir faire face chaque jour. Nous sommes sidérés, incapables de penser.

Cependant, très rapidement, nous retroussons nos manches. Puisqu'il est là, il faut " faire avec " et du mieux que nous pouvons. Nous dispensons donc des soins, un malaise vissé au ventre, entrant dans La chambre comme en " apnée psychique ".

Les discussions sont nombreuses :

- " Si son image nous renvoie tellement d'insupportable à nous soignants, quelle image va-t-il renvoyer aux patients de l'unité ? ! ".

- "Puis, ce lit par terre ! C'est pas du boulot ! D'accord, la sécurité de ce malade et la coutume dictent qu'il soit installé par terre, mais quand même ! "

- " Au MAS aussi son lit est au sol ".

- " Sauf qu'au MAS, c'est " sa" chambre ".

- " Il y a plein de gens qui préfèrent dormir sur un matelas au sol chez eux ".

- " Certes, mais accepteraient-ils la même chose à l'hôpital ? Certainement pas. Dans leur chambre, comme dans la sienne, à la MAS, il y a leurs affaires, leurs musiques, leurs photos, leurs posters, bref, ils sont chez eux ".

- " Ici, même dans les chambres d'isolement, les patients ne dorment pas par terre ".

Oublierions-nous que nous sommes dans un hôpital, juste pour cet homme là ? Ne serait-il pas ou plus un homme pour nous ? L'a-t-il seulement été un jour pour quelqu'un ? Qu'est-ce qu'un homme, d'ailleurs ? Nous discutons fermement autour de cette histoire de sécurité. Certains, comme Florence, expriment leur révolte : " On dirait un petit animal. Je ne me sens pas infirmière, je suis devenue vétérinaire ! Je me souviens des soins que je donnais à mon chat avant qu'il ne meure. J'étais agenouillée, comme ça, par terre. Je lui donnais à manger et lui faisais les piqûres dans sa corbeille ". D'autres leur répondent : " Si tu avais vu les coups qu'il se donnait si nous ne le protégions pas, tu ne dirais pas ça ! N'oublie pas que s'il est aveugle aujourd'hui, c'est à la suite d'une automutilation ". Mr Ballon n'a-t-il pas de quoi se taper la tête contre les murs ? C'en est trop. Florence, Cathy, Marie, Danielle, la surveillante, en parlent en réunion clinique avec la psychologue. Celle-ci ne dit rien, mais ouvre un espace pour dire. Tout ça est devenu insupportable. Il est décidé que le premier soin à dispenser à Monsieur Ballon est de lui " restituer son humanité ".

Il sera donc soigné dans un lit, un vrai cette fois-ci, un lit " médicalisé" qu'on ira chercher spécialement pour lui. On aménage la chambre de manière pratique pour nous, confortable, nous semble-t-il, pour lui. Nous récupérons également un lit baignoire. Toute l'équipe souffle enfin après cette décision et les soins s'organisent. Lydia, " la méthodique ", établit le plan de soins avec Nadia l'étudiante. " Marie la chercheuse " va chercher les médicaments, les poches d'alimentation, les couches. François " le bricoleur ", vérifie que tous les appareils fonctionnent et bidouille un vieux poste pour apporter un peu de vie extérieure dans cette chambre. Pascal, le " scientifique" vérifie les constantes et examine les résultats biologiques. Florence, " la musicienne ", tente d'accorder médecins, diététicienne, phamacienne et kiné. Cathy, " l'idéaliste ", écrit les transmissions et pense le rôle infirmier en rêvant à l'Humain.

Tout est en place pour des soins de qualité, celle du terrain, avec de vives discussions qui vont bon train. Au milieu de nous tous, Mr Ballon se pose et reprend vie et force. L'équipe parle d'ôter la sonde gastrique. Nous nous " apprivoisons" mutuellement. Nous dispensons nos soins un peu plus tranquillement.

Cependant, M. Ballon reste très encombré et la kinésithérapie ne suffit pas à le soulager. Un après-midi, son état de santé s'aggrave. Lydia raconte : " Cette après-midi là démarre par la mise en place d'une perfusion alimentaire par sonde gastrique. Nous surveillons régulièrement le passage de produit, quand Evelyne, ma collègue me demande d'aller voir M. Ballon qui s'agite et a recraché un peu de produit alimentaire. J'y vais aussitôt et là, c'est le choc ! Entre-temps, il avait tout vomi. Le produit alimentaire est mélangé à d'épaisses glaires. Il ne peut plus respirer, son nez est rempli de sécrétions. Mr Ballon roule des yeux hagards. Il gémit, il souffre ! Je stoppe la perfusion pendant qu'Evelyne appelle l'interne qui lui retirera la sonde et téléphonera au SAMU. Devant ce tableau désolant, nous tentons de donner à Mr Ballon une allure correcte et décente. Il nous est difficile de le regarder avec " tout" ce qui lui sort par le nez et par la bouche.

Je repense à ce stage dans un service pour cancéreux, où j'ai vu tant de gens se vider de partout, comme si la vie fuyait par tous les trous du corps, pour aboutir à la mort. Nous, on nettoyait, on écopait, on parait au plus pressé, se débattant comme de beaux diables entre la vie et la mort.

Vite, nous sortons l'attirail : gants, serviettes, savon, draps... Horreur ! Il baigne dans ses sécrétions. Elles sont gluantes et sentent fort. Patrick, un autre collègue, lâche tout, il a la nausée, il va vomir ! Je l'engueule : -  " Ah non, pas toi ! Plus tard ! ". Evelyne et l'interne aussi ont la nausée. - " Les copains, ne me laissez pas tomber ! Je ne peux pas y arriver seule. Moi aussi je suis dégoûtée ! ". Tout le monde se reprend.

Il faut se débattre avec cette glaire qui n'en finit pas de coller, de glisser, de fuir le gant. Une longue traînée de glaire visqueuse sur la manche de ma blouse me ligote à Mr Ballon. Nous sommes englués entre la vie et la mort avec lui. Nous dégageons son nez mais ça n'en finit pas de sortir en s'étirant. Je suis aveuglée maintenant par le besoin de le voir propre, sans souffrance, respirer librement, sans cette satanée sonde qui lui blessait le nez. Ca y est, il respire mieux. La toilette est terminée. Le regarder n'est plus une souffrance pour nous, puisque lui-même semble ne plus souffrir.

La température est maintenant élevée. Le SAMU est arrivé. Je l'accompagne dans l'ambulance vers les urgences qui connaissent bien ce patient. Le soignant qui nous accueille s'exclame : - " Ah, c'est l'encéphalopathe!". J'avale ma colère et réponds qu'il s'agit de Mr Michel Ballon. Je vérifie avant de le quitter qu'il respire convenablement, ce qui fait ricaner ce collègue : " Mais oui, il respire !". Deux infirmières, techniciennes, proprettes et souriantes l'emportent avec elles. Moi, je n'ai pas le cœur à rire ! ".

Lydia rentre à Marchant, un peu sonnée par toutes ces émotions, par tout ce manque de respect et le déni soignant pour cet homme et sa souffrance. Deux heures après son admission, les urgences nous rappellent en déclarant :

- " Votre patient va mieux, nous allons vous le renvoyer ".

- " Mais il est parti de chez nous avec plus de 39° de température ! ".

- " Nous lui avons placé une perfusion d'antibiotique, il est descendu à 38° "

- ? !

Là encore la colère s'empare de l'équipe. Mais que faut-il donc que M. Ballon fasse pour qu'on accepte de le soigner ? Sa vie a-t-elle si peu de prix aux yeux des urgentistes ? Nous l'attendons, abasourdis par le verdict. Il ne reviendra que trois jours plus tard, après avoir été tout de même soigné dans un service de pneumologie.

Il revient donc à nouveau perfusé, sondé. Mais cette fois-ci, nous nous connaissons. Entre temps, contact a été pris avec l'équipe de la MAS. Ils nous aident en venant voir Mr Ballon régulièrement, nous livrant au fil de leurs visites les petites habitudes de leur résidant. Il prend corps, vie et sens pour nous, grâce à ce qu'ils nous racontent de lui. Leur attitude à eux, vis à vis de Mr Ballon est tendre et complice, comme celle de parents, de proches. Nous les regardons faire, un peu éberlués, mais confiants. Nous, soignants, ne pouvons adopter les mêmes attitudes qu'eux. Pourtant, ils deviennent les médiateurs de notre relation à ce patient. Nous dispensons certains soins ensemble. Nous arrêtons le nourrissage entérale, et lui donnons à manger à la cuillère, en évoquant les noms de ses camarades de la MAS ainsi que ceux des éducateurs, Kader, Fabien... Les soins deviennent lents car le plaisir est là, entre lui et nous. Aujourd'hui, lorsque nous entrons dans la chambre, il tourne la tête vers nous, nous attrape la main. Il bouge, sourie, chante parfois. C'est un bonheur pour l'équipe dans son entier.

Lydia, très judicieusement, remarque : - " Nous, nous ne le connaissions pas, donc, l'état actuel de Monsieur Ballon nous étonne. Pas un instant nous aurions pu imaginer un homme aussi vivant, prenant du plaisir à quelque chose. Le voir sourire lorsque nous lui mettons de la musique, le sentir accompagner nos mouvements, serrer nos mains... c'est fabuleux ! Mais, ceux qui l'ont connu l'an passé, l'ont vu très mal, certes, mais aussi bien mieux, puisqu'il est sorti au bout d'un mois d'hospitalisation. Ils avaient, eux, des éléments de comparaison. Pourtant, aucun n'a pu se souvenir à quel point ce patient était capable d'aller mieux. Aucun n'a pu introduire l'idée que les troubles que Mr Ballon présentait à l'entrée pouvaient être transitoires. C'est comme si, ils avaient complètement oublié qu'il avait été mieux un jour, comme si, toute cette année passée en dehors de Marchant, il l'avait passée dans le même état qu'à son arrivée. Plus personne n'était capable de se projeter dans un avenir meilleur". Oui, Mr Ballon est arrivé à nous déconnecter de la réalité. Nous avons été pétrifié par l'horreur et la monstruosité. " Il faut dire, ajoute Florence, que l'année dernière il a passé toute son hospitalisation couché sur le sol ". C'est peut-être cette image là que les soignants ont gardée de lui, celle " d'un petit animal ".

Quoi qu'il en soit, on oublie beaucoup de choses à propos de ce patient. Ainsi, lisons-nous sur la fiche de liaison de l'infirmerie de la MAS, qu'il y a 7 ans, il a eu un accident, entraînant notamment un enfoncement de la cage thoracique. Les " nouveaux" demandent aux " anciens " quelle était l'origine de cet accident. La réponse est très vague : un accident où il était question de voiture. Nous apprendrons en fait, qu'un jour où M. Ballon rampait au sol, il n'a pas été vu par un chauffeur et que celui-ci lui a roulé dessus avec son véhicule ! M. Ballon n'a pas été heurté, non. Kader, l'éducateur nous raconte : " un véhicule lui a roulé dessus ". Lorsque nous rapportons cet événement, pour le moins peu ordinaire, la mémoire revient : " Oui, c'est ça, maintenant que tu me le dis, ça me revient ". Valait-il mieux oublier une telle histoire. C'était un accident. Certes. On imagine l'impact d'un tel accident tant sur le patient que sur le conducteur et que sur l'équipe. Mais pour les soignants, pour les éducateurs, n'y a-t-il pas, là encore quelque chose d'intolérable, au point qu'on écrive sur la fiche " 1991: Accident. Fracture hépatique, fracture de côtes ". Car, au fond, qu'écrase-t-on dans la rue ou sur le trottoir ?

Le voici maintenant cet habitant des frontières, sans identité, sans désir ni lieu propres, errant, égaré, douleur et rire mélangés, rôdeur écœuré dans un monde immonde " (1). Un patient psychotique nous demande un jour, alors qu'il venait voir Mr Ballon dans sa chambre avec nous, si ce monsieur était "touchable". Il n'a pas eu besoin d'une longue réflexion pour saisir le statut de cet homme...

Monsieur Ballon est reparti aujourd'hui dans son foyer, avec ses camarades, ses éducateurs, ses soignants. Il restera pour nous une énigme. Comment a-t-il vécu tous les événements de ces dernières semaines, les balades successives à l'hôpital général, son hospitalisation dans notre service ? Nous ne pouvons faire que des suppositions. A la fin, il dormait beaucoup. Le traitement y était-il pour quelque chose ou s'ennuyait-il ? Les soins que nous lui prodiguions, aussi chaleureux étaient-ils, suffisaient-ils pour qu'il se sente bien ? " Son but dans la vie, nous avait déclaré Kader, c'est de vivre tranquille dans son univers familier ". Cette toute petite phrase de rien du tout résonne dans notre tête. Nous, les spécialistes des discours incompréhensibles et des comportements étranges, des délires et des hallucinations, nous étions avec Mr Ballon, à court d'imagination. C'est lui, qui à force de mimiques, de roulements d'yeux, de sourires ou de moues, de pressions de mains, de balancements imperceptibles ou gigantesques nous a donné, jour après jour, la clé pour entrer en relation avec lui et nous a fait accepter que vivre tranquille puisse être un but dans la vie.

Pour autant, même si ce travail de réflexion entre infirmiers et psychologue nous a permis d'aborder ce patient d'une autre manière, il n'est pas certain que nous ne l'accueillerons pas avec les mêmes appréhensions, lors d'une éventuelle prochaine hospitalisation. Monsieur Ballon nous questionne sur nos conceptions de l'homme et de la vie, certes, mais pas seulement. Il provoque en nous une révolte, une colère sourde et blanche, contre un ennemi invisible et indéfinissable, ni objet, ni sujet, venu d'on ne sait où. Oui, impossible de nommer ou d'imaginer la menace exorbitante qu'il représente, ni l'opprobre que nous cherchons à éviter. Un malaise massif et indéfinissable nous envahit à son spectacle, dont rien ne nous est familier. La tentation est grande de fuir, comme l'ont fait les médecins de l'unité, ou de vomir, comme les infirmiers, pour expulser l'horreur et oublier celui par qui l'abject existe. Ainsi, restera toujours la peur de cet innommable, de cet intouchable, comme si, là, quelque chose de sacré avait été foulé au pied.

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Lydia Pujol, IDE,
Cathy Fouché, IDE,
Marie Rajablat, ISP, co-animatrice du CRAESI
(Centre de Recherche, d'Animation et d'Etude en Soins Infirmiers)
et l'ensemble de l'équipe infirmière de l'unité Charcot,
Secteur 3,
Centre Hospitalier Gérard Marchant,
Toulouse.

 

 

 

 

(1) KRISTEVA (J), Pouvoirs de l'horreur, Seuil, col. Point essai n° 152, Paris, 1983.


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